Clivages, divisions et rivalités ne sont pas nouveaux, mais leur nature a changé.
Une fois encore, à l’occasion de la guerre Israël/Hamas de l’été 2014, la Ligue arabe a démontré son extrême faiblesse et ses déchirures internes, reflet d’un monde arabe qui – comme entité géopolitique – incarne de plus en plus une chimère. Un phénomène vraiment nouveau ? Voire.
Pendant la guerre froide déjà, le monde arabe – comme l’Europe ou l’Asie – était nettement divisé entre partisans de l’Est et partisans de l’Ouest, l’Égypte ayant pour sa part basculée de l’un à l’autre. Ce clivage, bien que parfois opportuniste et reflétant davantage des intérêts économiques ou militaires bien plus prosaïques qu’idéologiques, a évidemment joué en défaveur d’une unité arabe. On aurait pu penser qu’il disparaîtrait après l’effondrement du bloc de l’Est, or il a simplement changé de nature ; depuis les années 1990, les rivalités idéologiques interarabes portent à la fois sur le soutien – ou pas – à une éventuelle reconnaissance d’Israël en cas de paix avec les Palestiniens (et, en attendant, à une grande proximité avec les États-Unis), et sur le soutien – ou pas – à la Syrie et à l’axe chiite. On rappellera par ailleurs que les deux Yémen, celui du nord à Sanaa et celui du sud à Aden, se sont opposés violemment pour leur part, officiellement pour des motifs idéologiques ; le sud étant prosoviétique, surtout après 1978. Mais derrière le vernis, le clanisme l’emporterait et la guerre de « réunification » de 1990, conclue par la victoire du nord, l’illustrerait avec éclat.
Plus récemment, le clivage sunnite/chiites s’est considérablement ravivé, en particulier avec la guerre civile syrienne qui le cristallise et le symbolise presque à lui seul. Dorénavant, le tandem Syrie/Irak soutient – en fait se fait soutenir par – l’Iran, laquelle puissance (non arabe) arme, finance ou tente d’inféoder les nombreuses minorités chiites du monde arabe, au Liban bien entendu avec le Hezbollah mais aussi en Arabie saoudite (plaine pétrolifère du Hasa), au Yémen (Zaïdites) ou plus marginalement au sultanat d’Oman.
Entre l’Égypte de Moubarak et le Hamas palestinien dominant la bande de Gaza, les relations furent exécrables et émaillées de graves incidents entre 2007 – date du putsch réussi du Hamas à Gaza – et la chute du raïs en 2011. Or ces 14 petits kilomètres de frontière constituent un enjeu considérable ; économique et politique pour le Hamas, sécuritaire pour l’Égypte et le proche voisin israélien. Plus au sud, l’Égypte et le Soudan se sont longtemps opposés sur le débit du Nil, le plus important des fleuves du Moyen-Orient (et du continent africain) qui alimente ces deux États d’aval. Le contentieux s’est apaisé car désormais la menace, commune, provient des huit pays d’amont situés en Afrique subsaharienne. Reste qu’indépendamment de cette question hydrique, Khartoum rejette toujours la politique de paix du Caire avec Israël, Le Caire accusant les services secrets soudanais d’avoir organisé un attentat contre l’ancien président Moubarak
Et combien de coups d’État furent fomentés ou soutenus par des potentats arabes cherchant à se débarrasser d’un homologue ? Kadhafi tenta d’assassiner Sadate, le groupe terroriste palestinien Septembre noir assassina un premier ministre jordanien et faillit abattre le roi Hussein en personne, Yasser Arafat fut victime de plusieurs attentats, Moubarak faillit succomber aux balles d’agents soudanais, nombre de personnalités libanaises succombèrent aux bombes des agents de Damas, etc. Et que dire de ces rois ou présidents qui tombent par leurs propres concitoyens ? Certes, l’assassinat politique n’est pas un phénomène nouveau, qui a touché toutes les entités politiques depuis qu’elles existent. Mais les coups de force internes – coups d’État ou révolutions de palais – se perpétrèrent en plus grand nombre en zone arabe et, à une époque où l’on constate une relative diminution du nombre de régicides dans les Amériques, en Europe et en Asie, elle demeure à l’écart. Égypte, Maroc, Algérie, Yémen, Syrie, Libye, Irak, Mauritanie, Tunisie ; presque tous les États arabes connurent un ou plusieurs coups d’État internes en l’espace de quelques décennies, parfois de quelques années. Et il n’est pas jusqu’à l’Arabie saoudite, en principe sanctuaire et gardienne des Lieux saints, qui ne perdit un roi de mort violente (Fayçal 1975) et ne vit la grande Mosquée de La Mecque aux mains de terroristes islamistes… saoudiens, aux ordres d’un « mahdi » issu d’une tribu ultraconservatrice du désert du Nadjd, descendante du Prophète !
Dans un autre domaine, on ajoutera qu’il n’y a guère de complémentarité économique et commerciale entre les vingt-trois États arabes, une réalité peu propice au règlement pacifique des contentieux. En moyenne, chacun d’eux réalise seulement 10 % de son volume d’échange global avec tous les autres ! Autrement dit, 90 % du commerce de chaque État arabe se fait hors zone arabe. Pourtant, entre les économies mono exportatrices du Golfe et les économies tournées vers l’agriculture et l’industrie légère, on aurait pu s’attendre à plus d’interactions. Cette réalité traduit soit une méfiance vis-à-vis des productions agraires ou manufacturées arabes, soit (plus sûrement) une volonté de commercer davantage avec l’Occident ou l’Asie voire l’Afrique qu’avec les partenaires « naturels » au sein de la Ligue.
Tout cela n’est pas nouveau, mais le Printemps arabe de 2011 a notoirement accru et accéléré le phénomène. Pire : on assiste dorénavant à une véritable balkanisation du monde arabe, mais cela est déjà une autre histoire…