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Littérature

Terre première

Meir Shalev rêvait d’être zoologue, mais avec l’histoire familiale qu’il possède, il ne pouvait que devenir écrivain. A travers le parcours de sa grand-mère russe, il retrace l’histoire des pionniers sionistes sur la terre de Palestine. Une personnalité haute en couleurs qui témoigne des mœurs d’antan.

 

Est-ce le rôle de l’écrivain d’observer l’espèce humaine ?

Je garde toujours un intérêt pour la zoologie. On m’a même attribué un prix d’entomologie pour la description des insectes dans l’un de mes romans. Il est vrai que l’écrivain observe toujours quelque chose, mais son rôle principal est de raconter et de construire une histoire. L’observation n’est qu’un aspect, l’autre consiste surtout à se servir des mots. Certains auteurs se veulent politiques, d’autres aspirent à un enseignement moral, mais moi je préfère me cantonner à mon métier, narrer une bonne histoire. La liberté de l’écrivain est de pouvoir raconter des mensonges en toute impunité (rires). Il n’y a pas de frontière entre réalité et fiction, elles marchent main dans la main.

Vous soutenez que « la langue doit refléter plusieurs univers ». Qu’en est-il de l’hébreu ?

L’hébreu est très spéciale, parce qu’elle porte un poids unique sur ses épaules. Contrairement aux autres langues, on peut toujours lire un texte ancien, datant d’il y a 3000 ans. Elle est également vivace car après avoir été transmise par la religion et la tradition, elle doit désormais s’adapter au quotidien. Aussi se réinvente-t-elle constamment. C’est ce qui fait qu’elle est à la fois jeune et vieille ! Dans ce livre, je rappelle que les pionniers ont rejeté le yiddish qui correspondait à la langue de la « gola » (l’étranger). Quel regret de ne pas pouvoir lire Singer en version originale. Je suis jaloux de ceux qui perpétuent la musicalité de ce trésor perdu.

Un autre trésor vous a été transmis, l’humour.

Ce livre raconte effectivement l’histoire réelle d’une famille qui possède un grand sens de l’humour. Elle l’utilise d’ailleurs dans des circonstances étranges, puisqu’elle est susceptible de pleurer à un mariage et de raconter une blague à un enterrement. Ce mélange bizarre m’est parfaitement naturel. Il est aussi lié à l’Europe de l’Est, dont sont originaires mes grands-parents. Ce sont eux qui m’ont transmis cette tradition de l’autodérision. A l’instar de Woody Allen, j’ai hérité de l’humour juif.

Pourquoi la Bible et la famille constituent-elles vos principales sources d’inspiration ?

Les deux sont liées… Même si je ne suis pas religieux, je ne cache pas que la Bible m’inspire profondément. Si je la connais aussi bien, c’est grâce à mon père qui me l’a transmise de façon extraordinaire. J’écoute des histoires bibliques depuis que je suis petit. Certains auteurs occidentaux sont inspirés par « L’Odyssée », mais la littérature hébraïque se nourrit clairement de la Bible, qui prend racine dans l’histoire de la famille. Prenez Avraham, Yaacov ou Moshe, qu’on peut décrire à travers leur vie familiale. La mienne a été fortement influencée par ma famille au sens large.

Ce livre met en avant votre grand-mère Tonia, qu’avait-elle de si singulier ?

J’ignore si c’est génétique ou éducationnel, mais elle m’a donné le sens de l’individualisme, quitte à vivre à l’écart de la société. C’était une conteuse hors pair, mais elle aurait été plus heureuse à une autre époque. Je suis bien plus libre qu’elle grâce à l’écriture. Issue d’une famille religieuse, elle s’est « convertie » au sionisme, tout en n’obéissant pas à cette idéologie. Cette femme a évolué dans un village retiré et fermé, où tout le monde l’épiait et la critiquait. Seule contre le reste de la famille, elle était perçue comme « folle » car différente. Sa folie ? Etre maniaque dans la Palestine des pionniers. Poussiéreuse ou boueuse, cette terre était dépourvue de routes et de maisons. A chacun son grain (rires) !

Pourquoi vos livres sont-ils toujours attachés aux êtres différents ?

Parce que les gens n’aiment pas ceux qui le sont. Je ne me sens pas différent, si ce n’est par mon métier d’écrivain qui rime avec une vie solitaire. Cela me convient très bien (rires). Un monde sans êtres différents serait à la fois uniforme et ennuyeux. Israël est un pays progressiste et tolérant, par certains aspects, mais il y a aussi des côtés dérangeants. Je pense au mélange entre religion et pouvoir. Cette politique soutenant l’Etat, l’armée et l’économie me semble dangereuse, d’autant que la religion n’est pas démocratique par définition. Ces partis s’inscrivent dans un jeu démocratique, tout en retirant des gains de cette situation incongrue. Mon récit se veut une satire sur l’idéologie. On a beau être critique envers elle, c’est elle qui a établi l’Etat d’Israël.

Qu’admirez-vous chez les pionniers, dont vos grands-parents faisaient partie ?

Leur courage, leur dévouement et leur force. Parmi eux, 80% sont repartis vers la Russie ou ont préféré émigrer vers le Canada et les Etats-Unis. Quelle trahison d’opter pour une vie capitaliste ! Seuls 25% des pionniers sont restés en Palestine. Ceux que j’ai pu rencontrer, m’ont dit qu’ils étaient durs comme des rocs, tant ils n’étaient pas prêts à abandonner la partie. Ce comportement leur a permis de remporter des guerres, mais il a aussi détruit leur intimité et leur vie de famille. Entièrement voués à la cause sioniste et socialiste, ils pourraient nous sembler ridicules, alors que nous devons leur être reconnaissants. Grâce à eux, moi aussi je me sens sioniste, étant donné que je suis né la même année qu’Israël.

Que reste-t-il de Nahalal, berceau fondé par votre famille ?

Mon livre retrace son histoire à travers mes yeux. Je suis né à Nahalal, mais j’ai grandi à Jérusalem. En réalité, j’ai toujours eu l’impression de vivre entre ces deux lieux. C’est pourquoi je me perçois comme un outsider, éternellement attiré par l’atmosphère de mon village natal. Je me revois petit garçon travaillant durement auprès de mon oncle agriculteur. Les gens étaient esclaves de leur boulot. Construit en cercles concentriques, Nahalal se compose encore de 72 fermes bénéficiant de la technologie moderne. Mes livres l’ont d’ailleurs rendu célèbre. Je suis nostalgique de ce lieu qui attire désormais les jeunes. Contrairement aux pionniers, ayant rejeté la religion, ils ont compris que c’était une erreur de se couper de notre culture.

En quoi vous sentez-vous un écrivain israélien ?

Beaucoup d’auteurs décrivent leur terre natale, mais je ne suis pas seulement un écrivain israélien parce que j’habite ce pays ou que mes histoires s’y déroulent. Je me définis plutôt comme « un écrivain hébraïque » car je m’inscris dans la continuité de la plus longue tradition littéraire. Ecrire dans la même langue que l’histoire de Ruth constitue mon plus beau privilège.

Meir Shalev, « Ma grand-mère russe et son aspirateur américain », éditions Gallimard.