La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
France

« Monter une coalition internationale enfin efficace contre Daech », par Jean-Pierre Filiu

Les attentats qui ont frappé la France en ce début d’année 2015 relèvent-ils d’un nouveau genre de terrorisme ? Que sait-on sur les groupes et filières qui les ont commandités et organisés ?
Par quels moyens peut-on les combattre ?

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po (Paris). Diplomate de 1988 à 2006, il a été, entre autres, conseiller de Lionel Jospin (à Matignon) et de Pierre Joxe (aux ministères de l’Intérieur et de la Défense). Son « Histoire de Gaza » vient d’être publiée en poche par les éditions Pluriel, dans une version actualisée. Ce grand spécialiste du jihadisme nous livre son analyse sur ces questions.

Les attentats

L’Arche: Vous dites que vous sentiez, à la fin de l’année, que des attentats allaient se produire en France. De quels éléments divers était nourrie cette intuition ?
Jean-Pierre Filiu: Cela fait plus de vingt ans que, comme diplomate, puis comme universitaire, j’essaie de suivre du moins loin possible la mouvance jihadiste. Cela m’a conduit à tenter d’entrer, si j’ose dire, dans le logiciel de ces groupes terroristes. Il importe en effet d’anticiper leurs attentats, y compris par le raisonnement intellectuel, afin de ne pas en subir les contrecoups de manière réactive. Depuis l’attaque de mai 2014 de Mehdi Nemmouche contre le Musée juif de Bruxelles, je mettais à cet égard en garde contre le risque d’un « 11-Septembre européen ».

La forme finale de ces attentats, avec ce choix de cibler Charlie Hebdo et une épicerie cacher, vous a-t-elle surpris ?
Je craignais en effet des attentats du type de ceux planifiés il y a déjà des années contre la tour Eiffel ou des marchés de Noël. L’attaque de Charlie Hebdo m’a pris de court du fait de sa dimension de défi hautement symbolique, conduisant à frapper la liberté d’expression, fondement même de la République, au cœur de Paris. J’ai été bouleversé dès que j’ai appris la nouvelle, mesurant une fois de plus que, même si l’on croit s’attendre au pire des terroristes, ils peuvent encore nous surprendre par leur sang-froid homicide.

Pourquoi ces choix en particulier ont-ils été faits ?
Il faut bien comprendre que les responsables de ces attentats voulaient prioritairement déclencher une vague de représailles meurtrières contre les Musulmans de France, ainsi pris entre deux feux, avant d’être pris en otages par les groupes jihadistes. C’est pourquoi il y a eu combinaison des frappes contre Charlie Hebdo, contre une épicerie casher et contre des policiers, afin de cumuler les probabilités d’actes de vengeance individuelle ou collective. Soyons conscients que les jihadistes croient nos sociétés aussi divisées que l’Irak entre sunnites et chiites.

En quoi ces attentats peuvent-ils se démarquer de ce que l’on avait déjà vu jusqu’à présent, quelle est leur particularité, leur spécificité ?
On voit bien que l’on n’est plus désormais dans la terreur de masse de type 11-Septembre aux Etats-Unis, mais dans la volonté de semer la psychose en alimentant le mythe de « l’ennemi intérieur », désigné comme tel à la vindicte publique. C’est bien pourquoi les donneurs d’ordre moyen-orientaux de ces attentats ont choisi de tels profils pour les perpétrer.

Doit-on s’attendre à une série d’actes de ce type en Europe ? en France particulièrement ?
Daech, l’acronyme arabe de « l’Etat islamique », a désormais consolidé ses acquis territoriaux dans le nord de la Syrie et de l’Irak, du fait de la complicité des dictateurs locaux comme de la passivité du monde entier. La campagne actuelle de bombardements, lancée à l’été dernier sous l’égide des Etats-Unis, ne lui a pas infligé de perte significative. Daech est donc en mesure dorénavant de projeter sa terreur sur le continent européen, offensive préparée par le recrutement de centaines de « volontaires » de nationalité européenne, dont la seule utilité « militaire » réside dans cette configuration.

Les filières du terrorisme
Que sait-on aujourd’hui sur cette filière des Buttes-Chaumont dont on entend parler ?
J’ai publié l’an dernier aux Etats-Unis une étude sur le « réseau des Buttes-Chaumont » qui a envoyé à partir de 2004 des « volontaires » combattre les forces américaines en Irak. La figure-clef de ce réseau est Boubaker al-Hakim, engagé dès 2003 au sein des supplétifs de Saddam Hussein, et formé par les services de renseignement irakiens… et syriens (du fait de ses fréquents transits via Damas entre la France et l’Irak). Les frères Kouachi étaient fascinés par le prestige de « combattant » de Hakim, mais Chérif Kouachi a été arrêté en 2005 avant de rejoindre l’Irak, dans le cadre d’une rafle qui a démantelé le « réseau des Buttes-Chaumont ».

Qu’est-ce qui a favorisé le développement de filières françaises de ce type ?
C’est clairement l’invasion américaine de l’Irak en 2003 qui a favorisé le développement de telles filières. On voit d’ailleurs le même processus en Algérie qui amène le GSPC (Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat) à collaborer avec Al-Qaida en Irak au nom du jihad anti-américain, avant de devenir en 2007 AQMI (Al-Qaida pour le Maghreb Islamique). On ne répètera jamais assez combien la « guerre globale contre la terreur » de l’administration Bush a durablement fragilisé la sécurité du continent européen.

L’attentat contre Charlie Hebdo a été revendiqué par Al Qaida au Yemen, quand Coulibaly se présentait comme formé par Daesh. Les actions ont pourtant été menées en concertation… Comment analysez-vous ce type de collaborations ?
Nous vivons une phase d’intense compétition entre les organisations jihadistes, avec une rivalité ouverte entre Al-Qaida « historique » et Daech à volonté expansionniste. Chaque groupe se targue d’être responsable des attentats de Paris pour revendiquer la position dominante dans le jihad global. Coulibaly a clairement prêté allégeance au « calife » auto-proclamé Baghdadi, alors que les frères Kouachi ont sans doute voulu « remercier », excusez l’expression, la branche yéménite d’Al-Qaida pour les avoir formés en 2011, soit bien longtemps avant leur passage à l’acte.

La radicalisation
Le parcours de radicalisation des frères Kouachi est-il un parcours classique, ou présente t-il à votre avis des singularités ?
On entre dans un groupe jihadiste comme dans une secte, avec ce que cela implique de conditionnement idéologique et de rupture avec son environnement. Deux frères sont encore plus soudés, car ils s’accompagnent l’un l’autre dans une telle démarche. C’était le cas pour Boubaker al-Hakim et son frère Redouane, tué dans un bombardement américain en Irak en 2004. Chérif Kouachi était sans doute plus déterminé que son frère Saïd, mais celui-ci l’a précédé dans les camps jihadistes au Yémen. Surtout, il est impossible d’infiltrer une cellule de deux frères.

Que peut-on dire également du parcours de radicalisation d’Amedy Coulibaly ?
Coulibaly présente le profil du délinquant « racheté » par l’entrée dans la secte jihadiste qui était déjà celui d’Abou Moussab Zarqaoui, le dirigeant jordanien d’Al-Qaida en Irak, tué dans un raid aérien au nord de Bagdad en 2006. On voit bien dans la vidéo posthume de Coulibaly que ses connaissances religieuses ou linguistiques sont extrêmement limitées. On est dans une mise en scène, une transmutation de l’individu dans la figure du « combattant », avec d’ailleurs un « nom de guerre » : Abou Bassir Abdallah al-Ifriqi (l’Africain).

La réaction française
On sait qu’une grande partie de la radicalisation se fait sur Internet. Qu’est-ce qui à votre avis peut être fait en ce sens ? Les efforts du gouvernement vous paraissent-ils aller dans le bon sens ?
Je m’étais publiquement prononcé en 2009 pour l’interdiction des sites jihadistes sur Internet. Mais une telle mesure serait aujourd’hui dérisoire, car la radicalisation s’opère avant tout sur les réseaux sociaux. Et là, je crois sincèrement que la bataille est perdue d’avance tant que les grands opérateurs ne jouent pas le jeu : Facebook a laissé consulter plus d’un million de fois une vidéo de Daech, mise en ligne en décembre, appelant à des attentats en France. Aucune disposition législative ne peut endiguer ce type de scandale, il faut responsabiliser Facebook, Google, Youtube et autres.

On sait qu’une autre partie de la radicalisation s’opère en prison. Là encore avons-nous pris en France la mesure du phénomène ?
L’extraordinaire film « Un prophète » soulignait déjà la force de ce danger. Je connais très mal le milieu carcéral, mais l’alternative me paraît très difficile à gérer : soit regrouper les détenus radicaux, avec le risque qu’ils s’encouragent les uns les autres ; soit les disperser, avec cette fois la menace d’un recrutement potentiellement plus large par la diffusion du message extrémiste. J’avoue ne pas voir de réponse claire à un tel défi. Il faut aussi souligner les cas de dé-radicalisation en prison, comme celui de Farid Benyettou, l’ancien « chef spirituel » du « réseau des Buttes-Chaumont ».

Y a t-il d’autres mesures à prendre ?
Je crois que, une fois passé le traumatisme des attentats des 7 et 9 janvier 2015, il faut clairement désigner la source de la menace, c’est à dire le « Jihadistan » de Daech dans le nord de la Syrie et de l’Irak, lui-même alimenté par la barbarie de Bachar al-Assad. C’est un enjeu qui va bien au-delà de la France, laquelle a été lâchée par les Etats-Unis lorsqu’elle voulait intervenir en Syrie, au lendemain des attaques chimiques d’août 2013 à Damas. Il s’agit aujourd’hui de monter une coalition internationale enfin efficace contre Daech. Cela passe par une collaboration étroite avec la Turquie, partenaire incontournable, mais aussi par une assistance directe aux forces qui combattent en Syrie à la fois Daech et Assad.

Que pensez-vous de la forte mobilisation citoyenne à laquelle on assiste depuis les attentats ?
Nous avons été des millions de Françaises et de Français à nous sentir plus forts le soir du 11 janvier 2015. Nous avons infligé collectivement une défaite cinglante aux chefs terroristes, qui espéraient que la France se diviserait dans l’épreuve et que la terreur nourrirait une haine aveugle. Mais cet élan national restera inabouti si ces mêmes chefs terroristes, frustrés au soir du 11 janvier, ne sentent pas désormais qu’ils peuvent être eux aussi menacés dans leurs repaires et que leurs crimes ne resteront pas impunis.

Propos recueillis par Stéphane Ilan