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Anvers : la Bourse ou une autre vie ?

Retour sur les mutations, l’âge d’or et les craintes contemporaines concernant la grande place du marché du diamant.

 

Cet été, vingt familles anversoises ont fait leur alya, soit une centaine de personnes. Ce qui constitue un grand nombre pour une communauté de 15 000 personnes. Sans compter ceux qui choisissent de partir aux États-Unis, en Angleterre ou ailleurs. Les raisons principales expliquant cette situation sont économiques. À savoir la crise mondiale qui perdure et surtout l’évolution d’un métier qui laisse aujourd’hui peu de place aux générations futures : celui de diamantaire. Pendant 50 ans, Anvers était un havre de paix avec ses succès et parts d’ombre, d’un dynamisme inouï. Une mentalité plus proche de Tel Aviv que de Bruxelles, regroupée autour d’un quartier, d’une activité. Anvers, constituée d’une grande diversité dans sa vie juive et son appréciation du lieu, mélange d’insouciance belge et d’une volonté de vivre le moment, avec les excès dus aux craintes du lendemain. S’il suffisait de parcourir quelques centaines de mètres pour observer la diversité de cette vie juive de village, celle-ci apparaît aujourd’hui comme éclatée et angoissée.

Dans les années 80, 10 000 cleevers (scieurs) et 20 000 tailleurs travaillaient dans le diamant. Aujourd’hui, il reste 150 à 200 tailleurs à Anvers et aucun cleever car le diamant est coupé au laser. Les nouveaux tailleurs ne font plus ça au feeling, mais en purs techniciens. Chaque pierre tend à présenter les mêmes critères. Les fournisseurs ne sont plus les mêmes. La De Beers contrôlait 80 % du marché, aujourd’hui plus que 50 %. On trouve des fournisseurs canadiens, australiens, russes, partout où il y a des mines. Les grands crédits octroyés aux compagnies indiennes dans les années 90, à la fois en Inde et en Belgique, leur ont permis de reprendre le marché du diamant d’Anvers, représentant aujourd’hui plus de 70 % de l’activité. Les petits commerçants juifs n’ont pas tenu le choc. Ils ne dirigent plus qu’une poignée de grandes firmes. L’évolution du marché déplace aussi les diamantaires juifs vers Israël et les Indiens vers Dubaï. D’autres vont encore plus loin, préférant d’autres carrières, surtout ceux qui ont la vingtaine, à l’image de Ran Warcel qui déclare « préparer son départ vers la Silicon Valley, destination où je peux entrevoir un avenir ». Alors qui prospère encore dans le métier ? Principalement les maisons de certificat et tous les services qui tournent autour de l’industrie, tel le shipment avec la Brinks.

Se remettre en question

Avant, il y avait deux ou trois foires par an. Aujourd’hui, une quarantaine. Soit on évolue, soit on disparait. Tous les x temps, il faut se remettre en question. Avant, les gens arrivaient à 8 heures du matin et se battaient pour les places à la Bourse. Aujourd’hui, seule une poignée d’anciens viennent taper la carte. Plus aucun client ne s’y aventure. Tout se passe avec le servicing, via Internet ou directement en contact avec les multinationales. De nombreux professionnels se lamentent qu’ils ne vendent plus un diamant, mais un produit. Avant, le client était excité en entrant dans une bijouterie. Il y avait un certain mystère, une rencontre avec la pierre et les amoureux du métier qui la présentaient. De nos jours, trois clics suffisent.

Cette évolution se lit à travers le parcours de trois époques : la reconstruction de l’après-guerre, les années 70-80 et la période qui s’étend des années 90 à aujourd’hui. L’image d’Épinal que nous avons en France de cette Jérusalem du Nord vient des orthodoxes concentrés dans les rues situées à vue de train entre l’arrêt de Berchem et celui du centre-ville, où grouillaient les bijouteries clinquantes de la rue Pelikaanstraat, avant d’être avalées par l’agrandissement de la gare. Or, la communauté juive était bien différente avant les deux vagues d’immigration de l’Est précédant et suivant la guerre. Il s’agissait principalement de juifs d’origine hollandaise, sépharade et allemande, non orthodoxes pour la plupart. Mais l’antisémitisme en Europe de l’Est convainquit de nombreux jeunes de tenter l’aventure.

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Le 22 mars 1926, Joudka Lerner déclare à l’administration communale d’Anvers qu’il prendra à sa charge la venue et l’accueil de l’apprenti boucher polonais Nuchem Bodner, âgé de 17 ans et résidant à Rzeszov, près de la frontière ukrainienne. Boucher, restaurateur, maroquinier, il multiplie les petits boulots avant de suivre une formation de cleever. À la fin des années 30, le bruit des bottes noires se rapproche. Il tente de faire venir sa famille de Pologne, sans succès. Le 31 décembre 1941, le bureau central de signalements d’Anvers s’inquiète avec zèle de la retraite actuelle du nommé Nuchem Bodner. Parti parmi les derniers, il traverse la France et aide à l’acheminement de vivres pour des familles juives cachées. Il arrive ensuite en Espagne et embarque pour Cuba. L’île encourage plusieurs centaines de juifs anversois à y créer des usines de fabrication du diamant. Nuchem Bodner y épouse « l’expat » Mina Herstein. En 1946-47, les autorités belges demandent à ces diamantaires d’aider à la reconstruction économique d’Anvers, leur offrant des conditions financières favorables.

Zwi Brauner est adolescent à la fin de la guerre. Membre de l’Hashomer Hatzaïr, il rêve de s’installer dans un kibboutz. Il raconte aujourd’hui comment il en fit l’annonce à ses parents. « Du fait de tous les morts dans notre famille pendant la Shoah, ils étaient constamment en deuil. Mon père, qui ne parlait jamais, a pris la main de ma mère et a dit : ‘‘Il va nous abandonner.’’ En une fraction de seconde j’ai compris qu’on avait déjà assez ‘‘donné’’. J’ai donc décidé de rester, à condition que mes parents m’octroient une certaine liberté dans ma vie sociale. J’ai appris un métier et je suis entré dans le diamant. »

La bulle flottante

Des années 50 aux années 70, la communauté juive profite du redressement économique, de l’esprit bon vivant de la Belgique pour retrouver les images, les saveurs d’antan. Avec des références gastronomiques ashkénazes indiscutables comme la boulangerie Kleinblatt, l’épicerie Hoffy’s ou le traiteur Sam, qui organise toutes les réceptions et les petits plats du restaurant de la Bourse. Associations sociales, lieux culturels et sportifs, tous fonctionnent grâce à des structures organisées et à l’appui de grands donateurs, parmi lesquels un autre « expat » de Cuba, Bram Laub, qui deviendra président de la Bourse.

À quelques centaines de mètres, derrière l’avenue de Belgique, se construisent deux pôles majeurs de la vie juive : l’école Tachkemoni et le centre Romy Goldmuntz. Autour de ce dernier gravite la vie extrascolaire des jeunes et extraprofessionnelles des adultes. Cafétéria, salles de sport, halte-garderie, salle de conférence et surtout salle de réception où se déroulent la plupart des mariages des années 70 et bar-mitzvot des années 80. En 1973, l’Encyclopedia Judaïca relève à Anvers le plus haut taux d’inscription en école juive : 95 %. Surtout à la Tachkemoni et à la Yavné. Uniforme gris pour les premiers et bleu pour les seconds, avec apprentissage de l’hébreu et du français dès le primaire, en plus du flamand. En ajoutant souvent le yiddish dans le foyer familial et l’anglais à l’adolescence. Ainsi, les Anversois sont connus pour parler de nombreuses langues couramment à défaut d’en parler une parfaitement, à l’image des Bruxellois.

Les anciens ont besoin de se rassurer et les jeunes d’aspirer à autre chose, mais la plupart se retrouvent pour les grandes fêtes dans les synagogues. Nuchem Bodner, bien que non croyant et non pratiquant, s’y rend chaque samedi. Cela lui permet d’entendre des voix similaires aux proches dont on restera pour toujours sans nouvelles. André, un homme de la génération suivante, fréquente la synagogue pour les mêmes raisons. Étudiant dans une yeshiva d’Anvers, il se mit à travailler très jeune afin de subvenir aux besoins de sa famille. Il ne tarde pas à devenir un des personnages les plus emblématiques de la success story du diamant dans les années 70-80. La réussite des juifs dans ce milieu permet une équation assez simple : adolescent – poursuite des études = formation dans le diamant. Ce métier étant le seul pont unissant les deux groupes principaux : les orthodoxes aux différentes appellations de contrôle et… tous les autres, des laïcs aux religieux tendance Bnei Akiva. Ce mouvement de jeunesse fédère d’ailleurs avec l’Hanoah Hatzioni des centaines de jeunes qui s’y retrouvent les samedis.

Comme de nombreux Anversois de la seconde génération, André abandonne l’orthodoxie. Il devient un des meilleurs courtiers. L’évolution économique fulgurante de ces années encourage les juifs à quitter le centre-ville pour le quartier de Berchem, puis certains montent d’un cran vers Edegem ou mieux encore vers Wilrijk. André y fait construire la plus belle maison de la ville. Collectionneur d’art, il affectionne les objets qui ont une histoire et demandent à ce que celle-ci se poursuive en sa compagnie. André, un homme d’une grande générosité et d’une non moins grande curiosité mène sa vie à la vitesse d’un bateau de course, pendant que d’autres restent sur le port et commentent.

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La nostalgie des années 80 se boit en concentré à Anvers. Car le soleil que les jeunes y aperçoivent se lève et se couche à la même heure le long de la décennie. Les juifs d’Anvers inventent Internet : la mentalité village de certains permet de partager avec toute l’humanité ce qui vient de vous arriver, parfois même avant que cela se déroule. Comme le dit Gabriela Garay : « Pour réconforter des jugements préconçus, il fallait adopter certaines modes, se comporter de telle façon ou ignorer telle personne avec la facilité que le permet l’usage intensif de paradis artificiels ; Anvers était une bulle de richesse où la vie réelle se réservait au petit écran. »

Le kaléidoscope se présente alors ainsi : 70 % des jeunes sont scolarisés dans les établissements juifs, les autres préférant le Collège Marie-José, qui en terre flamande cultive l’apprentissage bourgeois du français, ou bien les écoles publiques du quartier. Ce beau monde se retrouve souvent dans un rayon de cent mètres à midi, soit au Centre Romy Goldmuntz pour les plus jeunes, ou pour les ados chez Benny Falafel, dont le secret de fabrication consiste à gonfler la pita à l’aide d’un fer à repasser, soit au restaurant du couple qui gère également la cafétéria du grand club de tennis Maccabi. Les Borg, McEnroe, Noah font rêver cette génération. Mais pas autant à Anvers que le succès d’une enfant de la communauté : Sandra Wasserman. Championne de Belgique, elle se hisse dans les quarante meilleures joueuses mondiales et motive l’inscription de chaque enfant au club de tennis dans l’espoir d’y former le futur champion.

D’autres parcours locaux intriguent les jeunes : l’artiste Boogie Boy (compagnon de scène de Ray Charles) ou bien la comédienne Anny Czupper (partageant les plus grandes scènes nationales) et quelques Lounia, Ram, Serge, Franco père et fils et autres bibliothèques vivantes émanant des mêmes bois que les rescapés de ce Fahrenheit 451, où l’expression culturelle se développe parfois loin du centre-ville. Sans oublier ces personnes qui, comme le chante Goldman, changent discrètement la vie, tel le Docteur Rappaport.

D’autres avenirs possibles

Dans les années 90, l’équation des juifs dans la bourse évolue : adolescent + poursuite des études = formation dans le diamant. De nombreux jeunes choisissent des études d’ingénieur, d’historien, d’avocat… avant de s’expatrier à Londres, New York, Tel Aviv ou même Bruxelles, qui semble encore plus loin par son mode de vie. Ceux qui reviennent dans la ville, donc dans le diamant, y apportent souvent une plus-value. Chez les Rydlewicz, un des noms les plus respectés sur la place, les études sont un passage obligatoire pour intégrer l’entreprise. Le fondateur, Ytshak Rydlewicz, étant mondialement connu pour ses innovations scientifiques dans le métier.

Bien plus qu’ils ne l’imaginaient, le métier allait changer lorsque cette génération quitterait les bancs de l’université. Comme en témoigne Henri Keesje, issu d’une famille de diamantaires remontant à cinq générations : « On vit dans un monde globalisé, où les pôles évoluent. Les villes comme Dubaï, Bombay, Tel Aviv et Anvers se livrent à une concurrence rude pour attirer le marché. Les grandes firmes deviennent très grandes et essayent d’éliminer les intermédiaires. Tous ces facteurs indiquent que cela va être très difficile pour la prochaine génération de rester dans le diamant. » Grâce aux ordinateurs, on met la pierre dans une machine pour évaluer ses proportions. Un processus développé en Israël. L’entrepreneur ne doit plus être un grand connaisseur. Il se contente d’intégrer des paramètres dans une machine et de donner la pierre à polir afin d’obtenir le meilleur certificat. Avant, on taillait une pierre pour lui donner une brillance, aujourd’hui on la taille pour lui donner un beau certificat. Ce qui ne garantit pas sa beauté, juste la correspondance à une classification. Les nouveaux grands clients de Russie et de Chine veulent avant tout posséder un beau papier.

Certaines fois, l’alliance de l’ancienne façon de faire et de savoir aux nouveaux moyens de savoir-faire permet d’espérer en ce métier, comme le souligne Henri Keesje : « À la recherche d’idées innovantes, j’ai trouvé des niches intéressantes en Israël. Cela m’inspira une méthode qui consiste à “bombarder” le diamant d’électrons afin de changer son aspect et en y ajoutant des couleurs. On obtient un diamant naturel amélioré. Je les fabrique en Israël avant de les importer à Anvers et de les redistribuer sur le marché, à des bijoutiers, designers… Je développe aussi un autre procédé avec les Israéliens – le certissage invisible – inspiré d’une création de Van Cleef et Arpels datant des années 20-30. Ils développent une broche fabriquée avec des rubis, une technique sur laquelle on peut réaliser de nombreuses formes. »

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Mais il n’y a pas que le métier qui change. Toute l’infrastructure et la démographie de la communauté juive aussi. Si les jeunes des années 80 parlaient surtout français comme première langue, aujourd’hui le néerlandais est revenu au premier plan; de nombreux francophones n’étant pas restés et cette langue ayant été choisie comme langue de tous les jours par les nouveaux immigrants juifs de Géorgie, les Israéliens… et les orthodoxes. Les écoles orthodoxes se développent tandis que les écoles juives traditionnelles sous contrat sont en difficulté. La Tachkemoni profite toutefois de l’arrivée des nouveaux immigrants, qui constituent 40 % des écoliers. Shaul Wachsstock, ancien directeur, estime que l’enseignement demeure d’un très bon niveau, mais qu’elle rencontre une autre difficulté : « La vision juive de l’école est restée très traditionnelle. La formation universitaire et les voyages des parents leur ont permis de bénéficier d’autres outils pour définir leur identité juive, plus ouverte sur le monde extérieur. D’où le choc entre les craintes conservatrices et la volonté d’évolution. » Shaul Wachsstock regrette aussi que le centre Romy Goldmuntz ne soit plus en activité aujourd’hui. « Les dirigeants non orthodoxes ont du mal à exprimer une vision ou une volonté précise. »

À Anvers, si prévisible auparavant, il n’y a plus rien de sûr aujourd’hui. Que ce soit le diamant, la vie sociale et culturelle de la communauté ou bien même sa survie. D’un côté, la montée du nombre d’orthodoxes, des juifs géorgiens et israéliens qui ne s’intègrent pas aussi facilement que ceux de la génération précédente, une alya importante des juifs belges non orthodoxes due à l’évolution économique, et enfin la disparition des grands donateurs. Mais, de l’autre côté, un éclatement de la bulle qui permet une plus grande participation à la vie politique et sociale d’Anvers, une multiplication des métiers où s’épanouissent les jeunes dans cette ville qui, malgré les conflits linguistiques et politiques, reste un haut lieu de la contre-culture et de la mode. Certains exportant leur talent comme les photographes Roger Szmulewicz et Isabelle Lesser ou la créatrice de mode Laurence Beller. Mais pour ce qui est de la vie juive anversoise, comment cela va-t-il muer ?

 

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