Huit ans ! Cela fait huit ans, le 6 janvier 2014, qu’Ariel Sharon n’appartient ni au monde des morts, ni à celui des vivants.
Tombé dans un coma profond à la suite d’une hémorragie cérébrale, l’ancien Premier ministre d’Israël de 2001 à 2006, poursuit une existence végétative dans une chambre médicalisée installée dans son ranch « Les Sycomores », près de Sderot, dans le sud d’Israël. Sa famille veut encore croire à une miraculeuse reprise de conscience d’un homme de 86 ans terrassé à un moment crucial de sa vie politique. Il ne nous appartient pas de juger du fondement éthique de cette attitude. Rien n’interdit cependant de considérer que le temps historique d’Ariel Sharon est clos, même si le dernier chapitre de sa biographie, ses obsèques et l’hommage solennel d’une nation à sa mémoire, n’a pu encore être écrit. Ni d’esquisser un jugement sur la carrière militaire et politique d’un homme qui souleva les passions, en Israël et dans le reste du monde.
N’en déplaise à ses adversaires politiques en Israël et à ses ennemis hors du pays, on ne saurait résumer Sharon aux caricatures et approximations et jugements péremptoires portés sur lui alors qu’il était dans l’action. Le personnage est complexe, contradictoire, difficilement classable dans les catégories habituelles : droite, gauche, religieux, laïque, partisan du Grand Israël, adepte du compromis territorial… Il fut tout cela, en fonction de son appréciation des circonstances et de l’intérêt de l’État juif. Opportuniste ou pragmatique ? Retors ou habile ? Visionnaire ou soucieux de sa seule gloire ? Ces questions sont au cœur d’un débat historiographique à son sujet qui n’en est qu’à son commencement. Nul ne peut cependant contester qu’il occupe une place éminente dans le Panthéon mémoriel que chaque Israélien porte en lui, à défaut d’édifice public rassemblant pour l’éternité les grands hommes de l’État juif.
La génération intermédiaire
Ariel Sharon est né le 28 février 1928 au moshav de Kfar Malal, un village coopératif agricole situé à une quinzaine de kilomètres de Tel Aviv. Il est le deuxième enfant de Samuel Scheinermann et de son épouse Vera, née Schneeroff, venus vers 1920 de Russie pour s’installer en Palestine. Jusqu’à leur mort, ses parents conserveront leur patronyme diasporique, qui signifie « bel homme » en yiddish. Ariel « Arik » Scheinermann choisit seul de s’appeler Sharon à l’âge de vingt ans, en 1948, l’année où une partie de la Palestine sous mandat britannique devient l’État d’Israël. Cette « deuxième naissance » marque, pour la génération des pionniers, défricheurs et constructeurs de l’État juif, une volonté de rupture avec le passé et témoigne d’une foi sans limites dans la pérennité de l’entreprise initiée par Theodor Herzl. Une légende, non confirmée, voudrait que ce soit David Ben Gourion lui-même qui ait suggéré au jeune officier de Tsahal Scheinermann d’adopter comme patronyme hébreu le nom de la région dont il est originaire, la plaine de Sharon, berceau de l’agriculture du Yishouv. Ce patronage illustre, réel ou inventé pour les besoins de l’imagerie politique, fait d’Ariel Sharon un Sabra. C’est ainsi que l’on désigne les enfants nés sur la terre d’Israël de parents venus d’ailleurs, d’après le nom d’une plante épineuse des collines arides de Judée et de Galilée, qui symbolise les vertus de ce « nouveau juif » : la résistance physique et la rugosité du caractère.
Il appartient à ce que les historiens appellent la « génération intermédiaire » : elle est située entre celle des pères fondateurs, nés au début du XXe siècle, les David Ben Gourion et Menahem Begin, et celle de l’Israël moderne où se mêlent des dirigeants nés peu avant ou peu après la guerre d’Indépendance (Benyamin Netanyahou, Ehoud Barak, Ehoud Olmert) et ceux qui incarnent l’essor technologique du pays ou la nouvelle alya venue de l’est (Tzipi Livni, Yaïr Lapid, Shelly Yachimovich, Avigdor Lieberman, Naftali Bennett…). La génération de Sharon est celle des Itzhak Rabin, Shimon Pérès, Rafaël Eytan, Rehavam Zeevi. Il n’est pas étonnant que nombre de ses représentants les plus illustres soient des militaires de haut rang. Ils avaient vingt ans en 1948, quarante ans en 1967, quarante-cinq ans en 1973, et certains d’entre eux ont repris du service en 1982, lors de la première guerre du Liban. Cette génération n’a donc cessé de combattre les armes à la main tout en construisant un pays moderne et une démocratie dont les défauts, dénoncés chaque jour par des médias vigilants, ne sauraient faire oublier qu’elle est la seule dans la région. Ni qu’elle n’a jamais été subvertie par des militaires dont le poids dans le pays est pourtant à la mesure des menaces qui pèsent sur son existence.
Au sein de cette génération, Ariel Sharon occupe une place à part. Il est issu, comme beaucoup de ses pairs, du mouvement sioniste socialiste, celui qui faisait du retour à Sion une aventure plus politique que religieuse. Il s’agit, pour ces militants, de construire en Eretz Israël une société nouvelle alliant les valeurs juives à celles du mouvement ouvrier européen engagé dans les luttes sociales de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le collectivisme, total dans les kibboutzim et partiel dans les moshavim s’inspire ouvertement des modèles mis en œuvre en URSS après la Révolution d’octobre. Mais, au sein de cette structure économique et idéologique, les membres de famille Scheinermann font figure de marginaux, voire d’asociaux : ils sont venus au moshav de Kfar Malal pour y pratiquer l’agriculture, à défaut de pouvoir le faire sur un domaine privé. Ils ont connu les premières années du pouvoir soviétique en Russie et en Géorgie, et n’ont aucune indulgence pour ceux qui voudraient voir appliquer ses méthodes dans l’État juif. Au grand dam de leurs voisins, ils clôturent leurs champs et refusent de s’engager dans les luttes politiques très âpres (notamment au moment de l’assassinat de Haïm Arlozoroff) qui opposaient les sionistes socialistes aux nationalistes disciples de Vladimir Zeev Jabotinsky.
Des allégeances personnelles
Fortement influencé par les idées de ses parents, Ariel Sharon ne suivra pas le chemin des Moshé Dayan, Itzhak Rabin, Haïm Bar Lev et autres cadres militaires du Yishouv, qui trouveront dans le Palmah, les groupes de choc de la structure militaire du mouvement travailliste, le creuset d’une élite de l’armée et de la politique. Il ne s’engage pas non plus dans les groupes clandestins de combat contre les Britanniques issus de la droite nationaliste, dont les chefs, Menahem Begin et Itzhak Shamir, joueront un rôle majeur dans la vie politique israélienne après l’indépendance.
Contrairement à l’image longtemps perçue de lui à l’étranger, Sharon peut être considéré comme un « centriste » sur l’échiquier politique israélien. Et, dans un pays qui fut longtemps marqué par une forte polarisation droite-gauche, où les moindres postes et faveurs dépendaient de la loyauté à l’un ou l’autre de ces camps, cette position n’était pas la plus favorable à une ascension rapide dans la hiérarchie militaire ou politique. Ses allégeances sont moins politiques que personnelles : la bienveillance paternelle que lui accorde David Ben Gourion, l’indulgence de grands frères que montrent à son égard ses supérieurs hiérarchiques Moshé Dayan et Itzhak Rabin, en dépit de ses incartades dans l’armée, compensent alors les inimitiés farouches qu’il suscite dans l’état-major de Tsahal. Lorsqu’il choisit, en 1973, d’entrer en politique, auréolé du prestige de son action décisive de franchissement du Nil lors de la guerre de Kippour, il prend la porte de droite. Ce choix ne relève ni d’une adhésion aux principes des héritiers de Jabotinsky alors conduits par Menahem Begin, ni d’une vision messianique du « Grand Israël » portée par les ultra-religieux du Goush Emounim, fer de lance des implantations juives en Judée-Samarie. Sur le plan religieux, par tradition familiale, il pratique un judaïsme modéré, comme nombre de Français la religion catholique : on célèbre les grandes fêtes, les rites de naissance, de mariage et de sépulture, et l’on se tient à distance des zélotes.
Il ne pouvait pas rejoindre les rangs du Parti travailliste, car depuis le départ de David Ben Gourion de son poste de Premier ministre, en 1963, la direction de ce parti est peuplée de généraux avec lesquels il est entré en conflit dans le passé, comme Haïm Bar Lev et David « Dado » Elazar. Après l’échec, en 1973, du parti centriste Shlomzion qu’il avait fondé pour soutenir son action politique, il rejoint le Likoud, la nouvelle alliance de droite forgée par Begin pour le mener à la victoire électorale de 1977. Comme ministre de l’Agriculture, son premier poste gouvernemental, il ne perdra pas de vue ses objectifs militaires : son ardeur à favoriser les implantations juives en Judée-Samarie relève plus d’un souci stratégique (on ne défend bien une terre que si elle est habitée et cultivée par les siens) que d’une vision messianique de la « rédemption de la terre » donnée par Dieu au peuple d’Abraham. C’est pourquoi il ne faudra pas s’étonner de le voir, un quart de siècle plus tard, montrer la même détermination à faire évacuer des implantations juives à Gaza et en Cisjordanie, pour les mêmes raisons stratégiques. Il avait compris, devenu Premier ministre, que l’évolution technologique des armes rendait moins indispensable la maîtrise physique du terrain, et estimé trop élevé le coût politique du maintien ad vitam aeternam d’une occupation militaire de territoires dont l’annexion pure et simple risquait de rendre les juifs minoritaires dans leur propre pays.
L’obsession de la sécurité
L’autre obsession de Sharon était celle de la sécurité, impliquant une lutte sans merci contre le terrorisme, notamment celui perpétré par l’OLP de Yasser Arafat, qui demeurera son ennemi mortel en dépit des accords d’Oslo. C’est cette obsession qui l’entraînera, en 1982, à persuader Menahem Begin de se lancer dans une opération militaire au Liban, destinée à nettoyer le sud du pays des fedayins palestiniens qui harcelaient depuis des années les localités du nord d’Israël. Cette opération – réussie dans sa première phase consistant à éradiquer la présence militaire palestinienne au pays des Cèdres – faillit pourtant mettre un terme définitif à la carrière politique d’Ariel Sharon. L’alliance de circonstance des forces israéliennes au Liban avec les milices chrétiennes du clan Gemayel rendit possible le massacre perpétré par ces dernières dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et de Chatila. Cette opération provoqua une vive émotion populaire en Israël et la mise en accusation d’Ariel Sharon devant une commission présidée par le juge Itzhak Kahane. Laquelle demanda qu’il soit démis de ses fonctions ministérielles pour « avoir ignoré le risque d’effusion de sang et de vengeance (des milices chrétiennes) et n’avoir pas pris les mesures appropriées pour empêcher le carnage ».
Après ce verdict considéré par lui comme une injustice (« On condamne un Juif parce que des Arabes ont massacré d’autres Arabes »), la tentation était grande pour Sharon de se retirer dans son ranch, acquis grâce à l’aide généreuse d’un riche admirateur juif américain, Meshulam Riklis. Mais sa passion pour l’agriculture nourrissait son énergie politique, et vice versa… l’une et l’autre étaient inséparables. Surmontant ses rancœurs, il constate qu’en dépit des foules rassemblées pour le conspuer après Sabra et Chatila, sa popularité reste intacte dans de larges secteurs de l’opinion, notamment au sein du Likoud qui l’enverra à la Knesset de 1977 jusqu’en 2006.
Son arrivée au pouvoir, en janvier 2001, sera vécue par lui comme la juste réparation d’une injustice. Face au déclenchement de la 2e Intifada, en septembre 2000 à la suite de l’échec des négociations de Camp David, il est apparu comme le seul homme politique capable de s’opposer à ce nouveau déchaînement terroriste. Cet objectif fut atteint, et l’Intifada dite Al Aqsa fut vaincue. Mais l’exercice du pouvoir suprême avait profondément transformé Ariel Sharon : il avait fini par percevoir les limites d’un adage qui l’avait inspiré pendant des décennies de vie militaire et politique : « Ce que l’on n’obtient pas par la force peut s’obtenir avec plus de force ». Cela l’amena, plus résigné que convaincu, à se rallier à la solution dite des « deux États pour deux peuples entre la Méditerranée et le Jourdain », et à provoquer, au sein du Likoud, une scission avec les jusqu’au-boutistes du « Grand Israël ». Le retrait unilatéral, en septembre 2005, d’implantations juives, total à Gaza, et symbolique en Judée-Samarie, n’était que le premier étage d’une fusée dont l’objectif final était, dans son esprit, l’établissement d’un État le plus juif possible sur la plus grande partie possible d’Eretz Israël. Du pur Ben Gourion. C’était compter sans l’aveugle force du destin, capable de foudroyer ceux qui l’ont trop insolemment défiée.