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Religion

Tu ne tueras point ?

Stéphane Encel, historien des religions et spécialiste du judaïsme ancien, nous présente son regard sur la manière dont la violence tente parfois  de se maquiller de causes politiques ou religieuses.

 

L’Arche : Comment est née la notion de meurtre au nom de la religion et comment les religions ont-elles dépassées cette notion aujourd’hui ?

Stéphane Encel : Les hommes tuent et se tuent depuis la préhistoire, pour bien d’autres raisons que la religion, même si l’idée d’une « autre chose » remonte également à la préhistoire – lorsque les morts commencèrent à être enterrés, et avec des objets du quotidien. A quel moment tua-t-on au nom de la religion ? Les Egyptiens ou Babyloniens menèrent-ils les guerres dans ce sens ? Certes, la conviction d’une divinité majeure soutenant le projet royal était un fort levier, mais les motifs étaient avant tout politique et économique. Pour parler de meurtre, de guerre et de violence au nom de la religion il faut, semble-t-il, attendre l’émergence d’un exclusivisme religieux, qui ne peut plus s’accommoder de la présence d’autres cultes – concurrents ou déviants – sur un territoire souverain. Les quatre premiers « commandements » (Ex 20, 1-6//Dt 5, 6-10), maintes fois réitéré et que l’on peut résumer dans la reconnaissance du Dieu unique et l’interdiction des cultes autres, induisent logiquement de détruire les « hauts lieux », de pourchasser les prêtres y officiant et les fidèles y offrant, et sont probablement la première marque de cet exclusivisme, donc de ce potentiel de violence. Si ces dernières lignes font sursauter, il n’est qu’à citer – outre le commandement d’exterminer les sept peuples de Canaan – l’épisode du prêtre Pinhas empalant l’israélite et la madianite couchés ensemble, au nom de Dieu et devant Moïse, qui s’achève par la consécration de Pinhas par Dieu lui-même, car il a fait preuve d’une même passion que Lui. Le terme quineha, traduit en grec par zêlos, se rapporte à une attitude enflammée, passionnelle et jalouse. C’est ce terme dans les « Dix commandements/paroles » qui justifie, dans la « bouche » de Dieu, son exclusivisme, et c’est ce qu’Il demande à ses fidèles. Incontestablement, dans les monothéismes, le péché est une violence contre Dieu, et défendre Dieu et ses commandements implique une violence, qui sera celle-là légitime. Mais il ne s’agit là que d’un potentiel de violence, qui peut s’exprimer de différentes manières et susciter beaucoup de débats d’interprétation.

Est-ce un phénomène qui s’adapte avec les évolutions politiques ?

Précisément oui, et c’est la grande force du judaïsme et de son absence d’orthodoxie, c’est-à-dire de dogmes. Le prophète Jérémie que l’on encense, à juste titre, avait préconisé la soumission – pour un temps – au babylonien Nabuchodonosor, comprenant très pertinemment que s’y opposer serait un choix stratégique désastreux. Son argument principal était que les ennemis avaient été envoyés par Dieu pour châtier le peuple de Juda, et prendre les armes constituait donc non seulement une folie militaire, mais une attaque contre la volonté divine ! (Jér 25). Pourtant, dans le même temps, à Jérusalem, un autre prophète, Hananya, haranguait les foules pour se soulever contre l’oppresseur babylonien au nom de… la défense des commandements divins ! (Jér 28). Jérémie avait objectivement raison, mais que dire de la famille des Maccabées, qui prit au milieu du second siècle avant notre ère les armes contre le pouvoir grec et les juifs qui le soutenait ? La fête de Hanoucca célèbre bien cette fois la victoire de cette entreprise – en passant il est vrai pudiquement et précautionneusement sous silence le déroulement de la guerre, meurtrière et fratricide. Et que dire du grand rabbi Aquiba, qui soutint, assez isolément d’ailleurs, la catastrophique révolte messianico-politique de Bar Kochba (132-135) qui s’acheva dans le sang ? La question est finalement celle du libre arbitre et de l’interprétation des textes par rapport à une situation souvent imposée.

Peut-on comparer cette démarche avec les meurtres politiques d’idéologies dénuées de références religieuses ? 

On a tué, en France – y compris un président de la (troisième) République – au nom des idéologies politiques, l’anarchisme – Camus y a consacré une remarquable pièce de théâtre – ou la lutte révolutionnaire. Lorsqu’on élève une idée, un principe ou une vérité en absolu, les passions sont exacerbées, pour le meilleur comme le pire. Il faut aussi se souvenir que la France a gardé longtemps une certaine admiration, et donc tolérance, envers les criminels politiques, comme si la noblesse et le désintéressement de leurs actes les absolvaient d’une certaine façon. Des tribunaux d’exception réservaient ainsi une peine beaucoup plus légère pour ces individus : Le journaliste nationaliste Louis Grégori qui tira sur Dreyfus en 1908, au moment de la cérémonie de « panthéonisation » de Zola – le blessant au bras –, et qui se défendit en arguant que son geste visait symboliquement le « dreyfusisme », fut acquitté. Notamment en raison de la compréhension du danger islamiste on est revenu de ce romantisme, et on se rend compte qu’il est en fait terriblement plus compliqué de lutter contre des idéologues, qui ne reconnaissent tout simplement pas la légitimité de la justice humaine.

Cela permet-il à des criminels de donner un « sens » à leurs actes ?

Ne perdons pas de vue le lien ténu entre la délinquance classique et la violence religieuse. Beaucoup de zélotes juifs du premier siècle de notre ère vinrent des rangs des bandits de grands chemins que la crise avait décidé à entrer en clandestinité ; parmi les premiers compagnons de Jeanne d’Arc se trouvaient d’anciens écorcheurs qui auraient bien été pendus un jour ; le célèbre anarchiste Ravachol, guillotiné en 1892 et qui fut l’emblème d’une génération, avait été un voleur et un tueur crapuleux avant de découvrir sa lutte politique ; le meilleur exemple reste le phénomène d’embrigadement en prison, où le taux de conversion au radicalisme religieux est très important, surtout aux Etats-Unis. En m’attelant à l’étude du rapport à la violence dans le judaïsme ancien – ce qui n’avait jamais été fait dans le monde francophone – j’ai ainsi pu appréhender la complexité du passage à l’acte selon les époques, les situations, les interprétations des textes, et donner, je l’espère, quelques pistes sérieuses de réflexion pour le monde contemporain.

Stéphane Encel est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier – postfacé par Armand Abécassis – est paru fin 2013 aux Editions Geuthner, avec pour titre : Tuer pour Dieu. Rapport à la violence dans le judaïsme ancien.