Dans Un amour à l’aube Elisabeth Barillé raconte la brève liaison entre Modigliani et la poétesse russe Anna Akhmatova et propose une réflexion personnelle sur le mécanisme de l’inspiration.
En 1910, Modigliani a vingt-six ans. Après avoir vécu à Montmartre, il vient de s’installer à Montparnasse, cité Falguière. Cette même année, Anna, jeune mariée, découvre la capitale avec son époux, Nikolaï Goumilev, fondateur du mouvement prônant une poésie simple, l’acméisme, auquel appartiendra Anna, Ossip Mandelstam ou encore Mikhaïl Kouzmine. Modigliani et celle qui n’a pas encore pris le nom d’Akhmatova se rencontrent à Montparnasse. Ils vont s’écrire régulièrement et se reverront au printemps 1911 alors qu’Anna séjourne seule à Paris.
La liaison entre Amedeo et Anna reste mystérieuse. Elisabeth Barillé, comme elle l’explique, a rassemblé les quelques témoignages encore existants tels que les souvenirs de la poétesse. Mais elle suggère plus la liaison qu’elle n’en fait le récit et évoque surtout leurs dialogues par lettres interposées et leurs longues promenades durant lesquelles l’un et l’autre cessent d’être seuls. « On communique » s’émerveille Modigliani devant cette femme dont le beau visage étrange incarne alors l’inspiration. Fascinée par ces deux personnalités, Elisabeth Barillé a plutôt choisi de raconter l’émouvante quête parallèle des deux jeunes artistes qui ont vu en l’autre une âme amie. Une autre façon de parler d’amour. Comme pour mieux souligner combien Modigliani et Anna Akhmatova sont ailleurs, l‘auteur décrit également par petites touches l’ambiance de l’époque. Le milieu poétique en Russie dans lequel Anna n’a pas encore de place entre le succès de Marina Tsvetaeva et les a priori sur la poésie féminine mais aussi la jeune Ecole de Paris et le monde artistique cosmopolite à Paris où Modigliani se sent ignoré.
Anna entre dans la vie de Modigliani alors qu’il croit à sa vocation de sculpteur. Un rêve de pierre qu’il veut concrétiser malgré les poussières qui attaquent les poumons de ce tuberculeux et l’indifférence des marchands d’art. Avec Anna Akhmatova, il a trouvé un « visage de reine triste » qui le hante tout en lui procurant des forces. Outre des têtes sculptées, il aurait réalisé seize dessins d’elle. Un seul nous est parvenu.
Elisabeth Barillé s’interroge sur l’influence d’Anna. Le peintre « cherche de quoi nourrir ses inquiétudes et sa vision » dans les lieux de culte. Il se montre ainsi curieux de l’esthétique des rites orthodoxes dans laquelle a baigné la femme aimée. « Modigliani s’en veut de cette froideur face aux icônes, mais quelque chose l’y pousse, une excitation qu’il n’attendait pas. Regarder encore, et de plus près, percer l’énigme codifiée des volumes, des couleurs. (…) S’il devait retrouver la peinture, ce serait pour exécuter des portraits qui viennent d’aussi loin. (…) Au regard qu’il lui lance, quand elle revient vers lui, Anna comprend que quelque chose d’inespéré s’est produit. » Plus qu’un coup de foudre, c’est bien le fil de la réflexion esthétique de Modigliani qu’Elisabeth Barillé cherche ici à explorer.
Quant à l’influence du peintre sur la poétesse, elle se révèle par la liberté qu’Anna, sorte de « dame au petit chien », parvient alors à conquérir. L’amour de Modi et ses lettres sont un encouragement à la fois discret et puissant à l’imiter, c’est-à-dire suivre sa vocation. Bientôt elle signera ses vers du nom d’origine tartare d’une aïeule, s’émancipant de sa famille et de son mari qui ne l’encourageait guère.
Lorsqu’Anna Akhmatova rentre en Russie en juillet 1911, il lui reste plus de cinquante ans à vivre et à écrire, Modigliani, neuf années seulement. Ils ne se reverront plus mais l’un et l’autre garderont le souvenir de ce moment de grâce amoureuse et artistique. Moment presque impalpable sur lequel Elisabeth Barillé parvient à mettre des mots pour nous inviter à voir dans l’amour et la création deux mystères souvent intimement liés.