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Le Billet de Alexandre Adler

Ambiguïtés européennes

Il serait temps de prendre la mesure du caractère central du judaïsme français pour l’ensemble des communautés de notre Continent.

Il y a, de temps à autre, des identités remarquables qui surviennent. Il faut être très vigilant à l’endroit de ces messages afin de les interpréter correctement et de prendre à temps les mesures nécessaires. Dans l’Israël ancien, cette fonction incombait aux prophètes, petits et grands. Depuis que la source de la prophétie s’est plutôt opportunément tarie, nous sommes laissés à nos propres ressources, essentiellement intellectuelles. Cela, avec cet atout maître que représente une éducation constante au danger, et cette difficulté récurrente qui provient de l’anarchisme naturel des juifs, de leur capacité inépuisable à organiser entre eux des litiges souvent sans objet. Voire à se rêver tous Présidents d’un royaume à la vérité plus que restreint.

Or ce printemps 2013 aura été marqué par trois séries d’événements bouleversants. La première série, qui dépasse en importance toutes les autres, c’est à l’évidence le retournement de tendance du monde musulman dans son ensemble. Certes, ce véritable printemps 2013 n’est pas encore achevé, et l’on discerne bien clairement les multiples obstacles qui demeurent sur la route de l’émancipation. Il n’empêche : les élections iraniennes se sont déroulées dans un climat de sérénité et d’intégrité qui contrastait vivement avec les manoeuvres diverses d’Ahmadinedjad et des siens. L’ayatollah Rouhani, quelles qu’aient pu être ces tactiques, est identifié par l’opinion iranienne aux concessions initiales (gel de matières fissibles au-delà d’un certain seuil) que Téhéran avait mises en oeuvre. Si l’on ajoute que la jeunesse libérale s’est mobilisée autour de sa personne pour lui faire passer, à la surprise générale, la barre des 55 % des suffrages dès le premier tour, on aura clairement en vue l’émergence, enfin, d’une alternative pragmatique à l’actuelle politique de prolifération sans obstacle qu’avaient adoptée les dirigeants iraniens jusqu’à présent.

Comme dans un mécanisme d’horlogerie bien monté, c’est à ce moment-là que l’on a pu assister à la véritable éruption de la jeunesse moderne d’Istanbul, dressée dans une révolte culturelle bien plus profonde que des engagements partisans éphémères contre l’autoritarisme rampant et corrompu du pouvoir d’Erdögan. Certes, il y a encore loin de la coupe aux lèvres : le vote des campagnes et des grandes villes islamisées, y compris Istanbul, demeure acquis pour l’instant à l’AKP. Mais la tendance là non plus ne fait aucun doute. La Turquie la plus dynamique et la plus libre a porté un coup d’arrêt à l’hégémonie islamique, manifestement très ouvertement sous des portraits du père de la laïcité turque, Moustafa Kemal. Au moins peut-on dire qu’après le fiasco de sa diplomatie syrienne et de ses rodomontades anti-israéliennes, la diplomatie turque est parvenue à une panne profonde.

Enfin, la magnifique insurrection du peuple du Caire, si elle est encore loin de régler tous les problèmes de la pauvre Égypte, représente néanmoins une formidable barrière démocratique érigée contre les ambitions ineptes et brutales des Frères musulmans. L’onde de choc égyptienne est d’ores et déjà à l’oeuvre chez le régime frère tunisien, dans une Algérie qui réfléchit intensément à l’après-Bouteflika et au sein d’une opposition syrienne où les forces laïques songent, chaque jour davantage, à se dissocier des islamistes insurgés. La seule addition de ces trois phénomènes nous confronte pour la première fois à une transformation qualitative du monde musulman, laquelle impliquerait à terme un compromis historique avec la direction palestinienne afin d’établir définitivement la légitimité historique régionale d’Israël.

La crise de l’Europe

Au même moment, l’Europe – et particulièrement la France – se retrouve confronté à la crise terminale de la monnaie européenne et donc de la construction d’une unité politique du Continent. Certes, Mario Draghi, à la tête de la BCE, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour gagner du temps et prémunir le système de nouvelles tempêtes provenant des pays les plus faibles. Mais le temps gagné ne permet que d’étaler la chronologie de la crise, pas de la supprimer. S’agissant de la France qui est entrée dans une récession douloureuse, résultat d’une politique fiscale très dure assortie d’une absence véritable d’économies dans la gestion d’un appareil d’État devenu sclérotique, aucun mécanisme de solidarité européen ne pourrait faire face à une hausse brutale des taux d’intérêt de la dette publique française. Or le 22 septembre 2013, l’Allemagne devait se doter d’une nouvelle équipe gouvernementale légitime pour entrer dans la négociation la plus importante. On est déjà sûr qu’Angela Merkel en sera le chef de file, et on sait aussi que les divergences d’appréciation entre le centre droit et la gauche, qui seront inévitablement appelés à gouverner ensemble, demeureront minimes.

Dans ces conditions, il y a de fortes chances pour que la crise de l’Europe soit tout simplement la crise de la France. François Hollande devra lever les ambiguïtés de sa politique, au risque de perdre le soutien, soit de son aile gauche (cas le plus probable), soit de son aile droite, elle-même exaspérée, bien que discrète, par ses tergiversations. Quel que soit le chemin emprunté, celui-ci sera escarpé et mettra en cause la place de la communauté juive dans l’espace national. Où il fait peu de doute qu’entre l’anti-capitalisme néopéroniste d’une certaine gauche de la gauche et le chauvinisme intact d’un Front National, un aggiornamento demeure à trouver. À un moment donné, la voix des juifs de France devra donc s’exprimer en faveur des valeurs fondamentales de la République, et en particulier dans la défense d’une Europe qui nous tient particulièrement à coeur (quand bien même certains juifs individuels conservent le droit de ne pas partager ces orientations stratégiques).

Et comme un malheur n’arrive jamais seul, la communauté institutionnelle est aujourd’hui secouée par des conflits divers, des difficultés douloureuses et un débat insuffisant. Certes, il peut sembler dérisoire, en comparaison des vagues gigantesques qui se préparent au Moyen-Orient et en Europe, de revenir sur les incidents sans grande importance qui ont pu émailler la vie quotidienne de nos communautés. Mais si l’on considère que l’on doit faire face à une saison de tempêtes, alors il devient légitime et nécessaire de veiller, comme Noé le fit avec son Arche, à la solidité de notre esquif avant que les flots du déluge ne se lèvent pour de bon. Je voudrais donc ici, très simplement, donner mon opinion de juif engagé dans la vie nationale comme dans la vie communautaire.

Dans la tourmente

Une vérité trop simple s’est affirmée ces dernières années : l’effacement progressif des institutions napoléoniennes, en clair le Consistoire, devant le foisonnement inexorable d’une vie juive qui, contournant tous les obstacles, n’a cessé de s’exprimer en dehors des institutions centrales. À savoir les communautés réformées (auxquelles j’appartiens), mouvements néohassidiques, mais aussi cercles laïques, assemblées d’étude, et même ces associations féministes ou homosexuelles que nous n’avons pas le droit de tenir pour rien, en fonction du principe qu’il n’y a pas a priori de « mauvais juifs » ou de « juifs inférieurs » mais seulement des conduites mauvaises ou des attitudes inférieures, dont personne n’a d’ailleurs le monopole.

Et pourtant, dans la tourmente qui a saisi le Grand rabbinat, ce printemps 2013, tout le monde a bien senti que les institutions consistoriales demeuraient quoi qu’il arrive l’ancrage et la colonne vertébrale de toute la communauté. Je peux prier dans la synagogue de mon choix ou me réunir avec d’autres juifs dont les affinités sont les plus proches des miennes, je sais néanmoins que je suis représenté d’abord et avant tout par le Grand rabbin de France et par le Consistoire central. Des élections vont se dérouler tout au long de l’année 5774 qui donneront un visage durable, sinon définitif, à la communauté juive de France.

La plus importante de ces élections concernera tout d’abord le Consistoire. Là, il importe que les déchirements soient limités à leur plus simple expression, et le juif réformé que je suis n’éprouve aucune gêne à le dire ouvertement : je souhaite la réélection du président sortant Joël Mergui qui a mené la barque dans la tempête dans des conditions que personne ne souhaiterait voir se renouveler. Certes, une telle consolidation du Consistoire autour d’une orthodoxie tolérante mais ferme suppose, comme dans la théorie de Montesquieu, la mise en place concomitante d’un système d’équilibres de nature à garantir le pluralisme le plus ouvert de notre communauté.

Si donc le Consistoire doit demeurer solide, le Fonds social juif unifié se doit de présenter un visage plus rassembleur pour celles et ceux qui se considèrent comme juifs à part entière. Sachant que les deux organismes ne peuvent travailler que la main dans la main, notamment dans la défense des écoles juives et de l’action sociale en faveur des plus démunis. L’actuel éloignement de l’Appel juif unifié de son grand organisme frère, le Keren hayessod israélien, devra être réduit d’une manière ou d’une autre dans une période où plus que jamais les tensions et les explications entre Israël et la Diaspora seront nécessaires. Le Grand rabbin de France, n’ayant à administrer aucune communauté particulière, ni à présider aucun Beth Din, a nécessairement, particulièrement en pays catholique, une fonction de représentation essentielle sur le plan éthique, dans un dialogue étroit avec les pouvoirs publics. Un homme jeune, ayant eu l’expérience préalable du dialogue et de la confrontation avec l’État français sous sa forme régalienne, serait évidemment le candidat idéal pour incarner, dans ce moment décisif, la voix d’un judaïsme unanime. Reste alors à veiller au salut du CRIF. Lequel représentait naguère l’instance la plus responsable de la Communauté.

Naguère, parce que malgré l’évidente qualité des hommes, il est impensable que le CRIF soit privé du concours du Consistoire central comme il l’est actuellement. L’idée féconde des fondateurs de l’organisme consistant à mettre ensemble toutes les associations juives possibles et imaginables s’est ainsi retournée : face aux deux institutions phares que représentent le Consistoire et le FSJU, le CRIF menace aujourd’hui de n’être plus qu’un comité d’action politique mal défini, issu lui-même d’un suffrage à deux degrés d’associations petites et grandes, un certain nombre d’entre elles parfaitement folkloriques. Un tel dysfonctionnement organique se traduit bien sûr, comme dans un organisme humain, par des tressaillements ou des crispations qui renvoient à des problèmes plus graves. Le spectacle honteux d’un banquet annuel où les ministres de la République viennent se faire morigéner par nos responsables, sans obligation réelle de leur part, tandis que les convives circulent en piaillant de table en table, ne correspond certes pas à l’image de dignité et de fermeté que notre communauté doit projeter devant elle.

La place du débat

La réélection de Roger Cukierman, qui fut notre capitaine courageux dans les années si difficiles de l’Intifada des mosquées et de la montée de l’antisémitisme musulman en France, est évidemment un signe très positif. Il lui reste toutefois à pratiquer une chirurgie courageuse pour redonner à cette superstructure indispensable de la vie juive le prestige extérieur qui devrait être le sien. Ni lobby pro-israélien – il existe en ce domaine une association d’Amitié France-Israël qui fut dirigée par des Compagnons de la Libération parmi les plus illustres – ni lobby antiraciste qui doive se coordonner avec des associations affinitaires dans lesquelles les non juifs, à la Licra par exemple, doivent rester majoritaires. Le CRIF a tout d’abord pour fonction d’être l’assemblée éclairante de toutes organisations juives et le centre d’initiatives visant à les rassembler dans le danger ou à les mobiliser dans la durée. Ce rôle essentiel, mais qui n’est pas le premier dans la communauté, ne pourra que se faire dans une intégration croissante avec le Consistoire, avec le FSJU, et bien sûr aussi avec ces dynamiques communautés libérales qui ont toutes leur place dans le débat entre nous, et non comme des parents pauvres que l’on ferait asseoir sur je ne sais quel strapontin.

Néanmoins, à côté des débats politiques essentiels à la vie du CRIF, un organisme de réflexion indépendant serait bien nécessaire pour confronter les pensées, et se confronter avec les intellectuels de toutes les communautés voisines. Et si le Colloque des intellectuels juifs, malheureusement entré en déclin puis en extinction ces dernières années, pouvait être remis sur pied, afin de donner aux débats et même aux confrontations théologiques au sein du judaïsme la place qui leur revient de droit, ce serait bien. Il est exorbitant que l’église catholique ait pu réussir avec l’institution des Bernardins l’établissement d’un lieu de dialogue avec les non chrétiens et que notre communauté soit toujours incapable de le stimuler entre juifs. Cette cousine institutionnelle nous semble bien loin de l’actualité dramatique que nous allons vivre. Elle représente pourtant un indispensable préalable.

Puisque ce numéro de l’Arche est consacré à l’Europe, il serait temps de prendre aussi la mesure du caractère totalement central du judaïsme français pour l’ensemble des communautés de notre Continent. Nous vivons en symbiose avec la puissante communauté belge (ou plutôt bruxelloise). En Espagne, en Italie, de petits noyaux juifs encore très actifs se tournent naturellement vers nous. Si la communauté juive allemande en formation devient avant tout russe dans quelques années, il n’en demeure pas moins que les voix juives qui s’élèvent de notre grand pays allié et partenaire sont toutes orientées vers la défense de l’Europe et la préservation de la France.

Paris demeure la capitale culturelle de la Russie européenne et a accueilli dans ses lieux de grandes figures comme le cinéaste Pavel Lounguine ou l’historien Arkady Vaksberg, récemment décédé. Du Maroc à la Turquie et à l’Iran, les bribes de judaïsme organisé sont unanimement francophones. Seule l’Angleterre demeure résolument tournée vers l’Amérique. Mais dans ces conditions, la France est bien aujourd’hui la seconde communauté de la Diaspora, de ce côté-ci de l’Atlantique, et l’interlocuteur stratégique d’Israël en Europe. Tachons, là aussi, de nous montrer à la hauteur d’un tel défi particulièrement sensible en ces jours de colère.