Les hommes en trop
En juin dernier, nous étions avec un groupe de journalistes sur les lieux de l’enlèvement de trois adolescents israéliens, à une station d’autobus près de Hébron. On ignorait que quelques jours après, les corps de ces trois adolescents seraient retrouvés dans des conditions horribles. Aujourd’hui, nous savons que le Hamas est à l’origine de l’enlèvement et de l’assassinat des trois jeunes gens. Peu de temps après, un adolescent palestinien était trouvé mort dans des conditions atroces, à l’est de Jérusalem, dans ce qui apparaissait comme une opération de revanche de quelques nervis qui ont été par la suite arrêtés, jugés et condamnés pour ce geste, qualifié d’« abominable » par le Premier ministre israélien Netanyahou.
Le Hamas a commencé à tirer des roquettes sur le sud d’Israël et bientôt sur le centre et le nord du pays, à un rythme effréné et jamais vu. Plus d’une centaine par jour. L’aviation israélienne a répliqué en bombardant des cibles à Gaza. Le mouvement islamiste, qui règne en maître et sème la terreur au sein de sa population, a rejeté à plusieurs reprises des propositions de cessez-le-feu formulées par l’Égypte, et Israël a envoyé des troupes au sol à Gaza, dans une opération baptisée « Bordure protectrice ».
Guerre des tunnels ? Guerre des roquettes ? Guerre de Gaza ? Ce qui caractérise cette confrontation, qui s’est prolongée tout l’été, c’est d’abord sa longueur. De fait, la plus longue guerre d’Israël. Elle a duré cinquante jours. Et elle n’a rien réglé. Début septembre, c’était la rentrée des classes. Les cloches qui sonnaient pour les recréations ont remplacé les sirènes. La routine a repris. Mais les interrogations demeurent.
Le Hamas a-t-il subi un sérieux revers ou va-t-il reprendre ses agressions dès que l’occasion lui en sera donnée ? Les habitants des villes et villages du sud d’Israël, les plus éprouvés, pourront-ils recommencer à vivre ? Qu’en sera-t-il des traumatismes subis par toute cette génération de garçons et de filles qui n’ont pas pu fermer l’oeil pendant si longtemps ? N’est-ce pas une illusion de croire à un retour de Mahmoud Abbas à Gaza, quand on sait que depuis huit ans, le Président de l’Autorité palestinienne ne s’est pas rendu dans ce territoire ? Très exactement depuis 2007, quand ses hommes ont été littéralement jetés par la fenêtre des bâtiments du Fatah à Gaza (raconter que le Hamas est arrivé légitimement au pouvoir est une contre-vérité). Est-ce seulement possible ?
Il faut bien le dire, tous ceux qui parlent de la souffrance des Palestiniens de Gaza, et elle est indéniable, tous ceux qui plaident pour la nécessité de lever le blocus qui pèse sur ce territoire, et ils ont sans doute raison, omettent, négligent, évacuent le fait – probant – que toutes les aides envoyées à ce territoire depuis des années pour qu’il puisse prospérer et se développer, ont été utilisées exclusivement pour l’accroissement des armes, la construction de tunnels offensifs et l’accumulation de roquettes.
Qu’on soit pour ou contre la décision prise par Ariel Sharon du retrait unilatéral de Gaza – avec le recul, il faut bien se poser la question de son résultat – les Palestiniens avaient une chance de prendre en mains leur sort, de développer leurs infrastructures, de construire des hôpitaux, de bâtir des écoles. L’option qui a été choisie n’a pas été celle-là. Chaque euro envoyé par la communauté internationale pour améliorer leurs conditions de vie a servi à préparer de nouvelles agressions.
Une chose est sûre. Pour ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, parcourent cette région du monde depuis des décennies, la lassitude, le désespoir, le cynisme sont interdits. Et pourtant, la tentation est grande devant le spectacle barbare de cet État islamique – sinon frère jumeau, du moins parent proche du Hamas – qui coupe les têtes de ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire et les montre à la caméra pour semer l’effroi. Ce sont les temps cruels que nous vivons.
C’était en juin dernier et même si le paysage que je retrouve trois mois après, n’a plus rien de commun, je veux raconter cette visite faite dans une ville qui porte le nom de Rawabi. Rawabi en arabe veut dire « colline », et cette ville nouvelle qui est en train de naître et dont j’ai pu voir avec des confrères les premières constructions, est une ville palestinienne située à vingt minutes de Ramallah, pas loin de Bir-Zeit, dans les territoires autonomes palestiniens, ce qu’on a coutume d’appeler la zone A, c’est-à-dire la zone contrôlée par l’Autorité palestinienne, à la lisière de la zone B, sous contrôle mixte.
C’est le premier projet d’implantation palestinienne, pourrait-on dire. De fait, c’est une ville en construction. Une cité destinée à accueillir, dans un premier temps, 25 000 habitants. On nous présente le projet comme relevant du secteur privé, sorte de « Joint Venture » entre une société palestinienne basée à Ramallah, « Massar International », et le gouvernement du Qatar (dont on découvre aujourd’hui qu’il joue sans scrupule sur tous les tableaux). On nous précise que le Qatar n’est qu’investisseur et non partie prenante du projet. L’idée initiale date de 2005, mais la construction a commencé seulement en 2011. Tout ce que nous avons pu voir remonte seulement à deux ans, mais c’est assez impressionnant.
Des bâtiments en pierre de la région et qui ressemblent un peu à ceux des Israéliens. Un showroom qui allie la high-tech et le confort le plus moderne. Une mosquée en cours de construction. Un centre médical. Une école. Mais aussi un bâtiment qui va accueillir une église orthodoxe (le patriarche Bartholomé était ici pour visiter les lieux). Il y aura aussi une église catholique. Le futur maire, jeune entrepreneur très brillant et bourré d’énergie, Bachar Masri, nous explique qu’il construit pour 600 unités et qu’il veut créer des centaines de milliers d’emplois (« Better Home for the Palestinians »). « Le projet ne consiste pas en une normalisation de l’occupation ou en une amélioration de l’occupation, nous dit-il. La majorité des Israéliens ne veut pas non plus de l’occupation. Le projet, c’est de construire une économie. Nous avons bien établi que la ville serait séculière, et nous n’avons pas été critiqués sur ce point. »
Tout le monde a dit à Bachar Masri qu’il était un rêveur, que ça ne marcherait jamais, mais il y a des gens qui y croient et qui l’aident, comme Georges Soros et d’autres qui investissent dans le projet. Alors il ne baisse pas les bras. Tout comme la jeune Palestinienne qui nous guide, née aux États-Unis, ayant fait ses études à l’Université de Bir-Zeit et obtenu un diplôme à l’Université de Tel Aviv. « Des sociétés israéliennes pourraient-elles s’ouvrir et s’installer là ? », demande-t-on à Ghadir Koury, qui fait une moue dubitative. « Écoutez, on pourrait dire oui, mais réfléchissez, nous avions de très bonnes relations il y a six mois, et voyez maintenant, il faut tout reprendre à zéro et rebâtir la confiance ! »
Alors on peut considérer que c’est utopique, on peut être sceptique, on peut s’interroger. Mais enfin ce projet existe, il est là, et il est la preuve qu’en ces temps d’angoisse, d’abattement, de frayeur, il y a quelques raisons, même si elles sont minces, de ne pas désespérer. Et en tout cas de ne pas insulter l’avenir s’il a le visage de ces « nouveaux » Palestiniens.
L’avenir ? Il est effectivement désespérant pour ces chrétiens d’Orient en butte à la persécution et qui ne trouvent personne pour manifester pour eux. « Leur monde était figé. Leur vie était survie. Leur existence, un acte de résistance, sans cesse recommencé. Ils n’avaient pas fui l’histoire, elle les avait désertés. Depuis, en une décennie et demie, elle s’est accélérée pour mieux les rattraper. Aujourd’hui, ils font face à l’ultime catastrophe dont le pressentiment n’a cessé de les hanter. » Ce sont des « hommes en trop » – titre emprunté par Jean-François Colosimo à notre ami Alexis Lacroix – pour désigner ces chrétiens qu’on tue, qu’on réprime, qu’on chasse dans l’indifférence générale.
Colosimo avait déjà consacré il y a quelques années un film co-réalisé avec Olivier Mille – Le silence des anges – où il racontait un périple dans les lieux et les rites des chrétiens d’Orient. Il évoque avec tristesse la phrase d’Olivier Mille à l’époque : « Ce que nous avons fait, personne ne le fera, car ce monde, demain, ne sera plus. » Ce livre est le récit terrible d’une agonie. Celle des hommes et des femmes qu’on désigne sous la lettre noire N (N comme Nazaréen) apposée sur les murs de Mossoul et de Qaraqosh par les adeptes du nouveau califat.
Ce silence de l’agonie, nous le connaissons bien. Il nous est familier. Et nous savons très bien qu’il pourrait demain être le nôtre. Bonne et heureuse année à tous nos lecteurs.