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Le Billet de Frédéric Encel

L’Europe, ou le triste renoncement à la puissance

Oui ou non, l’Union européenne a-t-elle vocation à peser dans les affaires géopolitiques du monde ?

La question n’est pas vraiment nouvelle ! Elle revient comme un serpent de mer à chaque crise importante quelque part dans le monde. Cette fois, c’est la question syrienne qui s’invite. Invitée gênante car une fois de plus, on ne sait que répondre ensemble. Qu’une crise ait lieu aux antipodes, là où une intervention économique, diplomatique voire militaire est impossible du fait de l’éloignement, ou de la prédominance d’autres grandes puissances, cela se conçoit.

On pense par exemple au Sud-est asiatique ou au Pacifique nord. Mais que l’Union ne puisse, ne veuille ou ne sache intervenir à ses portes, voilà qui est fâcheux. En général, deux problèmes se posent : 1/ l’unité des objectifs ; 2/ les moyens. Les moyens, nous les avons. Intéressons-nous donc à l’unité, véritable arlésienne du projet européen. Petit rappel… Pendant la guerre froide, à quelques exceptions françaises près, la CEE créée par le Traité de Rome en 1957, parlait à peu près d’une seule voix, guerre froide oblige. Les choses se gâtent entre 1989 et 1995, un clivage profond opposant la France à l’Allemagne à la fois sur la réunification de celle-ci et sur le conflit yougoslave ; Paris était plutôt pro-Serbe, Bonn puis Berlin était plutôt pro-Croate. Mais avec la succession des crises proche et moyen-orientales, les choses se sont compliquées.

On se souvient notamment de la lourde querelle sur la guerre d’Irak d e 2003, l’axe Paris-Berlin-Bruxelles s’opposant à presque tout le reste de l’Union. Encore récemment, l’opération en Libye de 2011 a vu s’additionner au moins trois positions – les « pour » emmenés par Paris et Londres, les « contre » emmenés par Berlin, et les « abstentionnistes » faute de moyens ou de volonté. D’autres questions, comme l’adhésion turque ou le contentieux israélo-palestinien, divisent également les Européens.

Le paradigme proche-oriental

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier cas. Lorsqu’en 2011 et 2012 le président palestinien, Mahmoud Abbas, porta la proposition de reconnaissance d’un d’État de Palestine à l’ONU, à nouveau l’UE s’écartela entre les trois positions possibles. Résolument favorables à Israël, des États tels que l’Allemagne, l’Italie, le Danemark et presque tous les États est-européens soutinrent globalement la position de Jérusalem. Les deux principales puissances militaires, la France et le Royaume-Uni, tinrent pour une position de compromis. Enfin l’Espagne, la Belgique ou encore l’Irlande, plus favorable à la cause palestinienne, soutinrent globalement la position de Ramallah.

Mais l’on pourrait tout aussi bien s’arrêter sur l’actuelle crise syrienne, au sein de laquelle l’Europe n’existe simplement pas en tant que telle. Non seulement le tandem franco-britannique – l’unique à pouvoir entraîner et/ou représenter sérieusement l’Union sur le plan géopolitique – est inopérant du fait de la désastreuse manoeuvre parlementaire de David Cameron, mais encore les conditions d’une intervention militaire en Syrie ne semblent pas réunies pour les autres partenaires : crainte d’une escalade économique et énergétique avec la Russie (pour l’Allemagne), hésitations américaines (pour les atlantistes), réduction drastique des budgets militaires du fait de la crise (pays du sud de l’UE), et peur de voir les djihadistes au pouvoir à Damas (tout le monde !). Ces grands humanistes d’Européens en oublieraient presque qu’il s’agit de dissuader un dictateur cruel de poursuivre ses crimes contre l’humanité, et surtout de dissuader ses confrères actuels ou futurs d’en commettre…

Problème supplémentaire : nous sommes de vrais démocrates ! Conséquence normale et heureuse : chacun des… 28 États que nous sommes change très régulièrement de gouvernement, et donc souvent de lignes diplomatiques. Avec, pour faciliter le tout, un modus operandi en matière d’affaires étrangères complexe et relativement lourd à gérer. Bref, ensemble, on envoie parfois des Casques bleus, de temps à autre de l’argent à but humanitaire, rarement davantage.

La charrue avant les boeufs

Mais au fond, ne met-on pas la charrue avant les boeufs en se posant la question de savoir si l’Europe peut ? La question primordiale ne serait-elle pas : est-ce que l’Europe veut ?…Veut quoi ? ; eh bien, incarner une puissance, avec toutes les exigences, toutes les responsabilités liées à ce statut ? Parce que faire porter les hésitations ou les renoncements sur le manque de moyens n’est pas très sérieux, et la crise économique a bon dos. Tout est question de volonté et d’arbitrages budgétaires, surtout pour la première puissance commerciale au monde ! Il faut être honnête : ce que l’auteur de ces lignes affirme régulièrement de la puissance de la France, vaut pour l’Union européenne. Pour paraphraser Shakespeare : être ou ne pas être une puissance, telle est la question.

Prenons garde : la Russie, la Chine, et d’autres puissances émergentes, elles, y ont déjà répondu…

Docteur HDR en géopolitique et maître de conférences en relations internationales (Sciences-Po Paris et ESG Management School), Frédéric Encel anime désormais une chronique internationale quotidienne sur France Inter (18h15) et vient de publier De quelques idées reçues sur le monde contemporain (Autrement).