La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Littérature

Yehuda Jean-Bernard Moraly en trois actes

Rencontre avec le grand critique et professeur de théâtre à l’occasion de la sortie de son dernier livre L’Oeuvre Impossible : Claudel, Genet, Fellini.

L’Arche : Pouvez-vous nous parler de votre parcours théâtral ?

Yehuda Jean-Bernard Moraly : En 1966, quand je suis arrivé à Paris, je voulais faire du cinéma. C’était alors un véritable âge d’or du théâtre, avec des recherches très différentes mais toutes fascinantes, les premiers spectacles de Chéreau, qui m’ont bouleversé, ceux du Mouvement Panique (Arrabal, Savary, Copi), les grands spectacles politiques, dont Bernard Dort, dont je garde un très vif souvenir, était le spécialiste, la recherche de Vitez, dont chaque spectacle était une merveilleuse surprise. J’ai étudié chez Lecoq, à l’Ecole du Théâtre des Amandiers, avec Debauche, Vitez et Merzer et à la Sorbonne, à l’Institut d’études Théâtrales, avec Dort, Roubine et Abirached. Ce sont des années où j’ai énormément reçu. J’ai commencé à jouer, un peu, et j’ai écrit des pièces. La première, Les Catcheuses, a été montée par Daniel Mesguich, dont c’était le premier spectacle et a obtenu un succès qui s’est prolongé, en France et à l’étranger. Le Tombeau des Poupées a été monté en 1983 au Palais de Chaillot dans de superbes décors de Karen Abd El Kadder.

Quand je suis arrivé en Israël, en 1980, j’ai mis en scène des pièces que j’avais écrites. Strip, en 1982, a eu un grand retentissement. J’ai monté aussi une comédie musicale pour personnes à besoins spéciaux, La Belle et la Bête. Récemment une jeune metteur en scène, Nira Moser, m’a fait le grand cadeau de remonter – exactement 30 ans plus tard – cette comédie musicale avec des personnes aux besoins spéciaux, toujours avec les très beaux chants écrits par ce remarquable compositeur francophone qu’est Gilbert Sabbah et la participation d’une chanteuse non-voyante, extraordinaire, Iris Ben Schimol. Et puis il y a eu la découverte du théâtre yiddish, de son fondateur, surtout, Abraham Goldfaden. La pièce que j’ai montée au Khan d’après I.B. Singer, Gimpell le naïf est un hommage à Goldfaden. C’est alors que je suis entré à l’Université hébraïque et, pour y rester, il m’a fallu aborder le théâtre d’une autre manière : celui de la recherche. J’ai alors écrit plusieurs livres, sur Genet, La Vie écrite (1988), qui a été sa première biographie, Le Maître fou (2009), sur ses textes théoriques, très peu connus et si intéressants, sur Claudel (Claudel metteur en scène, 1988). Plus récemment, j’ai entamé une recherche sur les représentations voilées de personnages juifs au Théâtre et au cinéma. La Revue de l’histoire de la Shoah a publié, l’année dernière, un article que j’ai écrit sur le personnage de Josué, dans Les Enfants du Paradis.

Quand j’ai été directeur du Département d’Etudes Théâtrales à l’Université, j’ai organisé de nombreux colloques (Théâtre et musique, Théâtre dans Société pluriculturelle, Théâtre comme Tikoun Olam) qui étaient de longues fêtes, mêlant conférences, spectacles originaux et spectacles invités. Avec très peu de moyens, nous avons réussi à monter plusieurs spectacles par an, dont certains, je crois, sont restés dans les mémoires.

J’ai maintenant un grand projet de théâtre musical juif, un ensemble de quatre pièces montrant une libération progressive, une alya théâtrale, de Gimpell, à La Musique (qui a été lue à France Culture) en passant par Altneuland, une adaptation du  livre prophétique d’Herzl et les Jours du Messie, la dernière pièce, bouleversante, d’Abraham Goldfaden. J’espère un jour réaliser ce rêve ou le voir se réaliser.

J’ai d’autres rêves, plus modestes, celui de cycles de lectures permettant de découvrir les trésors du théâtre juif, les pièces de Peretz, de Goldfaden, de Shalom Aleichem, celles de ce prodigieux dramaturge aujourd’hui oublié, Alfred Savoir dont les pièces, que nous avons montées au Département, sont de pures chefs-d’œuvre.

Moraly livre

Pourquoi le choix d’auteurs aussi différents dans votre livre ?

Pour découvrir l’œuvre impossible d’un créateur, il faut très bien connaître sa vie, ses projets, ses brouillons puisque par définition, cette œuvre qui n’a pas abouti, n’a pas été publiée, ou entièrement réalisée. Or, je connais bien Claudel, Genet et Fellini qui ont été les grandes passions artistiques de ma vie.

Tout a commencé avec Genet et la découverte, pendant l’écriture de ma maîtrise, d’un trésor d’Ali-Baba, les papiers de son agent, juif, Bernard Frechtman, qui venait de se suicider – en grande partie à cause de Genet – mais qui détenait chez lui les brouillons des œuvres, ceux des projets inachevés, et une énorme correspondance. Dans la correspondance, j’ai découvert l’existence de cette œuvre, La Mort, sur laquelle il a si longtemps travaillé. En analysant les brouillons qui ont subsisté de ce grand projet, je me suis rendu compte qu’il fournissait la clé de l’œuvre. Des textes mystérieux comme Le Balcon, ou Les Paravents répondaient parfaitement aux objectifs qu’il s’était fixé dans La Mort. C’est une des caractéristiques de l’œuvre impossible : elle n’est pas aboutie mais éclaire le reste de l’œuvre d’une manière totalement nouvelle, et cohérente. Plus tard, je me suis aperçu qu’on pouvait opérer la même démarche avec Claudel. Cet auteur, si prolifique, avait lui aussi un projet qui l’a longtemps hanté, celui de la quatrième partie du cycle des Coufontaine où devaient dialoguer les deux Testaments, le Judaïsme et le Christianisme. Et ce désir de dialogue entre les deux religions constitue également la clé de l’œuvre de Claudel, présentant souvent (comme Genet, d’ailleurs) l’identité des contraires.

J’ai essayé ensuite, de transformer ces résultats de terrain en principe. Dès que j’aborde une œuvre nouvelle, j’essaie de découvrir, dans la biographie, l’œuvre qui n’a pas été réalisée et qui a longtemps hanté le créateur. C’est ainsi, qu’entre autres, je suis arrivé au Voyage de G. Mastorna, ce film qui a hanté Fellini jusqu’aux derniers moments de sa vie et qui, sans avoir été réalisé, est la clé de tous les autres.

J’ajouterai que Claudel, Genet, Fellini semblent différents mais ils ne le sont pas tellement, au fond. J’ai déjà beaucoup écrit sur le paradoxal parallèle qu’on peut effectuer entre Claudel et Genet (mêmes haines, l’art psychologique, pédagogique, mêmes modèles, le théâtre grec, la cérémonie religieuse, mêmes rêves d’un théâtre sacré, nouveau, qui transforme le spectateur comme une cérémonie religieuse). Et si on lit mon livre, on s’apercevra que l’image de marque de Fellini, les spaghettis, l’érotisme rieur, masque son œuvre. Lui aussi est un mystique dont la quête s’opère loin des religions établies.

Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans chacun de ces textes ?

Une des étapes du projet de Claudel (le dialogue entre le Judaïsme et le Christianisme) est une pièce étonnante, On répète Tête d’Or, qui a été publiée dans l’édition critique de Tête d’or par Michel Lioure. A 81 ans, Claudel réécrit Tête d’or, la pièce qu’il a écrite à
21 ans, en 1889. Il en situe l’action dans un camp de prisonniers, pendant la deuxième guerre mondiale et y présente le dialogue de deux personnages Simon Bar Yona (le Fils de la Colombe, c’est-à-dire le Christ) et le « Youpin du 127e », la synagogue, le prisonnier qui jouera le rôle de la Princesse. Etrangement, le « Youpin du 127e » est bien plus agressif, déterminé, que le « fils de la colombe » et Claudel interrompt le dialogue, « horrifié ».

Je suis sûr qu’aujourd’hui, ce texte, reconstruit selon les objectifs de Claudel pourrait constituer un spectacle étonnant. Claudel avait pris de Jacques Perret (Le Caporal épinglé) des cours d’argot de prisonniers et avait écrit cette version en argot.

La Mort de Genet est aussi un texte extraordinaire. Les brouillons inédits que j’évoque dans le texte désignent un rêve ambitieux. A part Fragments, il y a aussi Les Folles qu’il a commencé après avoir vu une parodie effectuée par Robert Hirsh chez Francine Weisweiller, amie de Cocteau.

Quant au Voyage de G. Mastorna, dont le scénario a été publié très récemment aux Editions Sonatine, si le film avait été tourné, il aurait mis en évidence la lecture métaphysique qu’on peut faire des films de Fellini. Le scénario décrit un voyage au pays des morts effectué par un violoncelliste victime d’un accident d’avion. La couverture du livre est empruntée à la bande dessinée que Milo Manara a tiré des premières séquences du film.

 

L’aspect asymptotique d’une œuvre est-il motivant ou frustrant pour l’auteur ?

L’expérience de l’œuvre impossible, que le créateur tente toujours de rencontrer, sans y parvenir jamais, est extrêmement douloureuse. Je décris, dans le texte, les souffrances de Mallarmé aux prises avec le projet du livre auquel il se consacre presque trente ans avant d’en détruire les brouillons. J’évoque celles de Claude Monet, détruisant des toiles de son grand projet des Nymphéas qui n’a été montré au public qu’après sa mort. Genet frôle par deux fois le suicide, en 1952 et en 1964. Claudel tombe malade, après l’échec d’une des étapes du grand projet, le grand spectacle musical rêvé pour l’Opéra de Paris et Ida Rubinstein. Ce n’est qu’après un long séjour en clinique que Fellini renonce au projet du Voyage de G. Mastorna.

C’est la traversée de la forêt obscure, dont Genet parle, après Saint Jean. Mais cette période de crise est suivie, souvent, d’une renaissance de l’artiste – une renaissance qui s’effectuera dans un autre registre.

Yehuda Jean-Bernard Moraly, L’Oeuvre impossible: Claudel, Genet, Fellini. Editions Le Manuscrit.

Présentation du livre le 7 mai à 16h30 à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Avec la participation de Thérèse Malachy, Betty Rojtman, Cyril Aslanov et Yaël Grinberg.

Le 8 mai à 19h30 à la Librairie du Foyer de Tel Aviv.