Où sont ces infatigables militants de la cause palestinienne ? Leur silence est vacarme.
Entre 130 000 et 160 000 morts selon les sources, plus de 4 millions de déplacés (soit des réfugiés au sein des frontières nationales) et de réfugiés (donc hors des frontières), des milliers de femmes violées et de captifs torturés, des centaines de milliers de civils – des enfants pour la plupart – souffrant de malnutrition du fait de sièges militaires, et au total des millions de personnes spoliées de leurs biens ou appauvries par la perte de leurs logements sous les bombardements…
En soi, les chiffres ne disent pas grand-chose. Ou, plus précisément, ils lassent. Durant les deux premières années de répression puis de guerre civile, du printemps 2011 au printemps 2013, les exactions massives du régime de Bachar el Assad à l’encontre de ses opposants choquaient. Non seulement les images, chiffres et autres témoignages étaient impressionnants par leur ampleur et leur cruauté, mais encore l’horreur syrienne semblait trancher avec d’autres évolutions arabes ; en Égypte, au Yémen, en Tunisie et même en Libye, si le calme ne régnait pas, on n’enregistrait guère de massacres. Mais un phénomène évolutif d’une part, un événement brutal d’autre part, extrêmement différents dans leur nature, sont venus éloigner (définitivement ?) les opinions occidentales du sort des victimes syriennes. Le phénomène évolutif d’abord. Petit à petit, l’opposition syrienne a changé d’apparence. Dans un premier temps, des mères de famille venaient réclamer justice devant les corps de leurs gamins martyrisés par les flics d’Assad, à Deraa. Dans un second temps, des foules de civils pacifiques demandaient des réformes, défilant dans les rues en bravant la soldatesque. Puis des militants armés défiaient le dictateur baasiste, faisant le coup de feu contre ses militaires, et conquérant par la force des quartiers entiers de grandes villes.
Mais depuis plusieurs mois, de ses combattants armés, on ne voit plus que des hommes enturbannés ou ceints de bandeaux de moudjahidin, barbes fournies et drapeau noir du Djihad en main, perpétrant des crimes sauvages dans leurs zones et y imposant une charia fanatique. Pire ; on sait que ces islamistes radicaux reçoivent le renfort de centaines de jeunes djihadistes venus d’Europe – de France en particulier – soutenus par l’infréquentable confetti islamo-gazier : le Qatar. L’opinion découvre alors sur ses écrans qu’Assad ne réprime pas que de doux innocents, commence à redouter que celui-ci ne chute au profit d’islamistes radicaux, renvoie dos à dos le « boucher de Damas » et les « fous d’Allah ». Les résultats de quantité de sondages réalisés en 2013 attestèrent de ce nouveau positionnement équanime entre peste et choléra. Au détriment de l’immense majorité des Syriens pris en étau, défavorables tant au despotisme cruel et népotique d’Assad qu’aux djihadistes…
L’événement brutal ensuite. Ce fut l’attaque au gaz neurotoxique de l’est de Damas (Ghouta) par les forces gouvernementales. Certes, ce crime contre l’humanité révulsa les consciences, mais une fois la crise résorbée par un accord diplomatique sur la neutralisation des stocks d’Assad (septembre 2013), l’attention se relâcha et l’on oublia les civils syriens continuant de mourir bien plus sûrement et autrement plus nombreux sous les balles, bombes et obus conventionnels tirés par l’armée d’Assad. Un peu comme si, après avoir patiemment compati, veillé et prié au chevet d’un malade frappé de la peste, celui-ci, guéri, venait nous importuner avec un banal rhume ! Après le kilomètre-émotion, c’est bien l’arme-émotion qu’il faut ici mettre en cause. On n’accepte pas que quelques centaines de personnes soient massacrées par des gaz toxiques, on prend avec recul ou fatalisme le meurtre « conventionnel » de dizaines de milliers d’autres par la suite.
Enfin, que sont devenus ces intellectuels, diplomates et journalistes occidentaux naguère friands du régime alaouite ? Leur silence devant l’abjection, ces trois années de guerre, est plus assourdissant encore que leurs cris d’orfraie devant toute initiative politique ou militaire occidentale en sphère arabe. Eux qui, souverainistes, anciens cadres d’Orient du Quai d’Orsay ou journalistes engagés, considéraient ce régime (et souvent celui, proche, du despote irakien Saddam Hussein) si digne d’amitié et de soutien, surtout depuis qu’un nouveau dirigeant jeune et moderne, médecin de son état, présidait à ses destinées… Et cela alors même que Hafez el Assad, le père de Bachar, avait déjà assassiné des milliers de personnes à Hama en 1982, et que tant d’autres continuaient de périr – y compris depuis l’avènement du fils en 2000, dans les geôles à torture et sous les coups des terribles moukhabarat, les services de renseignement du régime… L’auteur de ces lignes, dès le 28 juin 2001, publiait pour sa part dans Libération une tribune intitulée : « Assad à Paris : une faute morale, une erreur géopolitique ».
Et où sont ces infatigables militants de la cause palestinienne ? Leur silence est vacarme tandis que se poursuit l’implacable siège du quartier palestinien de Yarmouk, dans les faubourgs de Damas, crime de guerre auquel seul le quotidien Le Monde a consacré récemment un vrai travail de fond. Pilonnée sans cesse, délibérément affamée, la population y crève à petit feu dans l’indifférence générale de ses « amis » patentés en Occident. Pas de manifestation de rues, de boycott ni de flottille pour les Palestiniens de Damas ! Comme il n’y en eut jamais pour ceux de Septembre noir assassinés en Jordanie, pour ceux de Sabra et Chatila abattus par le Hezbollah en 1985, pour ceux de Tripoli chassés par Kadhafi en plein désert dans la foulée des accords d’Oslo…
En moins de trois années, Assad aura réussi le tour de force de dépasser en nombre de tués ceux déplorés lors de toutes les guerres israélo-arabes, tous camps confondus ! Décidément, c’est aujourd’hui plus que jamais, en Syrie, que se confirme la faible capacité de mobilisation de l’opinion publique, et, surtout, que se révèle au grand jour la géométrie variable d’un certain pro-arabisme dogmatique…
Docteur HDR en géopolitique et maître de conférences en relations internationales (Sciences-Po Paris et ESG Management School), Frédéric Encel anime désormais une chronique internationale quotidienne sur France Inter (18h15) et vient de publier De quelques idées reçues sur le monde contemporain (Autrement).