Impliqué dans le désarmement et la sécurité, l’auteur américain Derek B. Miller imagine un héros octogénaire atypique. Sheldon Horowitz est un condensé d’humanité à l’humour juif et corrosif. Ce marine retraité trimballe pourtant une plaie : la perte de son fils soldat. Installé à Oslo, il sauve la peau d’un enfant serbe, mais est-ce rédempteur ?
Alors que vous œuvrez dans le domaine de la sécurité internationale, l’écriture est-elle une façon de vous mettre en danger ?
Quelle idée intéressante… Disons que d’une certaine façon, j’ai trouvé quelque chose de complémentaire à ma vie. L’écriture me sort d’un travail restrictif, centré sur les règles, les débats et la politique. Cette liberté m’offre un espace de confort illimité. A moi de négocier quel risque je suis prêt à prendre en écrivant, mais il ne s’agit guère d’un danger. Mes peurs sont intimes, je ne m’en sers pas pour m’exhiber dans un livre autobiographique.
Le rôle de l’écrivain consiste-t-il à « évoquer le passé ou à déchiffrer le futur » ?
Nous sommes indéniablement le produit de l’histoire. Les écrivains ont l’art de synthétiser la vie, ils apportent une certaine cohérence à des éléments distincts. Ça n’a pas de sens de recréer le passé sans explorer le présent et construire l’avenir. Je crois en la création car il appartient à l’écrivain de façonner un monde, dont il fera partie.
Quelle est la place de l’humour ?
L’humour est partout. J’ai voyagé dans une quarantaine de pays, mais je n’ai trouvé aucune culture où l’humour ne fasse pas partie de la vie. Quand elle devient sombre, on tente de trouver quelque chose de drôle, parce que c’est ce qui nous rend humain. Les Grecs ont tendance à séparer la comédie de la tragédie, or chez les juifs, il existe un dialogue constant entre ces deux entités. Ce roman retrace l’histoire d’un héros décalé. L’humour l’aide à se réconcilier avec le lieu où il se trouve. A l’image de Sheldon, je pense que le sens de l’humour est une expression de l’intelligence. C’est l’une des fonctions de l’imagination.
« Sheldon Horowitz, son nom contient toute son histoire. » Laquelle ?
Son prénom vieux-jeu s’accompagne d’un nom typiquement juif. On s’attendrait donc à ce qu’il détermine un certain type d’existence, mais mon héros vient d’une autre planète. Il casse les préjugés, à son sujet, en les intégrant dans la complexité de la vie. Patriotique, Sheldon révèle une tendre relation à la sienne. Sa judéité constitue toutefois un héritage profond. Ne pouvant échapper à sa condition, il converse avec son histoire. C’est vrai pour chacun de nous, mais une naissance juive implique des conséquences difficiles, surtout en Occident. Mon protagoniste n’accepte pas ces conditions imposées, tant il perçoit sa judéité comme une source de référence. Pas au sens biblique, mais à travers une vision particulière de la vie.
De quoi les juifs sont-ils « les témoins » ?
Ce n’est pas leur rôle, mais ils ont vu Babylon tomber, Rome brûler. Ils continuent d’ailleurs d’être les témoins des civilisations occidentales. Aussi cumulent-ils les expériences, d’autant que le danger plane toujours sur eux.
L’intrigue du roman se déroule en Norvège. Quelle est la particularité de ce pays, où vous vivez désormais ?
La Scandinavie est souvent enviée en raison de sa tolérance. Celle-ci provient d’une société qui vit en paix depuis les Vikings. Contrairement aux Balkans ou à d’autres régions du monde, il n’y a ni rage exprimée ni sang versé sur son sol. C’est très agréable d’élever ses enfants dans un environnement aussi paisible, mais il existe beaucoup de non-dits sous ce calme apparent. L’un de mes personnages affirme que « ce lieu n’a pas d’histoire ». Nous sommes forcément les produits de l’océan dans lequel on nage…
Vous évoquez toutefois le lien dérangeant que les Norvégiens entretiennent avec la Shoah, puisqu’ils « ne se considèrent pas comme des participants ».
En tant que juif américain, il m’est difficile de penser comme eux, mais ce n’est qu’en 2012 que les Norvégiens ont présenté leur mea culpa pour leur contribution à la Shoah. Je ne dis pas qu’ils l’ont perpétrée, mais ils ont du mal à affronter leur histoire. Alors que les Allemands l’ont intégrée à travers des musées ou des programmes éducatifs, les Norvégiens ne l’enseignent que depuis les années 80. Ils ne sont d’ailleurs pas familiers avec les juifs, qui ne figurent pas dans la constitution de 1815. L’histoire des juifs américains est très différente, tant ils se fondent aisément dans la société. C’est plus compliqué d’être juif en Norvège, d’autant qu’ils ne distinguent pas les juifs des Israéliens.
Votre héros incarne une version inhabituelle, le juif patriotique. Qu’est-ce que cela implique ?
Sheldon s’est battu pendant la guerre. Ce marine fait partie des 500 000 juifs ayant combattu sous la bannière américaine. De par cette expérience, il pense avoir pansé ses plaies, or il découvre que ce n’est point le cas en Europe. Il attache énormément d’importance à son identité américaine. Loin d’être aussi tribale que le vieux continent, sa société trouve sa source dans l’immigration. Etre juif en Amérique n’engendre pas un choix, on peut s’y construire sans menace.
La question de l’héroïsme est au cœur de cette histoire. Pourquoi ?
Sheldon ne se considère pas comme un héros, mais il veut continuer à croire à la cause qu’il a servie. Aussi transmet-il cet idéal à son fils. L’important n’étant pas l’héroïsme, mais le fait de rendre quelque chose à ceux qui leur ont donné la liberté et la possibilité de vivre. Son fils entend ce message et s’enrôle pour le Vietnam. Il meurt en tentant de ramener le corps d’un soldat noir, accroché à un arbre. Impossible de le négliger s’il veut rester fidèle à l’idée paternelle. On n’est pas face à George Clooney, désireux de sauver le monde !
Le fils de Sheldon « perd la vie au nom d’un idéal ». De quoi son père se sent-il coupable ?
Il existe une différence entre l’idéal et la réalité. Mon héros possède des valeurs, mais la vie est très nuancée. Sa philosophie générale risque de se heurter au réel et de briser quelque chose en lui. Sheldon aime son fils et son pays. J’avoue qu’ils m’évoquent Abraham et Isaac. Le protagoniste est en colère contre Dieu, parce qu’il lui a demandé de sacrifier son fils avant de l’abandonner. Pourquoi attend-il le pardon de Dieu et pas celui de l’Amérique ? Il peut rester Américain car Dieu l’a trahi.
Est-ce un roman sur le deuil ?
Plutôt sur le pardon. Sheldon est en conversation permanente avec Dieu, or il ne tient pas à être pardonné. Il s’agit d’une autre démarche, celle de réparer quelque chose qui a été cassé. Le pardon ne peut pas exister pour lui, étant donné que rien ne lui ramènera son fils. Il tient juste à trouver un apaisement. N’étant pas catholique, il ne peut pas se repentir dans la confession. Les juifs et les protestants ne reçoivent point l’absolution, vu qu’il n’existe pas d’intermédiaire entre eux et Dieu. En sauvant un petit garçon en détresse, Sheldon se sauve lui-même. La fin est d’ailleurs ambiguë, puisque qu’il demande à l’enfant « Comment vas-tu MON garçon ? » Mais en réalité, ce sauvetage provient d’une impulsion, celle qui consiste à aider quelqu’un pour faire quelque chose de bien. Altruiste, Sheldon se sent responsable. C’est la seule chose qu’il puisse réaliser en ce monde.
A l’instar de Lars, « acceptez-vous l’humanité telle qu’elle est » ?
Hélas non (rires) ! J’aimerais bien la juger moins, mais je ne fais pas partie de ces new-yorkais névrosés, qui considèrent leur psychanalyste comme un sauveur.
« Plus on vieillit, plus on ressemble à un point d’interrogation. » Quelle question demeure irrésolue ?
Je ne suis pas assez vieux pour y répondre. Il me reste encore pas mal d’années à vivre avec des points d’exclamation. J’aime l’idée qu’on arrive à un stade où on ne sait plus rien. Peut-être suis-je bouddhiste, mais je suis désespéré face au nombre de questions qu’il me reste à résoudre (rires).