Apprécier le temps présent avant le prochain coup dur, c’est le vade mecum de l’humour israélien.
1948 est la date de création de l’État hébreu, mais aussi celle de l’humour israélien. Puisant ses fondements dans ses racines juives, ce jeune humour se veut autodérision ; comme son aîné, il est empreint de tendresse et de bienveillance envers ceux dont il rit. Il se moque des défauts des hommes, mais aussi de l’actualité du pays, et en général, de la situation quelque peu bancale dans laquelle les citoyens se trouvent, depuis leur arrivée en terre promise. À l’image du pays, l’humour n’a cessé d’évoluer. Aujourd’hui, c’est surtout par l’intermédiaire du petit d’écran qu’il s’exprime. Une nouvelle tendance s’est affirmée à travers les sketchs des humoristes : le cynisme, tranchant, et parfois même, cruel. Qu’il soit indulgent ou sévère, l’humour israélien, ses clins d’œil et ses allusions, oblige tout étranger souhaitant en saisir les subtilités, à s’imprégner, au préalable, des références populaires et culturelles locales.
Aux premières heures de l’État d’Israël, il n’y avait presque rien sur cette terre aussi accueillante qu’hostile. Face aux arrivées d’immigrants venus de tous pays, Israël s’est façonnée à un rythme accéléré ; dans la précipitation, tout n’est pas allé comme dans le meilleur des mondes possibles. Par ailleurs, les voisins hostiles n’ont pas cessé de causer des tourments aux pionniers. Malgré ces difficultés, Israël est restée l’unique et chère patrie de son peuple. Dans la lignée de la tradition juive, afin de se consoler de leurs peines, les Israéliens n’ont pas manqué de pratiquer l’autodérision afin de prendre du recul sur leur situation précaire. Le célèbre humoriste Ephraïm Kishon, qui nous a quittés en 2005, dépeignait avec finesse ce tableau rocambolesque : « Israël est le seul pays où on peut obtenir en dix minutes un logiciel pour diriger des véhicules spatiaux, et où il faut attendre un mois pour réparer la machine à laver ».
Soixante-six ans plus tard, la situation ne semble toujours pas vraiment satisfaisante. Les comédiens de l’émission hebdomadaire Eretz Nehederet, « Un pays merveilleux », le show humoristique le plus populaire en Israël, ne manquent pas de le rappeler. Tandis qu’en mars dernier, ils analysaient, à travers plusieurs sketchs, les raisons possibles de la disparition du vol MH370 d’Air Malaysia, une intervenante jouant une péronnelle s’était alors plaint : « Comment une chose pareille peut-elle se passer en Israël, en 2014 ? ».
Le traqueur pâle
En Israël, si certaines choses essentielles de la vie restent précaires, rien ne s’avère cependant catastrophique, parce que l’on est plusieurs à en rire. Même réalité sur scène ou devant la caméra : on est toujours au moins deux pour distiller de l’humour ; que ce soient les légendaires Gashashim (Les Traqueurs, ou HaGashash HaHiver, Le Traqueur pâle), trio humoristique désopilant fondé en 1960, ou Dzigan et Schumacher, paire hilarante qui jouait la comédie en yiddish, ou les comiques contemporains.
L’humoriste Adir Miller a créé la série télévisée Ramzor, « Feu de signalisation », couronnée de succès en Israël puis adaptée aux États-Unis. La comédie s’articule autour de trois copains, la trentaine avancée. Leur quotidien se colore des qualités et des imperfections de leurs personnages d’une humanité attachante. Chacun reçoit son lot de joies et de soucis et s’illustre dans des situations cocasses : le premier, heureux avec sa copine, mais à côté de la plaque dans son rôle de producteur de films publicitaires ; le second, marié et père d’une enfant espiègle, vit sous la tyrannie de sa femme journaliste ; et le troisième, les cheveux au vent, désordonné, toujours célibataire et coureur de jupons. Dans l’un des épisodes, ce dernier emprunte la fille de son ami pour un week-end à Eilat afin de séduire une maman célibataire.
Loin de la sensibilité propre à l’humour juif traditionnel, le programme télévisé Eretz Nehederet est une émission satirique traitant de l’actualité. Dans un style américanisé, le présentateur invite sur son plateau différents intervenants ; ceux-ci imitent, non sans talent, des personnages de la vie politique ou médiatique locale, et interprètent des stéréotypes populaires. La première saison diffusée en 2003 se poursuit aujourd’hui. C’est l’émission la plus regardée, le vendredi soir : après le dîner familial, nombre d’Israéliens s’installent religieusement devant leur poste de télévision pour assister à la revue des événements marquants de la semaine.
Cela faisait dix ans que l’actuel Premier ministre s’y voyait régulièrement ridiculisé ; à l’occasion de la journée de l’Indépendance, l’année dernière, en avril 2013, le vrai Benyamin Netanyahou a toutefois fait une apparition exceptionnelle sur le plateau. Eyal Kitzis, le présentateur, le complimenta alors sur la percée diplomatique avec la Turquie ; il l’interrogea : « Comment cela s’est-il donc passé, Obama a passé un coup de fil à Erdogan et lui a lancé : « Bibi est ici à côté de moi, tu veux lui parler ? ». Netanyahou de répondre en plaisantant : « Quelque chose comme ça ». Et Kitzis de poursuivre son assaut : « Après vous être excusé auprès d’Erdogan, avez-vous ensuite appelé Lieberman pour vous excuser pour ces excuses ? »
D’humeur sardonique, les scénaristes de l’émission n’hésitent pas à provoquer, voire à choquer pour appeler le rire. Dans une saynète, un commandant de Tsahal et ses deux soldats entrent dans un restaurant pour déjeuner ; il s’avère cependant que l’établissement n’appartient pas à des Juifs. « Vous êtes Druzes ? », lance le capitaine. « Non, Arabes », répond le patron. « Ah, chrétiens, le genre qui ne fait pas de problèmes ! ». « Non, Arabes musulmans ! ». Les soldats, de sortir leurs armes sur-le-champ et, en aparté, de se distribuer les rôles en cas de pépin. Après une brève collation, sur l’insistance de l’un des soldats, le capitaine accepte de prendre cinq minutes pour fumer le narguilé avant de repartir. Qu’y avait-il dans le narguilé ? Voilà les soldats et leurs hôtes transportés dans un décor sonore et visuel digne de Yellow Submarine. Après un long moment de torpeur, le capitaine reprend soudain ses esprits ; l’instant d’après, zoom sur le patron et les employés, ligotés les uns aux autres dans la pièce silencieuse : « Rentrez chez vous, je fermerai le restaurant moi-même » intime le patron, mais aucun ne peut se dégager de ses liens.
Le coin des caresses
Au cours de la même émission, le dessin animé Pinat litouf, « Le coin des caresses », constitue l’un des moments les plus appréciés du programme. À travers des mises en scènes de quelques minutes, le duo créateur de cette série, Nir & Gali, ironise sur les défauts des hommes, notamment l’égoïsme ou le snobisme. Des sujets que l’humour israélien, à l’instar de l’humour juif, aime dynamiter avec esprit.
Dans un modeste zoo, des animaux anthropomorphes ont pour vocation de se laisser câliner par les jeunes visiteurs A l’occasion des vacances de Pessah, une cigogne, parlant avec l’accent mondain caractéristique des quartiers nord de Tel-Aviv, s’est égarée là (les cigognes survolent Israël deux fois par an lors des migrations saisonnières). Elle s’adresse au lapin et à la chèvre de l’enclos du « Coin des caresses » : « Vous n’avez pas vu une trentaine d’oiseaux voler dans les parages, je suis descendue pisser et je me suis perdue ». Elle prend son portable pour joindre ses pairs, mais tombe sur le répondeur, et laisse ce message : « Urgent, dites-moi où vous êtes, je suis dans un trou paumé ! ». Devant les deux compères, elle étale, d’un air à la fois arrogant et blasé, ses nombreux voyages : « On avait initialement prévu d’aller à Berlin, mais on a déjà vu la ville des centaines de fois ; idem pour Paris, les Champs-Élysées, la Tour Eiffel, le Louvre… Je crois que je vais gagner Londres, pour changer. » Ses interlocuteurs, quant à eux, ne sont jamais sortis de leur enclos. « Je suis venue en Israël pour me détendre », poursuit la cigogne, « et voilà que je vais en repartir encore plus stressée ! ». Le lapin Navi, qui cherchait justement un cadeau d’anniversaire à offrir à son ami Shlomi, le crocodile de la mare d’à côté, l’invite à se détendre au spa voisin. L’oiseau, enchanté, les salue ainsi : « Comment ça me dit un petit massage de pieds avant le vol ! Bon, bonne continuation dans votre mission d’égayer les enfants, hein ! ». Quelques secondes plus tard, le croco Shlomi, se curant les dents avec le long bec de la cigogne, appelle le lapin sur son portable pour le remercier : « Mon frère, tu m’as fait kiffer ; ça avait un goût extra, un parfum d’ailleurs, aux notes européennes ! C’était pas local, hein ? ». Un oisillon aux joues rose rejoint alors le lapin et la chèvre : « Vous n’avez pas vu ma maman par hasard ? ». Sans aucun égard, Navi, toujours au téléphone, de conclure : « Il te reste de la place pour le dessert ? Je t’envoie une sucrerie ».
Dans la même veine, le quotidien Haaretz s’attaque lui aussi à l’arrogance sociale. En dernière page du supplément du week-end, un baromètre classe les événements de la semaine, mélangeant anecdotes sérieuses et futiles, nationales et internationales. Le graphique se présente comme suit : de mauvais à bon en abscisses, de bas à élevé en ordonnées. Au point le plus négatif, une vignette vise un comportement israélien particulier. Exemples : « Ceux qui partent en vacances à l’étranger pendant Pessah », ou encore « Ceux qui s’y connaissent en whisky ». Un moyen de démystifier ce dont ces privilégiés auraient pu s’enorgueillir. Ainsi, ce journal pour intellectuels tourne en dérision ses propres lecteurs.
Dans le supplément littéraire, un couple de chats dessinés au crayon, Rafi & Spaghetti, joue également un événement d’actualité. Au cours du mois de mars dernier, les deux mammifères somnolaient tranquillement sur le sofa, le bout de la queue de l’un posée sur le dos de l’autre ; ce dernier d’enjoindre laconiquement : « Eh, Poutina, sort de mon territoire ! ».
Les « Bné dodim »
L’un des chroniqueurs d’Haaretz, Sayed Kashua, créateur d’une série télévisée, a rencontré un vif succès à travers le pays avec Avodat aravit, « Travail d’Arabe ». Les dialogues, alternativement en arabe et en hébreu. Kashua, journaliste et écrivain arabe, dissertant en hébreu, est réputé pour sa plume humoristique. À travers la vie de son héros, Amjad, il ironise à propos de l’absurdité du monde et utilise l’humour juif pour évoquer les difficultés du quotidien de la minorité arabe en Israël. Son héros a paradoxalement quelque chose de juif ; cet individu attachant, névrotique et un peu looser, à mi-chemin entre les personnages de Woody Allen et d’Albert Cohen, est un piètre journaliste travaillant pour un grand quotidien à Jérusalem. Il tente gauchement de s’intégrer dans la société israélienne, sous le regard dubitatif de sa femme psychologue et de leurs deux enfants.
Dans le premier épisode de la série, il ne parvient pas à comprendre pourquoi il se fait sans cesse arrêter sur les routes lors de contrôles de sécurité, en dépit de sa ressemblance avec un « Israélien moyen ». Son ami et collègue juif lui notifie alors que sa voiture, une Subaru, est considérée comme une « voiture d’Arabe ». Dans le même temps, Amjad doit faire un reportage sur le fait que le taux d’accidents de voiture en Israël est plus élevé parmi les populations arabes.
Ceux que les Israéliens surnomment communément bnei dodim, les « cousins » (en référence à Abraham, le père des deux peuples), pour les désigner en toute discrétion, ne sont ainsi pas exclus de l’humour israélien. Ils pourraient même, dans certains cas, l’incarner au plus juste. C’est d’ailleurs un acteur arabe israélien célèbre, Makram Khoury, qui tient le rôle principal dans l’un des derniers films israéliens : Ha ben shel Eloim, « le fils de Dieu » (traduit en anglais par Magic Men). Un film à l’humour sensible, dans lequel un survivant de la Shoa voyage à Thessalonique pour se lancer sur les traces de celui qui l’a sauvé des nazis. Son fils, devenu ultra-orthodoxe, et avec qui il est brouillé depuis de longues années, l’accompagne de force dans son périple. Shoah, tensions religieuses minant les familles, le réalisateur Guy Nativ montre qu’il est possible de traiter avec humour des sujets douloureux. Au début de leur expédition, le père et le fils sont en route avec leur chauffeur en direction d’une cérémonie officielle à laquelle le père, Avraham, est invité ; une dispute éclate avec le conducteur, qui laisse les deux hommes, avec leurs bagages, sur le bas-côté d’une route déserte entre des dunes arides. Le fils, malgré sa dévotion religieuse, est un rappeur. Comme il a oublié son didgeridoo (instrument de musique australien) dans la voiture, il court derrière comme un dératé, retenant son chapeau d’une main, faisant de grands signes de l’autre, et hurlant : « mon didge ! mon didge ! ».
Lors du discours de clôture d’un récent colloque au sujet de l’humour dans le cinéma israélien, l’orateur expliqua que la religion était l’ennemie du rire, avant qu’un auditeur n’intervienne : « Les discours sont l’ennemi de l’humour ! ». Heureusement, les Israéliens ne sont pas susceptibles. Élevés dans la tradition orale de l’autodérision, comme l’ensemble du peuple juif, ils ont appris à relativiser les maux de l’existence et les caprices du destin pour mieux s’en gausser. À travers les épisodes plus ou moins précaires qu’a traversé leur pays, ils s’essaient à apprécier au maximum l’instant présent avant le prochain coup dur. Le rire et la plaisanterie se sont naturellement inscrits dans le style de vie national.