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Le Billet de Alexandre Adler

Passions françaises

La France comprend la première communauté juive de l’Europe, la troisième après celles d’Amérique et de Russie, et la pleine citoyenneté des juifs y est une affaire de longue durée pour laquelle une majorité des élites de ce pays demeure encore mobilisable.

 

À la suite de la Révolution française mais aussi d’un mouvement des Lumières dont l’épicentre intellectuel fut l’Allemagne de la Haskalah, tout le judaïsme européen s’est investi, dans un consensus quasi général, dans l’adhésion aux grandes constructions nationales qui, toutes, semblaient devoir converger sur une solution unique et éminemment progressiste, l’adhésion pleine et entière des juifs, devenus une simple minorité religieuse, à un état de droit constitutionnel dont le profil d’équilibre ne pouvait être que la démocratie parlementaire.

Il y eut des déconvenues dans ce schéma triomphal, notamment dans la phase de réaction qui s’abattit sur l’Europe centrale après l’échec des révolutions de 1848. Mais le véritable obstacle difficilement franchissable tenait plutôt à l’immensité numérique de la communauté russo-polonaise, unifiée par la politique, mais aussi par une langue et une culture à peu près homogène, difficilement assimilable pour un État russe qui résistait par ailleurs à lever les principales discriminations qu’il pratiquait et que, pour une fois, les minorités polonaise ou ukrainienne admettaient parfaitement, quand elles ne surenchérissaient pas même dans une sorte de concurrence antisémite.

L’ampleur du problème des « Ostjuden » – judaïsme de l’Est – venaient donc contredire les certitudes assimilatrices des juifs de l’Ouest. Véritable pont entre ces deux émissaires opposés du monde juif, l’Empire austro-hongrois était à peu près partagé également dans une majorité assimilatrice à Vienne, Prague, Trieste et Budapest et une forte minorité semblable aux juifs de l’Empire russe en Galicie polono-ukrainienne ou dans toute la Hongrie rurale. Ce n’est donc pas un hasard si la réfutation radicale des espoirs assimilationnistes provient d’un grand intellectuel et journaliste viennois, mais lui-même d’origine hongroise, Theodor Herzl.

Mais l’émergence du sionisme politique moderne n’est pas vraiment une affaire viennoise, sans doute à la différence de la psychanalyse de Freud… La véritable explosion, on ne s’en souvient pas assez, est provenue de la France des Droits de l’homme avec l’Affaire Dreyfus. Jusqu’alors en effet, tous les juifs de langue et de culture allemandes qui se trouvaient confrontés à leur grande surprise à une remontée spectaculaire de l’antisémitisme de masse, pourtant en pleine période de développement économique et civique à Berlin comme à Vienne, se rassuraient en excipant d’un modèle français inaltéré où le Premier Empire s’était achevé avec trois numéros juifs. La Restauration avait défendu bec et ongles les droits des juifs à Bâle comme à Alger, la Monarchie de Juillet élut à la Chambre le premier député juif non converti de l’histoire, le banquier Achille Fould ; quant au Second Empire, il avait multiplié les recrutements d’officiers dans l’armée et déjà préparé, sous la forme d’un Sénatus-consulte une première mouture du Décret Crémieux assurant la citoyenneté pleine et entière aux juifs d’Algérie que le célèbre ministre de l’Intérieur juif du gouvernement Gambetta, Adolphe Crémieux, n’eut plus, après s’en être concerté avec son directeur de Cabinet et coreligionnaire Narcisse Leven, qu’à soumettre tel quel à la signature du Président du Conseil, doublant ainsi d’un trait de plume la population juive de la Troisième République.

 

Le Décret Crémieux

Ce mouvement émancipateur se poursuivra à la vérité tout au long de l’histoire de cette Troisième République avec tout d’abord l’école obligatoire de Jules Ferry. Laquelle permit à de nombreux jeunes juifs de se distinguer dans la nouvelle méritocratie républicaine dépourvue de toute référence religieuse. Et puis ensuite par l’asile généreux offert à un nombre croissant de juifs de l’Est dont les rejetons ne tardaient guère à s’identifier pleinement à la culture française, d’Henri Bergson, fils d’une talentueuse cantatrice d’origine polonaise jusqu’aux grands peintres de Montparnasse Modigliani, Soutine et Chagall au crépuscule de cette Troisième République finissante. Ces génies étaient précédés de deux grands peintres juifs bordelais adeptes de l’impressionnisme, Camille Pissarro et Suzanne Valadon.

Or, au cœur de cette berceuse conciliante que l’on psalmodiait du Hambourg des frères Warburg jusqu’à l’Odessa d’Isaac Babel et de Samuel Agnon, naquit la première expression du cauchemar du XXe siècle avec l’Affaire Dreyfus. Herzl, correspondant du plus grand quotidien viennois à Paris, fut médusé de la violence antisémite déchaînée d’une partie conséquente de l’opinion ? laquelle aboutit du reste au premier pogrom de l’histoire française avec l’élection de l’agitateur antisémite Max Régis en Alger. Mais de vieilles communautés enracinées de la Métropole, à Bordeaux par exemple, demeurèrent durement traumatisées par le degré de violence capillaire qu’elles subissaient désormais. Certes, une lecture consolante de ces événements finira par prévaloir dans les élites juives françaises dès lors que le Parti de la Justice finit par l’emporter spectaculairement, introduisant en punition de la réaction cléricale les lois de 1905 de séparation de l’Église et de l’État que la communauté juive, y compris ses rabbins, accueillit avec enthousiasme et soulagement.

Mais si la France officielle, celle des Radicaux et des Socialistes jauressistes avait belle et bien triomphé grâce au suffrage universel et que les héros de la lutte dreyfusiste tels que Georges Clemenceau et Émile Zola l’hégémonie intellectuelle avait déjà viré du côté d’une droite antisémite « décomplexée » qui eut son heure de triomphe un peu plus tard avec l’élection de Charles Maurras à l’Académie française tandis que ses disciples tels Bernanos exaltaient l’image de l’agitateur antisémite Drumont dans la grande peur des bien-pensants et que dans les rangs socialistes un Georges Sorel flirtait ouvertement avec l’Action Française sans crainte particulière de sa dimension antisémite proclamée. On le sait, le régime de Pétain fut le triomphe tardif de cette droite antidreyfusarde dont l’étrange passion antisémite ne fut en rien initialement dictée par l’Occupant.

 

Un doute lancinant

Dès lors, de 1910 à 1940, un doute profond mais lancinant s’insinua chez les juifs français, anciens et récents, malgré l’amour inconditionnel qu’ils continuaient à proclamer pour leur fragile patrie, sortie victorieuse d’extrême justesse de l’épreuve de 1914. La suite de la tragédie européenne allait donner hélas raison aux pires cauchemars kafkaïens des grands intellectuels viennois, qui, au diapason de Gustave Mahler, célébraient à présent avec un quart de siècle d’avance les « Kindertotellieder », les chants des enfants morts. C’est désormais des deux extrémités occidentales et orientales du monde juif, l’Amérique et la Russie, que vinrent avec cette tragédie européenne naissante les réponses les plus adéquates à cette résistance active à l’assimilation.

La translation d’un bon morceau du judaïsme d’Europe de l’Est sur le continent américain à partir de 1880 environ semblait en effet fournir une réponse infiniment plus optimiste à la crise du monde juif : dans une société nouvelle où plutôt qu’une assimilation arrogante et vétilleuse, la société démocratique chrétienne ne demandât plus qu’une intégration positive aux institutions préexistantes, les communautés juives s’émancipèrent de leurs craintes révérencielles de l’État européen et manifestèrent d’emblée une créativité décomplexée. Certes, l’antisémitisme américain était bien présent, des diatribes d’Henry Ford jusqu’aux mesures hypocritement discriminatoires prises contre l’afflux d’étudiants juifs prises par les grandes universités de l’Ivy League de la Côte Est. Mais, celui-ci était constamment récessif en raison du poids numérique des électeurs juifs dans deux et bientôt trois des grandes métropoles du pays : New York, Chicago, puis Los Angeles. Avec les années 1930 où l’antisémitisme populaire américain, attisé par l’isolationnisme, put atteindre son point culminant, on assista en parallèle à une véritable politique de promotion et d’alliance orchestrée depuis la Maison Blanche par Franklin Roosevelt. Le soutien américain, malgré toutes les objurgations britanniques à la création d’un État juif en Palestine en 1947 se trouve dans le droit-fil de cette victoire juive que fut le New Deal.

En Russie, sous une forme beaucoup plus heurtée et brutale, la communauté juive fut globalement cooptée à tous les postes de responsabilité possible et imaginable en raison de l’effondrement et de l’exil volontaire des anciennes élites qui ne supportaient pas le nouveau régime communiste. C’est ainsi qu’il y eut, de 1920 à 1950, une sorte d’âge d’or russo-communiste où la majorité des diplomates soviétiques, la majorité absolue des officiers de renseignement, une bonne cinquantaine de généraux parmi les plus prestigieux et plus naturellement, les champions d’échecs, les écrivains tels Pasternak et Mandelstam et les interprètes musicaux de premier rang appartenaient à la minorité juive. De cette période extraordinaire émergent comme les symboles les plus prégnants le speaker à la voix de bronze de Radio Moscou qui annonça la victoire de 8 mai 1945, Levitan, le plus grand cinéaste de tout le XXe siècle, Serge Eisenstein et la plus grande ballerine de toute l’histoire russe l’extraordinaire Plissetskaïa. Encore aujourd’hui, malgré la ponction de plus de 50 % de cette communauté qui s’est essentiellement translatée en Israël, la créativité juive russe ne s’est pas totalement évaporée.

L’État d’Israël naissant aura d’ailleurs navigué, pour son plus grand profit, entre ces deux grands blocs du judaïsme moderne qui tour à tour assurèrent leur pays d’accueil respectif du soutien indispensable dont l’État hébreu avait besoin. Essentiellement, et hélas bien brièvement, l’Union soviétique de 1943 à 1949, et les États-Unis depuis lors où les antisionistes, réémergeant de temps à autre depuis George Marshall jusqu’à Barack Obama demeurèrent pourtant cantonnés dans leur hostilité souvent sourde.

 

Un appui constant

Et la France ? Comment se situa-t-elle après 1945 dans cette réorganisation massive du monde juif où ses plus grandes communautés, Pologne, Monde allemand et Monde arabe s’étaient tour à tour effondrés dans l’anéantissement ou, moins pire, l’expulsion sans ménagement ? La vérité oblige à dire que le fossé créé par l’Affaire Dreyfus n’a pas vraiment disparu depuis lors, même si ses protagonistes ont peu à peu changé de visage. Dans la France de l’immédiate après-guerre en effet, on assiste à une quasi-unanimité philosémite qui sera portée à incandescence pas la décolonisation de l’Afrique du Nord où les trois communautés juives apportent essentiellement leur soutien à la présence française, fut-ce parfois, particulièrement au Maroc et en Tunisie, à une présence réformée et plus respectueuse des revendications nationales. Cet engouement français se traduira ainsi dans l’appui constant fourni par la France à l’édification de l’État d’Israël, et particulièrement de sa puissance militaire et technologique, couronné par la mise en œuvre en commun des moyens technologiques et intellectuels à la création des deux bombes atomiques de Saclay et de Dimona.

Mais l’antisémitisme français trouvera vite moyen de réapparaître en abandonnant peu à peu l’anticommunisme désuet de Poujade et de son disciple Le Pen pour un antisémitisme retors. Certes, les états de service du Général de Gaulle dans la lutte contre l’antisémitisme français sont exceptionnels, et il aura droit pour cette raison à l’indulgence historique de la communauté juive de France. Mais une politique arabe de la France conçue par ses services diplomatiques comme un rattrapage de l’influence française au lendemain de la levée de l’hypothèque algérienne ne tarda pas à s’épanouir en antisémitisme pur et simple. De son côté, malgré quelques hésitations, le Parti communiste français se mit à suivre de plus en plus aveuglément la dérive antisioniste radicale que l’Union soviétique crue bon d’adopter à partir de 1967 et de sa rupture des relations diplomatiques avec Israël.

Ainsi naissait pour la première fois dans notre histoire un étau formé de l’extrême gauche, de l’extrême droite et même de la droite classique post-gaulliste pour condamner Israël et mettre en doute le loyalisme des juifs de France. Manquait heureusement encore à l’appel un Parti socialiste qui, de Léon Blum à François Mitterrand en passant également par Guy Mollet et Maurice Bourgès-Maunoury, avait apporté son soutien contant au sionisme. Le retour au pouvoir de ce même Parti socialiste fut désormais fatal à cette dernière digue qu’incarnait avec une élégance et un courage inégalés mon vieil ami Jean Poperen. Mais il ne fut pas de force à lutter contre les Cheysson, les Dumas et bientôt toute cette foule de militants chrétiens de gauche qui avaient connu leur baptême du feu pendant la guerre d’Algérie et des trotskystes de toutes chapelles qui avaient appris bien tôt à exécrer l’État d’Israël, « forteresse de l’impérialisme en Moyen Orient ». Corruptio optimi pessima, ce basculement des meilleurs amis autrefois dreyfusards de la gauche française fut le coup de grâce apporté au consensus philosémite de 1945.

 

Le prêchi-prêcha

Nous nous retrouvions, et nous nous retrouvons toujours dans le climat difficile de l’Affaire Dreyfus. Un noyau d’honnêtes gens de toutes tendances politiques défend les juifs, une majorité potentielle les abandonnerait bien comme en 1940 à une sorte de réalisme de la trouille où l’on imagine que les bonnes relations avec le monde arabe seraient à ce prix. Paris valait bien une messe pour Henri IV, le Paris Saint-Germain vaut bien un accommodement du code génétique philosémite de la France pour bien de nos hommes politiques qui suivent aveuglément le prêchi-prêcha, lui explicite, de Dominique De Villepin, ou de ses relais cathodiques ou le détestable cabot qui lors d’une cérémonie des Césars se mit en tête de boycotter l’actrice Scarlett Johansson au prétexte de son soutien à Israël.

Nous comprenons de soi-même que l’antidreyfusisme a changé de point d’appui sinon de nature. On pouvait en effet plaider des circonstances atténuantes à l’antisionisme politique de certains quand le messianisme universaliste communiste n’était pas totalement éteint, ou que les États arabes dans leur diversité projettent encore une image de cohérence relative, voire même de progrès pour les derniers gogos qui avaient nourri de pareils espoirs pour l’Algérie indépendante, l’Égypte nassérienne, et de manière de moins en moins crédible pour l’OLP d’Arafat ou l’Irak de Saddam Hussein. Mais à présent, le recouvrement complet de l’antisionisme par le simple antisémitisme ne permet plus le moindre doute : le monde arabe est entré sous nos yeux dans une phase de décomposition dont le terme est difficile à imaginer mais les dangers qu’il recèle déjà sont bien présents. De ce fait, une décantation de la « politique arabe de la France » devient évidente.

Tous les États qui présentent encore des traits de santé, voire de dynamisme, n’en sont plus à ressasser une hostilité viscérale à l’État d’Israël. Du Maroc en pleine expansion qui vient d’accorder à nouveau sa nationalité à tous les juifs d’origine marocaine résidant à l’étranger, à l’Égypte du Maréchal Sissi qui se coordonne quotidiennement avec l’incontournable partenaire israélien dans le Sinaï, jusqu’à l’Arabie Saoudite si hésitante encore mais qui cherche tacitement une forme d’entente avec Israël pour faire obstacle aux ambitions illimitées de Téhéran, sans compter la vaste opposition laïque qui a fait reculer le pouvoir des Frères musulmans en Tunisie, l’hostilité à Israël n’est plus de mise. Même si les soi disant amis de ces États, notamment la fine fleur du Quai d’Orsay à la retraite, rêvent encore en découdre d’une manière ou d’une autre avec l’État hébreu et le sionisme. Et à l’inverse, la transmutation du nationalisme révolutionnaire en islamisme radical et nihiliste ne devrait plus pouvoir permettre le moindre doute quant aux intentions destructrices et même génocidaires de ce courant encore puissant dans le monde islamique. Comme le péril que cet islamisme fait planer ne pourra plus être confiné vers le paratonnerre israélien, il faudra bien raison garder à présent vis-à-vis de l’antisémitisme arabe, qui n’est fort heureusement pas encore majoritaire, loin s’en faut, dans ses terres d’origine.

C’est la raison pour laquelle l’élargissement de l’antisionisme en antisémitisme pur et simple est largement entamé dans nos pays occidentaux. La Suède, par exemple, qui fut complice pendant des années de l’Allemagne nazie, vient par la voix de son Parlement de prôner une reconnaissance unilatérale d’un État palestinien pour mieux faire pression sur Israël. Mais c’est aussi du même pays que provient le romancier antisioniste allumé Hening Mankell qui faisait naguère voile avec les islamistes turcs du Mavi Marmara pour apporter son soutien au Hamas de Gaza. Et je ne suis nullement étonné de constater que c’est encore de Suède que proviennent des appels de dénonciation qui dénotent le nombre beaucoup trop élevé de juifs à se voir distinguer par les jurys Nobel. En Angleterre de la même manière, le vieil antisémitisme patrimonial et impérial qui conduisait à dénoncer véhémentement le sionisme à l’époque où l’appeasement tenait encore le haut du pavé fusionne à présent avec l’antisémitisme de gauche des maîtres-assistants des universités qui réclament à cor et à cri la rupture des relations universitaires avec l’État d’Israël dans son ensemble. Merveilleuse réconciliation par-delà le temps de l’antisémitisme conservateur d’un Lord Moyne et de celui, d’origine socialiste, d’Ernest Bevin qui voulait placer les réfugiés de l’Exodus derrière des barbelés en Allemagne…

La France n’en sera jamais tout à fait là. Non pas seulement parce qu’elle comprend la première communauté juive de l’Europe, la troisième après celles d’Amérique et de Russie, mais surtout parce que la pleine citoyenneté des juifs y est une affaire de longue durée pour laquelle une majorité des élites de ce pays demeure encore mobilisable. J’irais même jusqu’à dire qu’en raison d’une longue connivence populaire, la majorité de la communauté maghrébine musulmane qui consent à s’intégrer dans les institutions du pays se déprend d’autant plus vite de son antisémitisme spontané que celui-ci devient le marqueur identitaire de tous les sympathisants potentiels du Jihad.

 

Le terreau fécond

Faut-il pour autant en demeurer à ce constat, en gros le même que firent de bonne foi la majorité des Israélites français au lendemain de la pleine réhabilitation d’Alfred Dreyfus ?

Il me semble que la réponse ici doit être aussi nuancée qu’elle aurait dû l’être à la belle époque. L’hégémonie des néomaurrassiens, surtout celle de ses plumitifs attitrés comme Alain Badiou, Stéphane Hessel, Éric Zemmour ou Régis Debray et sa petite patrouille de souverainistes est loin d’être entamée en un temps où la poussée du Front National de Marine Le Pen fournit aux singes savants de l’antisionisme le terreau fécond du souverainisme à forte coloration antijuive.

Mais est-ce une raison pour encourager aujourd’hui le départ des juifs français vers Israël ? Ici ? il faut répondre assurément non, ce qui suppose également une révision indispensable de la pensée sioniste elle-même, quelle qu’en soit la valeur inentamée. Tout le monde sera d’accord pour dire qu’une décision aussi lourde que le départ pour Israël ne saurait s’appuyer sur la simple trouille, à tout le moins sur le malaise existentiel. Certes, Israël a été et sera encore le refuge indispensable pour toutes les communautés persécutées sur terre, mais il n’a jamais été que cela. L’un des premiers théoriciens du sionisme russe, Ahad Ha’am pensait encore dans son laïcisme à forte connotation religieuse que l’Alya devait se mériter par une sorte d’ascèse personnelle qui permettait peu à peu aux juifs de la Diaspora de se rendre dignes de Jérusalem et de ses promesses.

Sans aller jusque-là et malgré l’éclatante prospérité israélienne actuelle on fera remarquer que la renaissance de l’État hébreu ne dispense pas les familles d’envoyer leurs adolescents combattre au risque de leur vie et les jeunes adultes de continuer un service militaire à date fixe jusque la quarantaine bien entamée. Personne ne pourra non plus soutenir que la vie en Israël soit une partie de plaisir, et ceci implique pour chacun des choix moraux personnels sans lesquels la conversion au sionisme pratique est quasi impossible. Mais il faut aller encore plus loin. Au bout d’un siècle d’Alya, le sionisme moderne peut-il, doit-il continuer à prêcher l’expatriation de masse pour les grandes communautés de la Diaspora ?

Il est évident pourtant qu’un dégonflement comparable à ce qui s’est produit pour l’Union soviétique si celui-ci devait s’étendre aux États-Unis provoquerait une catastrophe géopolitique. La défense d’Israël repose tout autant sur le courage de Tsahal et la haute technicité du Mur de Fer, qu’elle repose sur la mobilisation permanente du plus puissant judaïsme de la Terre, le judaïsme américain. Pas davantage serait-il souhaitable que l’Alya en provenance de Russie se prolonge jusqu’à faire disparaître les dernières racines d’une présence juive indispensable à Moscou comme à Kiev. Et qui ne voit la catastrophe politique et morale que serait la rupture des liens qui rattachent les différentes strates de la communauté juive de France à ce pays dont les mérites passés et présents n’ont pas besoin d’être illustrés largement ?

Ceci n’implique nullement l’entretien de mirages illusoires sur une spontanéité pro juive et pro israélienne totale d’une opinion française qui a toujours, sur ce point, été divisée. Et de toute évidence, la diffusion de l’antisémitisme à présent sur tout le spectre français n’a rien de rassurant. Il n’empêche que le meilleur combat pour Israël est bien là, en France, et que le patriotisme français que nous ne devons jamais discuter nous impose aussi tout d’abord des devoirs envers la grande République qui a fait de nous des citoyens. Fort heureusement, l’opinion accepte bien mieux qu’autrefois le fait que notre patriotisme français puisse s’accompagner d’un soutien réfléchi mais impossible à rompre avec l’État d’Israël.

Mais ici, il faut choisir le chemin le plus escarpé : le relatif courage qu’implique l’Alya demeure très inférieur au courage civique que nous devrions montrer en toutes circonstances dans la vie de tous les jours de la France. Il y va bien entendu de notre intérêt, mais il y va surtout et avant tout de l’intérêt supérieur de la France.