La publication des « Cahiers noirs » du philosophe révèle l’ampleur de son antisémitisme. Son éditeur allemand, Peter Trawny, accompagne cette parution d’un commentaire : Heidegger et l’antisémitisme (aux éditions du Seuil).
Il était « le Maître », celui par qui des Grecs aux Allemands la philosophie se dévoilait. A ses cours, on retrouvait parmi les brillants penseurs du monde juif : Arendt, Jaspers, Jonas, Strauss… La liste est aussi longue que prestigieuse. Mais voilà, dès 1933, le penseur pétri de culture humaniste adhère sans réserve au parti national-socialiste. Erreur de jugement? Empressement historique ? Une chape de plomb est venue recouvrir ce long épisode. Le silence pesant d’un grand penseur n’est pas permis lorsque les hommes et les synagogues se consument. Pourtant, dès l’après-guerre, c’est la France qui mit à l’honneur Heidegger. L’homme et sa pensée trouvèrent un public d’intellectuels qui ne se priva pas d’en faire usage – tout en prenant soin d’en taire le nom. Une question n’a alors jamais cessé de resurgir : que faire du rapport d’Heidegger au nazisme et à l’antisémitisme ?
Le livre de Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme, vient trancher cette question. Responsable de l’édition des œuvres d’Heidegger en Allemagne, son ouvrage accompagne une publication déterminante des œuvres heideggeriennes : « Les Cahiers noirs ». Au crépuscule de sa vie, Heidegger s’était attelé à planifier ses publications posthumes. Ces cahiers devaient y mettre un terme. Son fils, Hermann Heidegger, en a décidé autrement en avançant leur date de publication. Il est désormais clair que l’antisémitisme d’Heidegger a contaminé sa pensée.
Selon le philosophe, les juifs, comme les bolcheviques et les américains, incarneraient l’avènement d’une société mondiale où le peuple allemand aurait à perdre « son attachement à la terre » et la « vitalité » de sa culture. Toutes ces figures participeraient, à leur façon, à l’instauration d’une société nihiliste régie par la technique aveugle et dépossédée de tout Destin. Pour justifier la participation des Juifs à sa réflexion globale sur le devenir de la technique et des peuples, Heidegger n’hésite pas à recourir à de grands stéréotypes antisémites.
Reprenant à son compte la figure médiévale du « Juif usurier », les Juifs seraient par excellence ce peuple « calculateur » promouvant une société technicisée où le sens de l’existence serait perdu. La rationalité du Juif serait identique à celle du « calcul » marchand. Par conséquent, les Juifs seraient les mieux disposés pour s’emparer du contrôle des économies nationales.
Ce cliché va de pair avec l’idée que le Juif, en tant qu’il n’est rattaché à aucun sol, s’efforcerait d’obliger les aux autres peuples au « déracinement ». Peu importe son camp, « la juiverie mondialisée » répondrait toujours aux mêmes intérêts : dominer la technique pour dominer l’histoire et enfin dominer les peuples en les condamnant au nihilisme. Le Juif usurier et mondialisé s’approprierait la technique américano-bolchevique afin d’assurer son propre triomphe.
Si la référence aux Protocoles des Sages de Sion n’est jamais explicite, c’est pourtant bien elle qui guide l’interprétation de la question juive par Heidegger. Rappelons cette anecdote qu’eut Karl Jaspers avec son maître : « Je lui parlais de la question juive, du non-sens stupide sur les sages de Sion, à quoi il me répondit : »Il y a pourtant bien une dangereuse association internationale des Juifs » » (Philosophische Autobiographie). Le Juif persécuté, minoritaire, victimisé devient la figure d’un « danger » insaisissable et par conséquent tout-puissant. C’est là un renversement criminel.
Il est toujours délicat d’admettre qu’un grand penseur ait pu se contenter des plus mauvais préjugés. Comme si la puissance de sa pensée était autant un moyen de nous éclairer que de nous aveugler. Le livre de Peter Trawny nous confronte à cette vérité. Désormais, il faudra lire Heidegger avec prudence.