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Le Billet de Alexandre Adler

Les anciennes Andalousies

Ne vaut-il pas mieux d’abord s’attacher à la vérité et libérer, grâce à elle, les paroles des uns et des autres ?

Dans Mythologies, Roland Barthes avoue sa crainte d’écrire contre l’enfant prodige Minou Drouet. C’est ce type de réticence, finalement surmonté, qui m’anime en abordant le bien délicat sujet du dialogue pacifique des trois cultures monothéistes dont l’Andalousie médiévale aurait été le symbole indépassé. Nous voyons bien ce qui, au moins dans un premier temps, a pu symboliser comme soulagement idéologique quand faisaient rage, sous l’impact du nassérisme et des autres nationalismes arabes, un rejet violent de l’Occident et un rejet radical d’Israël. Rappeler des moments plus heureux où, de surcroît, la pensée arabe musulmane faisait figure, dans certains domaines, de leader pour les deux autres était un artifice rhétorique qui pouvait faire du bien à des âmes angoissées. Tout comme le crincrin israélo-palestinien que nous sert régulièrement Daniel Barenboim est censé nous soulever de remords, mais aussi d’empathie avec un Autre qui partagerait notre dilection pour Beethoven et Mozart. Mais les effets de soulagement de ce genre de mise en scène ne peuvent être que brefs et cher payés. La véritable guérison idéologique repose en réalité sur une approche sourcilleuse des faits qui rend justice aux oeuvres de justice mais ne ferme pas les yeux par pudeur sur les oeuvres d’iniquité.

Essor culturel

Il ne fait pas de doute que l’Espagne musulmane a connu une transformation positive extraordinaire, lorsqu’au IXe  siècle, elle sera la seule à rejeter le nouveau Califat abbasside et à proclamer sa fidélité, au demeurant parfaitement imaginaire, à une filiation omeyyade préservée des atteintes de la révolution de Bagdad et des impuretés doctrinales que celle-ci charrierait. À cette époque, l’empereur d’Occident Charlemagne a entrepris de s’allier précisément avec le Califat abbasside de Haroun Al Rachid pour réduire peu à peu la dissidence de Cordoue et se repartager la péninsule ibérique, au profit essentiellement de la chrétienté. Dans cette période de vulnérabilité relative, la communauté juive d’Andalousie connaît, c’est vrai, un essor remarquable sous le signe d’une tolérance retrouvée. Retrouvée, car cette tolérance ne doit rien à l’idéologie de l’islam, mais tout à la rivalité qui oppose l’Espagne musulmane à l’Espagne chrétienne. Or, non seulement l’Espagne chrétienne est plus tolérante envers les juifs, mais surtout les empereurs d’Occident Charlemagne et Louis le Pieux ont activement recherché et obtenu le soutien des juifs du Sud-ouest français et de la Catalogne à leur politique d’expansion vers le Sud. Instruits de leurs déboires, les pseudo-successeurs des Omeyyades donneront toute satisfaction à leur minorité juive et permettront en effet un essor culturel d’un siècle et demi.

Mais subitement, les idéologues politiquement corrects de l’utopie andalouse omettent tout simplement de faire état de la suite de l’histoire : la coagulation, autour de confréries maraboutiques du sud maghrébin, d’un mouvement fondamentaliste almoravide qui balaye tout sur son passage, y compris l’importante communauté chiite qui avait Fès pour épicentre. Dès ce moment – les débuts du XIe siècle – les Almoravides bannissent les communautés juives de leurs territoires méridionaux baptisés, on ne sait pourquoi « Terre du Prophète » à l’instar du Hedjaz, plus à l’Est. Ailleurs, les vexations se multiplient au nom d’un retour à la pureté de l’islam.

Mais si cette première vague fondamentaliste est peu à peu digérée par la puissance civilisatrice andalouse, en revanche, avec la deuxième vague venue du sud marocain, les Almohades, la fragile pacification avec la communauté juive est radicalement remise en cause. Les souverains almohades, avec une belle continuité, imposent alors des vexations répétées à leurs sujets juifs, du port d’un burnous ridicule qui leur couvre les yeux, à l’interdiction de monter à cheval, sans parler d’un alourdissement fiscal sans précédent. C’est en effet l’époque du jeune Maïmonide qui vivra plusieurs décennies en « juif caché » pratiquant ouvertement l’islam à Fès. Et ce n’est que dans le climat de tolérance incomparable du Caire médiéval que Maïmonide arrivé en Égypte retrouvera intacte sa foi et son adhésion au judaïsme normatif.

Plusieurs ouvrages fort peu sérieux imaginent que, grâce à une coïncidence de dates, Maïmonide et Averroès se seraient rencontrés à Cordoue où ils résidaient l’un et l’autre pendant une petite décennie. Il faut savoir qu’alors, Maïmonide était un tout jeune homme et Averroès, au faîte de ses capacités intellectuelles mais aussi politiques, avait suffisamment à faire avec les courants rationalistes et fidéistes de l’islam ibérique pour éviter de se compromettre dans un dialogue de maître et disciple avec un jeune juif, aussi prometteur qu’il ait pu être.

« Gauche aristotélicienne »

C’est bien sûr Maïmonide qui, à Fès d’abord et au Caire ensuite, aura lu et assimilé l’essentiel de l’oeuvre d’Averroès sans toutefois faire sien l’aristotélisme radical de son compatriote cordouan. Car dans le Guide des égarés, Maïmonide, tout en saluant la science d’Aristote, n’en exprime pas moins sa divergence sur la question de l’éternité du monde. Ici, Maïmonide réitère son adhésion à la conception juive d’un monde créé par Dieu, et non immuable et incréé tel que le voulait Averroès dans son célèbre dialogue avec Ibn Tufail.

Mais il y a plus grave : Averroès, par la position politique de son père, ainsi que par les appuis qu’il trouvera de manière répétée chez les souverains almohades de Marrakech, n’a jamais exprimé la moindre distance avec le régime violemment intolérant de ses maîtres. Pas une ligne du grand philosophe pour proclamer l’importance de la tolérance envers les dhimmis, pas même l’esquisse d’une distance avec le sultan al-Mansour, persécuteur des juifs et protecteur du Kalam. Un bon avocat commis d’office nous dira qu’il fallait bien vivre et qu’Averroès, dans sa critique de l’intégrisme de Ghazali, avait déjà fort à faire pour défendre la raison sans songer à se compliquer la tâche en critiquant les mesures de persécution almohade envers les juifs. L’absence de références biographiques sérieuses sur ce point laissera donc le sujet dans un flou artistique bienheureux et bienveillant, et il ne fait pas de doute que la réception de l’averroïsme, tant dans le judaïsme que dans le catholicisme d’un Thomas d’Aquin, représente une sorte de consécration posthume du dialogue de trois pensées qu’Ernst Bloch baptisera avec bonheur, dans son essai de 1951, de « gauche aristotélicienne ». Pour autant, la persécution almohade en Andalousie aura provoqué des effets irrémédiables de décadence du judaïsme ibérique en terre musulmane. Maïmonide symbolise bien l’une de ces translations vers le Maroc puis l’Égypte. Judas Halévi, dans sa quête d’Eretz Israel, fait bien sûr partie de ce mouvement de déprise.

Mais surtout, ce qu’un télescopage anachronique avec la période de l’Expulsion et de l’Inquisition a pu opérer à tort c’est, de 1200 à 1450, la partie chrétienne de l’Espagne qui protège pour l’essentiel les juifs et leur assure la quiétude morale et intellectuelle, qui va accoucher des plus grands chefs-d’oeuvre sépharades. La Kabbale en effet naît d’abord en France au XIe siècle, pour gagner ensuite, par un itinéraire banalisé dont nous connaissons parfaitement les étapes, Gérone en Catalogne, la Barcelone de Nahmanide et pour finir la Tolède des rois de Castille qui supplante par la grandeur de ses monuments et l’intensité de sa réflexion la Cordoue d’antan. C’est à Tolède que Moïse de Léon complète le Zohar qui révolutionnera toutes les communautés juives du bassin méditerranéen; et c’est toujours à Tolède que le roi de Castille, Pierre le Cruel, conclura une véritable alliance politique avec le chef de la communauté juive, Sancho le Sage, dont descendent encore aujourd’hui les principales familles de la noblesse espagnole : les Alvarez de Toledo et les Medina Sidonia, dont le plus illustre rejeton ne sera autre que le roi d’Aragon, Ferdinand, époux d’Isabelle.

Cette prégnance et cette puissance du judaïsme espagnol accompagnent bien entendu le dynamisme des royaumes chrétiens qui, à partir de la bataille de Las Navas de Tolosa, à la fin du XIIIe siècle, brise la résistance de l’Espagne musulmane. La même remarque vaut a fortiori pour le Portugal de la maison de Bragance qui fait appel, elle aussi, notamment pour l’établissement de ses cartes de marine, au savoir-faire de ses érudits juifs. Et il faudra attendre l’extrême décadence de l’Émirat de Grenade pour retrouver avec Don Isaac Abravanel un vizir juif du dernier souverain musulman.

Vérité et Grâce

Encore au début du XVIe siècle, l’adage courait, notamment en France et en Italie, que les Espagnols n’avaient pas vraiment de religion, car ils étaient en réalité traversés par trois d’entre elles, et principalement, comme l’épisode marrane le confirmera entièrement, par le judaïsme. Et si le judaïsme espagnol a fini par irriguer de son génie rationaliste l’Europe entière, il le doit bien sûr à la très grande tolérance que lui auront manifestée les souverains chrétiens jusqu’à la reprise en mains par la Haute Église vers 1450. La suite est bien connue : formation d’une culture juive souterraine dans l’Espagne du siècle d’or – le marranisme et au contraire, dans un islam en plein abandon rationaliste du fanatisme antérieur, un accueil exceptionnellement favorable fait aux juifs d’Espagne et du Portugal par les Sultans.

C’est cette deuxième idylle judéo-musulmane, à Fès comme à Istanbul, qui devrait conduire à juste titre à saluer ces moments privilégiés d’entente entre juifs et musulmans, mais sans imaginer que tout cela remonterait à Averroès, ni même à son jeune disciple Ibn Arabi qui suivit avec ferveur ses obsèques à Marrakech. Le reste est bon sentiment, littérature exécrable, et plus grave encore, tromperie sur le véritable déroulement de l’histoire. Autant les juifs ont l’obligation morale de rendre compte et de s’incliner devant la mémoire des Justes, autant ils n’ont aucune raison de s’humilier dans des mises en scène dont la superficialité ne nous garantit en effet qu’une rémission très superficielle. Ne vaudrait-il pas mieux dans ces conditions s’attacher d’abord à la vérité et libérer grâce à elle seulement la parole des uns et des autres ? La base de notre conviction, c’est Emeth (la vérité) et non Hessed (la grâce), dont la valeur morale ne peut se satisfaire de ce genre d’arrangements avec le ciel.