Par où commencer? Le livre de Waleed devait donc sortir ce jour là, ce 14 janvier 2015. Nous l’attendions, il était prévu et attendu depuis longtemps. Mais ce jour-là fut également le jour de sortie du numéro historique et tragique « des survivants » de Charlie Hebdo. Abyssal : des morts pour avoir représenté un prophète, coupables aux yeux de la haine de blasphème. D’autres, pour ces même yeux, assassinés, coupables d’être flics. Et d’autres, toujours pour ces mêmes yeux, sans cesse, assassinés, coupables d’être juifs. Et ça, personne ne l’avait prévu. Ou presque. Car il y eu pourtant des alertes. Peu les auront entendues. De ces rares sentinelles, Waleed Al-Husseini, fait partie.
Tu m’as demandé, Waleed, ce 14 janvier, si cette concordance folle et sinistre de date n’était pas un mauvais signe. Je t’ai répondu que non, et que si signe il y avait, il était bon. C’est celui des guerriers de la liberté. Waleed Al-Husseini, tu en fais partie.
Tu es apparu sur les écrans radars des petits groupes d’éternels militants des droits de l’Homme, dont le mien, il y a quelques années. Un parcours et un courage hors-norme. Immense.
Ton livre raconte d’abord ton enfance, en Cisjordanie, à Qalqilya, en territoire prétendument régit par des lois laïques. Il n’en est rien. Pourtant, toi, tu es athée dans l’âme et par nécessité intellectuelle. Mais il te sera interdit de l’affirmer publiquement. Alors, tu deviendras un déviant, en secret pour commencer, puis ouvertement et dangereusement ensuite. Bien trop dangereux, certes, car de surcroit trop intelligent et déterminé. Tu refuseras de te taire, de te renier, de plier. Et tu paieras cher le prix de ta liberté si chérie, celle d’être athée.
Cette liberté, tu l’as acquise, diffusée, partagée, défendue sur internet avec passion, camouflé, à coups de blogs et de pages anonymes sur les réseaux sociaux, aux échos internationaux trop inquiétants pour les tenants d’une soumission obsessionnelle et aveugle aux relectures dogmatiques du Coran.
Tu es devenu un esprit scientifique, puis un professeur, grâce au web notamment, à tes lectures et nombreuses adresses IP.
Tu es devenu ivre de connaissances, y compris des textes sacrés, avide de réflexions, y compris en étudiant les sourates en long et en large. Ces espaces d’expression numérique seront tes armes. Et tes crimes, selon les autorités.
Tu as grandi dans une famille pieuse, modérée, et surtout aimante, jusqu’au bout. Mais la société dans laquelle tu vis t’apparaît hypocrite, absurde, tu exècres les chefs religieux et leurs idéologies d’exclusion et d’ignorance. Te déclarer libre penseur est une idée à haut risque dans une société qui en manque cruellement et fera de toi un traître. Critiquer les doctrines officielles servant de paravent à une société en danger de mort intellectuelle clinique fera de toi un ennemi public. Cependant, tu es un redoutable adversaire pour l’obscurantisme prôné par les radicaux que tu détestes et qui chercheront à t’abattre. Ceux-là mêmes qui « ont promu la culture de l’oppression, de l’exploitation d’autrui, du racisme envers les non-musulmans, et la supériorité de l’homme sur la femme, être inférieur sur les plans culturel, physique et spirituel, simple tas de chair appartenant à son tuteur ». Car tu es féministe aussi, antiraciste, étanche à l’antisémitisme, portant le sceau dérangeant d’un humanisme authentique.
Tu seras tour à tour violemment considéré comme délinquant, mécréant, fou, renégat, financé par Israel (forcément), criminel, car tu dis qu’« il est inconcevable que Dieu, quel qu’il soit, puisse ordonner à son prophète de combattre les impies, comme s’il était incapable de le faire lui-même, alors qu’il est tout puissant. » Tu iras donc en prison, sans procès, ou tout comme. Tu y seras torturé. Physiquement. Psychologiquement. Durant des mois. Mais tu garderas l’espoir et tiendras bon. Sur tous les fronts, y compris celui de ne jamais « donner » tes amis pour leur épargner le sort qui est le tien, quitte à aggraver ton cas et tes conditions de détention. Peu importe. Waleed Al-Husseini, pour cela aussi, tu as l’étoffe des grands.
Tu t’es construit malgré tout un espace imaginaire de liberté suffisamment solide et, entre deux simulacres d’audiences devant une justice subordonnée au pouvoir, au coeur de jeux politiques troubles et pervers, tu réussiras à t’enfuir « comme votre prophète » , rétorqueras-tu d’ailleurs à ceux qui t’accuseront d’avoir été lâche. Le verdict tombera sans toi : sept ans et demi de prison. Tu es devenu un repris de justice au sein des tiens.
Depuis que tu es en France, tu as acquis ton statut bien mérité de réfugié politique et créée l’antenne locale du Conseil des Ex-Musulmans. Puis tu as écrit ton livre : un témoignage exceptionnel dont tu prends soin également de pas le laisser instrumentaliser par les extrémistes évidemment en embuscade, se délectant d’un discours qu’ils souhaiteraient voir s’orienter vers le rejet de l’autre. Peine perdue. C’est mal te connaître. Tu le dis toi-même, les musulmans sont tes frères en humanité et tu souhaites un avenir meilleur aux enfants de ton pays natal. Ce sont les théocrates que tu combats. Les imams « ultras ». Et leurs lieutenants véhiculant un texte monolithique, texte que tu aimerais voir reformer.
Tu dis qu’il est « dangereux de continuer à caresser le monstre dans le sens du poil pour éviter de le provoquer », qu’il faut « retrouver les textes violents qui répandent cet extrémisme, en débattre et engager une vaste et profonde réforme de l’Islam » et qu’à défaut de les interdire, « il est indispensable de les étudier et de prouver qu’ils permettent plusieurs interprétations. »
Tu appelles à l’unité les Musulmans contre l’extrémisme et à la défense de la liberté. Tu trouves cynique que Mahmoud Abbas, Ahmet Davutoglu et l’ambassadeur saoudien aient pu défiler pour la liberté d’expression le 11 janvier dernier, cyniques aussi les condamnations des attentats par Damas ou Téhéran car tu as en tête les noms de Raif Badawi, un blogueur récemment condamné à 1000 coups de fouet pour « irrespect envers l’Islam, et celui de Salman Rushdie. Mais tu rappelles aussi, et tu as raison, que la France aura mis plus d’un siècle à instaurer le principe de laïcité, « après d’âpres débats idéologiques nécessaires pour emporter l’adhésion de tous » .
Le mot « islamophobie » est désormais sur toutes les lèvres. Tu critiques à raison l’échec sémantique dans lequel nous sommes vertigineusement plongés, tant ce dernier mot est porteur d’autres enjeux que la lutte sincère contre le racisme anti-musulman (les laïcs ayant de toutes les façons très peu voix au chapitre et ce depuis trop longtemps, assignés par d’autres qu’eux-mêmes à une case et une identité définie à leur place).
Tu dis enfin que si les Palestiniens revendiquent la terre de leurs ancêtres, beaucoup d’Israéliens y sont nés et n’ont connu que l’Etat hébreu comme patrie, et que par conséquent, ils y sont chez eux également. Tu es un adepte de la paix, même si tu sais bien que ce sera long et difficile.
Encore quelques mots car tu m’évoques dans le livre mais tu n’as pas fait mention de mon nom de famille volontairement, pour « me protéger », « au cas où », ai-je appris a posteriori. C’est une des choses les plus jolies qu’il m’ait été donné d’entendre dans ma vie de militante. Il est vrai que les rues de Paris étaient devenues particulièrement inquiétantes en ce mois de juillet 2014, lors du bouclage des épreuves. Nous étions quelques-uns à alerter depuis des mois sur ces drapeaux noirs de Daesh, que nous avions vus, torves et effrayants, irrémédiablement fleurir dans certaines manifestations sur le terreau fertile de l’inaction internationale en Syrie et du massacre de Bachar el-Assad de son propre peuple. Ces drapeaux s’étaient de nouveau affichés, discrètement, à l’orée d’une gloire macabre, place de la Bastille cet été donc, menaçant, à l’occasion de rassemblements « pacifiques »…
Nous fûmes quelques-uns à les remarquer et à (re)sonner l’alerte. Tu en faisais partie.
Je n’oublierai jamais ceux qui ne nous ont pas crus lorsque nous hurlions que si, il avait bien été scandé et entendu « Mort aux Juifs ».
Des Juifs sont bien morts en définitive, exécutés, quelques mois après. De l’atonie et de l’indifférence générale, aussi. C’est pour cela que je voulais également t’écrire à quel point ton livre est important, en signant de mon nom, ici.
Aline Le Bail-Kremer
Waleed Al-Husseini, « Blasphémateur ! Les prisons d’Allah », publié chez Grasset, 238 p.