Arte présente le nouveau documentaire d’Yves Jeuland, qui avec son talent habituel nous accompagne dans un moment particulier de l’histoire de France. Archives étonnantes et interviews de Juliette Gréco, Charles Aznavour, un frère Jacques et bien d’autres nous éclairent sur ces cabarets et artistes de Saint-Germain qui révolutionnèrent la chanson.
« Lorsque vous vivez à Nantes en 1947, vous n’avez qu’une idée : vous suicider ! » Ces paroles de Jean Rochefort, un peu sévères mais très drôles reflètent la réalité de la vie culturelle de Province après la guerre. En sortant du cinéma l’Olympia le dimanche pour aller voir Gary Cooper, il n’avait qu’une envie : retrouver Paris et ses charmes de jeunesses, où les erreurs sont aussi délicieuses que les réussites. Et comme de nombreux gamins de son âge il rejoint la capitale. Car ces années d’après-guerre attirent les jeunes non plus sur les fronts à coups de clairons, mais dans les caves de Saint-Germain, où les enfants de Trenet viennent en toute simplicité se serrer autours de tous les autres cuivres.
En disant à son père qu’il souhaitait quitter ses études de comptabilité pour devenir comédien après avoir vu entendu ces nouvelles voix, celui-ci interrompit son diner pendant 30 secondes et déclara à Jean Rochefort qu’il espérait qu’une « bonne guerre » arrange bientôt tout ça. Dans son documentaire Bleu, blanc, rose (2002) sur l’histoire de l’homosexualité en France, Yves Jeuland recueille le témoignage d’un marseillais qui dut affronter le même regard gêné de son père lorsqu’il découvrit son orientation sexuelle. Et lui aussi retrouva rapidement Paris.
A la fin des années 40, Paris n’obéissait pas à Adorno. La ville pensait justement qu’il fallait créer après l’horreur absolue, qu’ainsi les champs de ruines devaient permettre l’éclosion de talents qui feraient avancer les mentalités, qui réconcilieraient les générations et les autres catégories différenciées autour de quelques notes de guitare et un piano mal accordé. Comment montrer l’importance de ces caves de Saint-Germain dans le patrimoine culturel avec peu d’archives ? La réponse est venue des créneaux de Carcassonne. Avec deux voix unies autour d’un verre et qui se sont retrouvées des deux côtés de la caméra. D’un côté, Yves Jeuland, qui venait de tourner Le Président (2010) sur un personnage régional de son enfance Georges Frêche, après avoir présenté son documentaire Comme un juif en France (2007). De l’autre, Henri Gougaud, auteur-compositeur-interprète qui prit un aller de Carcassonne à Paris pour retrouver son père spirituel Georges Brassens.
Brassens, les frères Jacques, Brel, Gréco, Ferrat, Ferré, Gainsbourg, Aznavour, Barbara, mais aussi Lemarque, Sylvestre et tant d’autres qui n’ont pas franchi la rive gauche et sa poésie pour la rive droite et ses tapis. Cette rive droite où les gens, comme le raconte Pierre Perret, mangeaient pendant le défilé de chanteurs à qui ils demandaient de baisser d’un ton pour entendre le tournedos Rossini descendre dans leur estomac. Mais l’Olympia et les autres salles mythiques aux grands néons ont aussi construits leurs carrières.
Mais cela ne doit pas faire oublié qu’ils commencèrent tous, ou presque, sur le boulevard Saint-Germain, le seul qui comme le rappelle Jeff, le poète des caves du quartier, commence et finit à la Seine. Entre les deux rives de cette rivière, une vingtaine de cabarets, où comme le résume Henri Gougaud « si un texte est bon il tient debout tout seul ». Pas d’artifices, de d’objets voyants, une robe noire pour Gréco ou Barbara, une moustache pour Brassens ou Ferrat. Et ces hymnes à la laideur chantés par les journalistes qui évoquent Philippe Clay ou Serge Gainsbourg. Mais la réelle laideur de notre époque est l’oubli, le manque de connaissance et de reconnaissance.
Et il s’agit là sans doute du plus grand mérite du documentaire, de montrer ces lieux mythiques où foisonnait la folie lorsque Paris se réveillait à minuit, et les chanteurs qui n’ont pas bénéficiés d’un destin national, mais qui sont les chainons indispensables de l’histoire musicale. Certains accompagnent désormais dans les mémoires des nouvelles générations ce regard sur un quartier qui n’en finit pas d’inspirer, apportant leur témoignage face à la caméra d’Yves Jeuland, tout comme Aznavour, Gréco, Perret, Lama et Paul Tourenne. C’est à son frère, Georges Bellec, que le réalisateur dédia la soirée de projection au Forum des images et qui disparut le 15 décembre dernier.