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Littérature

Milner ou l’étonnante lecture d’un texte de Spinoza

L’œuvre de Spinoza continue à susciter des débats. Jean-Claude Milner réinterprète un texte fameux du philosophe consacré à la persistance du peuple juif. Milner le dissèque – le violente penseront certains – pour le faire accoucher de ce qui lui parait être sa vérité cachée et scandaleuse.

« Le peuple juif est assez grande personne pour se permettre un désaccord, fût-ce avec Spinoza » écrivit Emmanuel Levinas (1), commentant la volonté qu’eut Ben Gourion de faire annuler le Herem qui avait, en 1656, exclu l’auteur de l’Ethique (« Les messieurs du Mahamad décidèrent avec l’accord des rabbins que ledit Spinoza serait exclu et retranché de la Nation d’Israël (…) Que son NOM soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer pour sa ruine de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Torah… »)

Le dernier livre de Jean-Claude Milner, Le Sage trompeur, Libre raisonnement sur Spinoza et les Juifs (Verdier), fait partie de cette tradition d’études proposées par des philosophes juifs qui, d’Hermann Cohen à Benny Levy en passant par Levinas, reviennent sur ce « désaccord », mais sans chercher à se réconcilier à tout prix avec la philosophie dont Spinoza est le héros génial, une philosophie de la démystification du religieux, de la mise en ruine de la transcendance qui, dans le Traité théologico-politique impose une lecture critique de la Bible, entend dé-théologiser le judaïsme et marque ainsi un des moments capitaux dans la mise en place des Lumières.

A la fin du chapitre III du Traité en question, intitulé « De la vocation des Hébreux et si le don prophétique fut particulier aux Hébreux », Spinoza dépose un dernier développement, fameux, dont la première phrase témoigne d’emblée de l’enjeu du débat sur la question de l’élection juive et repose la sempiternelle question de l’étrange pérennité de ce peuple dans l’histoire : « Aujourd’hui donc les Juifs n’ont absolument rien à s’attribuer qui doive les mettre au-dessus de toutes les nations ». Le bref texte qui commence alors (l’équivalent d’une page de la pléiade…) fait l’objet exclusif d’un commentaire qui occupe tout Le Sage trompeur, sous-titré Court traité de lecture I.

Car il s’agit bien en effet d’un exercice de lecture, très particulier, auquel s’attèle Milner puisque les erreurs factuelles contenues dans l’extrait qu’il analyse, ainsi qu’une faute de raisonnement, ne traduiraient pas une fatigue ou une inattention du grand philosophe, mais feraient au contraire volontairement signe vers la vérité secrète d’un texte que ses lecteurs les plus scrupuleux et savants doivent être à même de décoder.

Pourquoi cette vérité devait-elle rester cachée et faire l’objet d’une véritable traque ? Au nom, selon Milner, d’une prudence de Spinoza qui saurait bien à quel point sa véritable thèse peut paraître scandaleuse et choquante au lecteur insuffisamment préparé : « Spinoza veut qu’on soit déconcerté, afin qu’on cherche ce qu’il veut vraiment signifier. Il écrit ainsi parce qu’il est persuadé d’avoir à tenir des propos offensants. Offensants pour les Juifs, qu’il connaît bien puisqu’il est né parmi eux, mais surtout offensants pour les honnêtes gens. Quand la vérité blesse au point qu’elle ne puisse se dire, le seul moyen pour celui qui ne veut pas se taire, c’est de passer par la fausseté. Le manifeste de Spinoza est un tissu de contrevérité. Elles sont destinées à éveiller l’attention. En les relevant et en les rectifiant une à une, le lecteur découvrira ce que doit être, selon Spinoza, la politique à mener à l’égard des Juifs ».

Le Sage trompeur se lit comme on suit une enquête policière qui nous emmène vers son coup de théâtre. La politique à mener ? Pour  Milner, Spinoza ne prônerait rien moins qu’une apostasie générale des Juifs (à la responsabilité desquels il imputerait la haine qu’ils suscitent) et/ou (pour que ceux-ci soient en mesure de disposer enfin d’un Etat) une conversion à l’islam (2). Spinoza se serait donc imposé « de rédiger en détail les raisons qu’un sage peut avoir de n’être pas juif (…) ‘ne m’appelez plus jamais Juif’, telle est la conclusion souhaitée ». L’auteur de L’Ethique comme le philosophe qui veut donc « obtenir que plus personne (…) ne se dise juif » ? On comprend que Jean-Claude Milner admette qu’on puisse être choqué par ce qu’il estime avoir mis au jour…

(1)  Dans « Le cas Spinoza », texte de 1956 (trois siècle exactement après le Herem…) repris dans Difficile Liberté.

(2)  Pour Jean-Claude Milner, la référence de Spinoza serait ici Sabbataï Tsevi, faux messie qui se convertit à l’Islam.

A voir, sur le site internet de la revue La règle du jeu, la vidéo de la rencontre passionnante entre Jean-Claude Milner et Blandine Barret-Kriegel, laquelle conteste les conclusions auxquelles parvient cette nouvelle exégèse.