Comment définir une exposition réussie ? Un lieu ordinaire d’où se dégage une émotion extraordinaire. Le cas de celle qui déroule l’histoire de la famille Rothschild au XIXe siècle.
Dire qu’il fut un temps où l’expression « aristocratie juive » revêtait un sens qui n’était ni péjoratif, ni mélioratif, mais légèrement admiratif sans pour autant refléter un jugement de valeur ! On a du mal à se l’imaginer en ce début de XXIe siècle où l’on aurait plutôt tendance à croire que les deux termes constituant l’expression seraient plutôt antinomiques, sauf à leur donner une dimension religieuse, ou à les associer au phénomène des Juifs de cour. C’est pourtant d’autre chose qu’il s’agit. Disons un microcosme au sein d’une toute petite société qui se donnait pour une élite, avait soif de grandeurs d’établissements, et se révéla prête à déposer des sommes folles, une énergie inépuisable et une imagination sans limite afin de s’intégrer aux noblesses d’Ancien régime et d’Empire, allant jusqu’à contracter des mariages aux allures de fusions-acquisitions au terme desquels les uns blasonnaient leur dot en permettant aux autres de doter leur blason. Tout pour obtenir le fameux « ticket d’entrée dans cette brillante civilisation », ainsi que l’évoquait le poète Heinrich Heine, familier du salon de la baronne Betty, laquelle goûtait dans l’intimité le bonheur sans mélange de bavarder avec lui en yiddish. Le Paris de la seconde partie du XIXe siècle en fut le théâtre d’ombres, avec un éclat et une magnificence qui firent dire aux chroniqueurs que ceux qui avaient vécu après ignoreraient à jamais ce que fut la douceur de vivre dans l’ancien temps.
Ce monde a existé, cette société a connu ses grandes heures et ses drames qui se sont parfois confondus avec ceux de la France. Elle n’était constituée que d’une poignée de personnes qui furent autant de personnages en vue dans la galerie : une famille souvent (Rothschild, Camondo, Cahen d’Anvers, Ephrussi), ici une fratrie (les Pereire), là un franc-tireur (le baron de Hirsch). Ils ont suscité biographies, monographies, articles, études et discours avec un bonheur variable, mais on les a rarement envisagés collectivement, au risque de l’effet de groupe, illusion dont on sait qu’elle peut conduire au mythe sinon à la légende.
Une première en France
C’est toute la vertu de l’exposition modeste mais intime et fervente que la Bibliothèque nationale consacre à cette Atlantide engloutie entre la rue Laffitte, le faubourg Saint-Honoré et la plaine Monceau. Une fois n’est pas coutume, il est déconseillé de se fier à son titre ; car l’ambition de ses commissaires, Claude Collard et Mélanie Aspey, embrasse davantage que « Les Rothschild en France au XIXe siècle », même s’ils en sont le pivot. Encore que même si les organisateurs s’en étaient strictement tenus au cadre annoncé par le titre, cela eut été une première en France. En effet, si le Museum of London (1998) et le Jüdisches Museum de Francfort (1994) ont déjà accueilli une semblable réunion de documents, les cimaises françaises étaient étrangement en reste jusqu’à présent. Cette lacune est désormais réparée avec cette assemblée d’archives, de photos, de lettres, de tableaux, rarement montrés ou jamais confrontés les uns aux autres. L’occasion s’y prêtait avec la commémoration du 260e anniversaire de l’installation à Paris de James de Rothschild, fils de Mayer Amschel, fondateur de la maison de banque MM. De Rothschild frères et inventeur de la branche française de l’illustre famille.
Qu’est-ce qu’une exposition réussie ? Un lieu ordinaire d’où se dégage une émotion extraordinaire. Le cas de celle-ci. Non que l’ancienne Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu n’ait pas conservé un peu de son parfum d’antan, mais la salle choisie n’a rien d’un écrin de nature à rehausser le bijou. C’est dire que, la qualité de l’accrochage aidant, les pièces déployées se suffisent à elles-mêmes et prennent davantage de relief encore dès lors que les commissaires ont choisi de les faire entrer en conversation, se livrant à l’art le plus délicatement français légué par le Grand siècle.
On ne sait pas que, dans la France des XIXe et XXe siècle, une famille française, israélite ou pas, ait autant donné aux musées nationaux que la leur.
Tous les aspects des Rothschild s’y retrouvent : banquiers, philanthropes, collectionneurs, mondains… L’aspect religieux n’est pas négligé, rappelé par la présence d’une plaque ornementale de la Torah, ou d’une Hanoukiyah en bronze en provenance de l’Italie du XVIIIe.
La vue du blason sur le titre d’anoblissement, par lequel l’Empereur d’Autriche les fit barons après qu’ils eurent l’autorisation d’adjoindre une particule à leur patronyme, la devise « Concordia Integritas Industria », les cinq flèches tenues d’une main ferme, tout cela se passe de commentaire ; d’autant que les emblèmes héraldiques (licorne, lion) sont carrément royaux. Quelle illusion ! On pourrait étudier les contradictions et les valses hésitations de la volonté forcenée d’assimilation de ces « Grands Juifs » au milieu du faubourg Saint-Germain à travers le prisme exclusif de leur (non) appartenance au Jockey Club, l’un des cercles aristocratiques les plus fermés, dont ils furent, dont ils claquèrent la porte avant d’y revenir.
La persistance du nom
Ici plus qu’ailleurs, le pedigree des objets est passionnant. Ainsi cette tabatière d’émail et diamant offerte par la reine Victoria au banquier Achille Fould, puis donnée la baronne Elie de Rothschild, née Liliane Fould-Springer, au plus grand de nos musées par l’intermédiaire de la Société des amis du Louvre…
Les aquarelles peintes vers 1865 par Eugène Lami au château de Ferrières sont poignantes car il en émane une nostalgie proustienne pour ce qui fut et ne sera plus. Nul mieux que cet artiste n’a évoqué les nuances et la légèreté de ce monde.
L’atmosphère des salons, l’air du temps politique, le tremblé artistique, l’ambiance économique, tout y est, tout ce qui nous permet aujourd’hui d’appréhender moins une vision du monde qu’une sensation du monde.
Qu’il s’agisse des souscriptions aux chemins de fer ou des portraits en pied de l’atelier Disderi, le moindre détail est éloquent dès lors qu’on lui prête l’oreille. Un cliché sépia montrant Émile et Isaac Pereire sur le chantier transatlantique en 1867 est si criant de vérité qu’on les sent prêts à bondir hors du cadre pour en découdre avec leurs anciens employeurs de la rue Laffitte.
Les Camondo n’ont plus qu’un musée, les Pereire un boulevard. Seuls les Rothschild ont maintenu et survécu, moins fortunés qu’au temps de leur règne mais fidèles à leur légende.
Ne manque que le portrait de ma chère Betty (Mme James) par Ingres, dans l’exposition mais non dans le catalogue, car elle sort très rarement, et moins encore depuis que l’aîné de la famille en ayant hérité comme le veut la tradition, elle dort dans le coffre d’une banque. Mais le portrait de son époux par les Flandrin est bien là, imposant, majestueux, impérial. Il règne sur cette assemblée de fantômes suspendus.
On quitte l’exposition avec l’envie pressante de relire La Maison Nucingen de Balzac, Lucien Leuwen de Stendhal et L’Argent de Zola, histoire de vérifier les caractères
Il y a une autre vie après la vie : celle du nom, sa persistance, son inscription dans le marbre du temps. Les Camondo n’ont plus qu’un musée, les Pereire un boulevard. Seuls les Rothschild ont maintenu et survécu, moins fortunés qu’au temps de leur règne mais fidèles à leur légende. Qu’importe, la trace est là. Elle a la puissance d’une empreinte. Plus forte encore que les clichés antisémites qui ont fait de ce nom l’immédiat synonyme inconscient d’ « argent », et plus encore, de la souveraineté de l’argent. On ne sait pas que, dans la France des XIXe et XXe siècle, une famille française, israélite ou pas, ait autant donné aux musées nationaux que la leur.
Pierre Assouline est écrivain, membre de l’Académie Goncourt et auteur de « Le portrait » (Gallimard).
« Les Rothschild en France au XIXe siècle » exposition jusqu’au 10 février 2013, Galerie Mansart, BnF, Richelieu
du mardi au samedi de 10.00 à 19.00, le dimanche après-midi. Entrée 7 euros.