La surenchère médiatique, aussi bien en Iran qu’en Israël, brouille la compréhension du conflit entre les deux pays et surtout son évolution. Les récentes déclarations du gouvernement israélien et des hautes personnalités militaires et diplomatiques de ce pays ne permettent pas de définir la position officielle vis-à-vis de la menace nucléaire iranienne.
En Israël, les étés se suivent et ne se ressemblent pas. L’été 2011 fut celui de la contestation sociale : le mouvement, d’une ampleur inédite dans l’Histoire du pays, avait surpris à peu près tout le monde. Certains observateurs perspicaces avaient noté l’étendue du malaise social, mais personne n’avait prévu un phénomène aussi impressionnant que celui de la »révolte des tentes » et des manifestations de masse qui l’ont accompagné. Refusant d’être une nouvelle fois pris de court, les »spécialistes » auto-proclamés de la société israélienne ont annoncé une relance du mouvement pour l’été 2012 : dès que les étudiants auront terminé leurs examens, dès que l’approche de la période estivale aura accordé un peu plus de temps libre aux jeunes actifs des classes moyennes, les rues des grandes villes du pays se rempliront, à nouveau, de manifestants réclamant une plus grande justice sociale. Or les faits ont donné tort à nos « spécialistes », les tentatives de relance de la contestation sociale ayant tourné court. Il ne s’agit pas ici de revenir sur les raisons de cet échec, d’autant plus qu’il est fort possible que le mécontentement social fasse à nouveau parler de lui.
Contentons-nous de souligner que si les questions économiques et sociales étaient il y a un an sur toutes les lèvres et dans tous les éditoriaux, elles ont été presque entièrement escamotées, ces derniers mois, par le dossier du nucléaire iranien. Plus précisément, par l’éventualité d’une attaque préventive d’Israël sur les installations nucléaires du régime des Mollahs. En soi, la place prépondérante que ce sujet aussi sensible a occupé dans le débat public est, pour certains, des plus problématiques : comment, s’inquiètent-ils, préserver la force de dissuasion d’Israël si l’attitude à adopter face à la menace iranienne fait l’objet d’un débat aussi vif ? N’est-ce pas là montrer à l’ennemi à quel point la société israélienne et ses élites sont divisées sur la question ? D’autres, au contraire, se réjouissent : la vitalité de la démocratie israélienne a été, une fois de plus, démontrée, et il ne pouvait en être autrement, l’avenir du pays étant en jeu.
Estimer la menace et les conséquences d’une action
L’existence même du débat public a donc été discutée. Tout comme l’ont été, et continuent de l’être, son origine et ses prémices. Il est en effet probable que l’équipe au pouvoir, et plus particulièrement Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense Ehoud Barak, aient voulu que la question nucléaire iranienne occupe une place de choix dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans les discussions entre amis. Pour le moins, ils n’ont rien fait pour l’empêcher. Reste à déterminer les causes de l’attitude du tandem Netanyahou-Barak, et sur ce point aussi les avis ont divergé. Pour les uns, les deux dirigeants tenaient tout simplement à préparer l’opinion à l’éventualité d’une opération militaire israélienne contre les centrales iraniennes, et à ses conséquences, inévitablement dramatiques. Une riposte de l’Iran et de ses alliés du Hezbollah et du Hamas impliquerait, selon tous les experts, plusieurs semaines de tirs continus de missiles sur les centres urbains du pays, y compris ceux de la zone côtière, où vit l’essentiel de la population. Le commandement de la défense passive a lancé une campagne de sensibilisation, tout en renouvelant la distribution de masques à gaz.
Rien n’a donc été négligé, y compris les risques d’usage d’armes non conventionnelles contre l’arrière israélien. Le sérieux des intentions de l’équipe au pouvoir à Jérusalem se manifesterait également sur le plan politique, comme l’auraient démontré les tentatives du Premier ministre de s’assurer une majorité en faveur d’une opération militaire au sein de son gouvernement. L’exemple le plus frappant aurait été la rencontre entre le leader spirituel du parti religieux Shass, le rabbin Ovadia Yossef et le directeur du conseil pour la sécurité nationale, le général de réserve Yaakov Amidror. Ce dernier ayant été envoyé pour tenter de vaincre les réticences du rabbin et d’obtenir ipso facto le soutien des quatre ministres du Shass.
Pour les autres, ces préparatifs, aussi impressionnants soient-ils, ainsi que l’omniprésence du débat sur le nucléaire iranien, s’inscrivaient au contraire dans la gigantesque partie de poker que joueraient le chef du gouvernement israélien et son ministre de la Défense. Il s’agirait pour eux de convaincre la communauté internationale qu’Israël est sur le point de lancer une attaque préventive, le programme atomique des Mollahs s’approchant à grands pas du point de non-retour, au-delà duquel rien ne pourra plus empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire. Convaincues du sérieux des intentions israéliennes, inquiètes pour la stabilité de la région, redoutant les conséquences économiques au niveau mondial, les puissances occidentales décideraient enfin d’imposer des sanctions véritablement « paralysantes » à l’Iran, qui serait alors contrainte de renoncer à la bombe nucléaire. À en croire les partisans de cette thèse, Benyamin Netanyahou n’aurait aucunement l’intention de faire décoller les avions de chasses pour les centrales de Natanz et de Bouchehr, du fait de la gravité des répercussions pour Israël, et probablement aussi pour sa propre survie politique. D’autant plus qu’une attaque préventive, même si elle atteint ses objectifs, ne ferait que reculer de deux ou trois ans l’acquisition par Téhéran de l’arme nucléaire. Les risques seraient démesurés, au regard de la modestie du résultat.
Deux autres données confortent les partisans de la « théorie du bluff » dans leur conviction. Premièrement, les réserves supposées de l’establishment sécuritaire, qu’il soit militaire ou civil : s’il est difficile naturellement de savoir si les généraux de Tsahal ou les dirigeants du Mossad voient d’un mauvais œil l’éventualité d’une attaque préventive, certains de leurs prédécesseurs démobilisés ne se sont pas privés de faire part de leur point de vue, négatif dans la plupart des cas. L’opposition des États-Unis, elle, s’est exprimée au grand jour et elle est bien plus tranchée. Or sans l’aide américaine, le succès d’une éventuelle opération serait plus hasardeux encore. Une difficulté de taille, évoquée d’ailleurs par Shimon Peres dans une interview télévisée qui lui a valu de nombreuses critiques. En exprimant son inquiétude quant aux chances d’une opération privée de l’aide américaine, le président de l’État aurait outrepassé ses prérogatives, essentiellement symboliques.
Temps d’action des alliés et des ennemis
On le voit, la question des réelles intentions des dirigeants israéliens croise celle de la justification d’une éventuelle attaque. Avec, là aussi, des arguments de poids de part et d’autre. À ceux qui insistent sur l’opposition de l’allié américain, sur le manque d’enthousiasme attribué à l’état-major de Tsahal et sur les conséquences sans précédent de la mise en œuvre de l’option militaire pour le pays et la région, les partisans d’une attaque préventive rétorquent qu’une Iran devenue puissance nucléaire constituerait une menace existentielle permanente pour Israël. Laisser les Mollahs et leur régime se doter de l’arme nucléaire alors qu’ils ne cessent d’appeler à l’anéantissement de l’ »entité sioniste » équivaudrait à un pari plus risqué encore que celui d’une offensive sur les centrales iraniennes. Sans compter les risques de »course à l’arme nucléaire » que ne risqueraient pas de provoquer les succès de Téhéran dans ce domaine, chacun des voisins proches ou lointains de l’Iran cherchant à son tour à acquérir les mêmes capacités. Quant aux sanctions internationales, en dépit de leur nette aggravation, elles n’ont pas eu l’effet escompté, comme l’a prouvé le dernier rapport de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique : paru fin août, il a conclu à une accélération des activités nucléaires de l’Iran.
Les conclusions du rapport de l’AIEA, et peut-être aussi l’intensification de la campagne électorale aux États-Unis, ont provoqué un assez net durcissement de ton à Washington : si les États-Unis ne cachent pas leurs réserves sur une attaque israélienne en Iran, ils seraient désormais disposés à envisager une intervention de l’armée américaine en cas de franchissement par l’Iran de »lignes rouges », dont les contours restent à préciser. De quoi, peut-être, faire reculer l’échéance.
Dror Even-Sapir