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Israël

Flash-back sur une évacuation

Ilan Cohen, directeur de cabinet d’Ariel Sharon à l’époque, a vécu à ses côtés tout l’épisode du désengagement.

 

L’Arche : La décision d’Ariel Sharon de quitter Gaza a dû être assez difficile à prendre compte tenu de son engagement historique. Comment avez-vous vécu ces moments-là auprès de lui, en tant que directeur de cabinet ?

Ilan Cohen : Il s’agissait d’un tournant dramatique. Pendant 30 ans, il a été perçu comme le père des implantations, les connaissant une par une. Il a agi ainsi lorsqu’il était Premier ministre, car il estimait à ce moment-là que cela serait bien pour le pays. Cette décision – et je sais comment il l’a prise – il l’a menée de bout en bout en regardant vers l’avenir. Lorsque des conseillers expliquaient que ce désengagement devait se dérouler sur plusieurs années, le temps de convaincre et de mettre en place les modalités nécessaires, Sharon insistait pour que cela se fasse en un an. Conscient de l’instabilité politique du Moyen-Orient et des gouvernements israéliens successifs, la practicité d’opérer un désengagement sur plus de temps favoriserait les tentatives de blocages par ses adversaires. La décision fut adoptée par le gouvernement en juin 2004 et à l’été 2005 on se trouvait déjà en dehors de Gaza. Il est difficile d’imaginer à quel point l’opération fut complexe. Il fallait évacuer des civils et des soldats en milieu hostile, sans qu’il y ait des pertes humaines. En France, on entendait à l’époque des comparaisons entre Ariel Sharon et le Général de Gaulle : deux militaires de carrière, de droite, prenant des décisions dramatiques en quittant les colonies… Je leur répondais qu’il s’agit effectivement de grands hommes, menant à bien une mission douloureuse, mais avec une petite différence, à savoir que Sharon évacua les colonies qu’il avait lui-même construites, ce qui n’était bien entendu pas le cas de De Gaulle.

Quelles sont les motivations derrière cette décision. Estimait-il que c’était ce qu’il fallait faire ?

Il est indispensable de se plonger dans l’histoire de Gaza pour comprendre cela. Gaza ne représentait plus alors un atout stratégique. À l’époque, deux millions de Palestiniens vivaient sur ce territoire avec un chômage atteignant les 45 %. Le taux de natalité battait des records provoquant une densité très importante de la population. Il n’y avait pour les 10 000 juifs qui y vivaient aucun espoir démographique ni démocratique. Israël voulait évacuer de manière bilatérale ce territoire depuis bien longtemps. D’ailleurs, à l’époque des accords avec Sadate, Begin lui proposa de gouverner sur ce territoire, mais il était assez intelligent pour refuser, comprenant qu’il s’agissait plus d’un boulet que d’un atout. Gaza n’avait donc aucune valeur dans de futures négociations puisque les pays arabes eux-mêmes refusaient de gérer ce territoire. On ne pouvait pas garder deux millions de personnes sans leur octroyer les mêmes droits, d’emploi, de nationalité… Même au point de vue sécuritaire, cela n’est pas préférable. La situation sécuritaire est bien meilleure aujourd’hui. La technologie nous permet de mieux assurer la défense du pays que toutes les troupes qu’on y envoyait pour patrouiller. Beaucoup de gens semblent oublier que le Hamas n’a pas attendu notre départ pour représenter la force principale de ce territoire. Bien entendu, le prix à payer pour les Israéliens qui y habitaient était très élevé, avec de nombreux drames humains. Néanmoins, lorsque vous analysez la situation avec du recul, l’avenir stratégique d’Israël est bien plus sûr sans Gaza. N’ayant aucune confiance dans la volonté d’Arafat de faire avancer les négociations, il décida de ne pas attendre, d’agir et de prendre son destin en main pour le bien d’Israël.

Ce désengagement a-t-il été coordonné d’une manière ou d’une autre avec les Égyptiens ?

Cela a été coordonné avec le Quartet, avec la communauté internationale dans son ensemble et les États-Unis en particulier. Nous avions une entente avec l’Égypte à ce sujet. Ils devaient arrêter le flot d’armes provenant du Sinaï vers la bande de Gaza.

Pensez-vous qu’à ce sujet les Égyptiens agissent aujourd’hui avec plus de détermination pour empêcher les approvisionnements en arme, avec le développement du terrorisme dans le Sinaï ?

Ils comprennent aujourd’hui que la lutte contre Al-Qaïda et l’expansion du terrorisme n’est pas que dans l’intérêt d’Israël. Ils ont vu ce qui s’est passé avec la montée de l’islamisme dans leur pays et avec les nombreuses attaques contre leurs soldats et gendarmes. Nous avons longuement débattu en Israël afin de savoir si nous devions garder un petit secteur nous permettant de contrôler la frontière avec l’Égypte, le long de la route de Philadelphie. Mais nous avons préféré évacuer chaque mètre carré se trouvant au-delà de la frontière internationalement reconnue.

Les gens semblent avoir oublié, dans le monde en tout cas, que Sharon fut celui qui coordonna l’évacuation du Sinaï il y a 30 ans.

C’est sûr qu’en Israël les gens ne l’ont pas oublié. Et c’est aussi pour cette raison qu’il fut peut-être le seul homme à pouvoir entreprendre cela à Gaza. Sa réputation de Monsieur Sécurité était telle, que le peuple lui faisait confiance même lors d’une décision aussi difficile et douloureuse.

Il est bien entendu très délicat de faire de la politique-fiction, mais pensez-vous, en tant que proche de Ariel Sharon, que face à l’évolution de la situation, il aurait poursuivi ce processus dans les autres territoires ?

Certainement pas. Il l’a dit à plusieurs reprises : « Le désengagement de Gaza ne mènera pas à un second désengagement de Judée-Samarie. » Le Président américain lui-même avait déclaré que les retraits de ces territoires devaient se faire dans le cadre d’un accord et qu’il devait tenir compte de l’évolution démographique, rendant impossible un retour aux frontières de 1967. La feuille de route fut acceptée par la quasi-totalité de la communauté internationale, mais aussi par Abbas et la Knesset. Nous avons accompli la première étape de ce plan de paix qui était l’évacuation de Gaza. C’était alors au tour des Palestiniens d’agir en désarmant les milices et autres mouvements paramilitaires, ce qui ne fut pas le cas. Sharon insistait alors pour prévenir que toute prochaine action israélienne se ferait par l’intermédiaire d’un accord avec les Palestiniens et les instances internationales, une fois que les Palestiniens s’engageraient à accomplir leur dû suite au retrait de Gaza. Je pense qu’aujourd’hui encore Israël doit insister pour reprendre la feuille de route, le dernier accord qui peut faire figure de chemin vers une solution réelle et acceptable. Je me permets de souligner une fois de plus qu’Israël a accompli 100 % de ses obligations concernant la première étape.

Pouvez-vous nous décrire ce que vous ressentiez en travaillant avec Ariel Sharon ?

C’était une expérience qu’on ne rencontre qu’une fois dans une vie. Et je ne venais pas du Likoud ni d’un autre parti de droite. Cet homme commença à s’impliquer dans son engagement au pays il y a plus de 60 ans ! Un homme qui a fait preuve de leadership lors des grandes heures de ce pays. À ses côtés, j’eus la charge de coordonner le désengagement de Gaza. Je me sentais en sécurité, soutenu par cette force inamovible et sa parole. A cette époque, il était tout sauf un politicien. Il ne se souciait pas de la prochaine élection. Son statut international et son attachement au peuple et au pays qu’il aimait faisaient que ses décisions étaient celles d’un homme d’État ne se souciant d’aucune manière des combinaisons politiciennes. Et il en a payé le prix fort. Il s’est retrouvé en minorité à la Knesset, se voyant confronté à son propre camp. Lorsqu’on me demande de décrire Sharon en quelques mots, je dis simplement que c’est un homme qui a toujours voulu avoir le volant entre ses mains. Il m’a dit un jour qu’ « il valait mieux avoir tort et être dans le siège du conducteur que d’être sur le bon chemin et que quelqu’un d’autre soit au volant de votre voiture ». Lorsque vous êtes au volant et que vous avez tort, vous pouvez effectuer des ajustements, votre destin est entre vos mains. Si les dirigeants internationaux changent de priorités ou d’alliances, c’est à vos risques et périls. C’est pour cette raison que Sharon a toujours agi pour qu’Israël puisse avoir un maximum d’autonomie dans ses choix politiques.

Sa rencontre avec Jacques Chirac fut mémorable, dit-on.

Nous avons rencontré le Président Chirac, le Premier ministre Villepin, le ministre des Affaires étrangères Juppé… Cet épisode fut effectivement assez particulier. Pendant de nombreuses années, Chirac était considéré par Israël comme très prosyrien et critique à l’égard des choix politiques d’Israël. Pourtant, cette visite m’a replongé dans le Paris de mes souvenirs d’enfance dans les années 60, lorsque tant de Français, dont Johnny Hallyday, manifestèrent pour Israël. La relation chaleureuse s’est à nouveau fait sentir après tant d’années assez compliquées. Cette réception  chaleureuse de Chirac était probablement la conséquence de l’assassinat du dirigeant libanais Rafik Hariri qui marqua un tournant dans les relations France-Syrie et le désengagement de Gaza, attribuant au Premier ministre israélien une stature d’homme politique d’un autre plan.

Pouvez-vous nous révéler la teneur de certaines discussions entre les deux hommes ?

Un moment assez savoureux fut lorsque Sharon découvrit que Chirac avait été ministre de l’Agriculture. Après de longues discussions sur la Syrie et la menace nucléaire iranienne, ils ont parlé pendant une vingtaine de minutes de bétail, de tracteurs… Lorsque Sharon commençait à parler du travail à la ferme et de tout ce qui concerne l’agriculture, il mettait tout de côté pour partager son amour de cette activité. C’était drôle de se retrouver là et d’entendre deux chefs d’État parler de ces sujets aussi naturellement.

Propos recueillis par Steve Krief