À l’heure où des attentats visant des journalistes, des policiers, des Juifs, ont douloureusement frappé la France, où les minutes de silence ont été violées, où circulent les théories complotistes, la question de l’éducation est soudain remise au centre des débats et la mission de l’Ecole perçue à nouveau comme l’enjeu social prioritaire de ces prochaines années. C’est en effet à l’Ecole qu’incombe essentiellement la transmission de la laïcité, des valeurs républicaines, de l’exercice de la raison et de l’esprit critique. Pourtant, depuis des années déjà, les rapports de l’Education Nationale mettent en exergue la difficulté, voire l’impossibilité d’enseigner dans certaines classes de collège et de lycée la Shoah ou la création de l’Etat d’Israël par exemple.
Les discours relatifs à la concurrence mémorielle ou à la place jugée exagérée et confiscatoire accordée aux Juifs dans les programmes d’Histoire n’en finissent plus de gangrener de jeunes esprits. La situation est d’autant plus inquiétante que les problèmes rencontrés par les professeurs d’Histoire se sont étendus à d’autres disciplines: refus d’étudier l’athéisme ou Freud en cours de Philosophie, refus en cours de Français de commenter des textes de Voltaire ou d’Albert Cohen, refus d’admettre le darwinisme en Sciences et vie de la Terre.
Comment recréer du lien social et refonder une culture commune, à la fois citoyenne, républicaine et laïque, tout en n’omettant pas de questionner les légitimes problématiques identitaires, particulièrement prégnantes chez les enfants issus de l’immigration, notamment maghrébine et subsaharienne. Le défi est immense et ne touche d’ailleurs pas que l’hexagone: c’est bien à l’échelle européenne qu’il faut s’investir.
Ces questions, David Stoleru se les est posées très tôt. Cet architecte français, au parcours atypique, formé aux Sciences de l’éducation en Israël et vivant en Catalogne, s’est retrouvé propulsé porte-parole du site de Montjuic, abritant le vieux cimetière juif de Barcelone, un temps menacé de «réhabilitation», puis porte-parole du comité de défense du patrimoine juif de Barcelone dans son ensemble. Fort de ses nouvelles responsabilités et conscient à la fois de la nécessité de protéger les sites historiques et du réel potentiel de création de lien social que cette mission recouvre, il met fin à ses activités d’architecte et se lance dans une aventure en solitaire pour tenter de contrer, avec ses moyens, la vague d’antisémitisme et de xénophobie déferlant sur l’Europe en ce début de millénaire. Cette aventure, c’est le Beit Project (beit signifie maison en Hébreu). Son principe fondateur est de voir en la ville un livre qui permette d’apprendre et d’initier les jeunes à son langage. Il faut donc mettre à contribution les sites du patrimoine, tous les lieux porteurs d’Histoire en tant qu’outils de réflexion civique, sociale et culturelle.
C’est ainsi que pourra se développer une culture de dialogue autour de la découverte de la ville; les lieux deviennent des supports de recherche sur notre époque et suscitent un échange interculturel dont le but est de promouvoir une identité européenne inclusive. En effet, l’objectif ne se limite pas à l’exploration du patrimoine juif: depuis l’an passé, le Beit project a élargi son horizon et touche l’ensemble de l’espace urbain. Cet espace urbain, des élèves d’écoles publiques et d’établissements privés juifs, aux profils socioculturels extrêmement divers s’associent pour le découvrir et étudier en profondeur certains sites emblématiques, sous les aspects les plus variés. Ils doivent naviguer d’un lieu à l’autre, à la recherche d’archives, de traces dans toutes les strates historiques. Auparavant, les enfants par groupes de deux (ou «havruta», approche fondée sur la méthode d’enseignement talmudique en binôme) auront fabriqué une cabane (la fameuse beit, également joli acronyme de Bâtiment d’Etudes d’Installation Temporaire) qui sera l’endroit où ils pourront faire connaissance, travailler, réfléchir et construire de concert.
Le Beit Project, soutenu par l’Union européenne et placé sous le haut patronage du Parlement européen, se déroule dans plusieurs villes d’Europe telles Barcelone, Berlin, Londres, Rome, Lodz, Paris et bientôt Haïfa en Israël, dont la mixité sociale et culturelle est particulièrement forte. À Paris, la dernière session à laquelle participaient les collèges publics Béranger et Paul Valéry, l’établissement Georges Leven et l’Ecole juive moderne, a vu les élèves arpenter les rues du IIIe arrondissement sur les traces du groupe Manouchian, d’Olympe de Gouges, des enfants juifs parisiens déportés ou de l’immigration sino-vietnamienne. Ils ont également découvert la Cité de l’Immigration ou rendu hommage à Ilan Halimi dans le jardin du XIIe arrondissement, baptisé à son nom. À travers ce parcours citadin au fil des âges, les différents groupes scolaires se sont aussi initiés au maniement de matériel cinématographique, avec lequel ils ont réalisé des interviews de Parisiens axées sur l’histoire de leur quartier, l’immigration, la protection du patrimoine, la citoyenneté ou l’engagement en politique. Au cours de ces quelques intenses journées passées ensemble, les collégiens ont donc sur un mode ludique et inédit expérimenté la transdisciplinarité : histoire-géographie, éducation civique, expression artistique, architecture, urbanisme, langues étrangères… Mais ont surtout appris à se familiariser avec d’autres milieux et cultures, appris à combattre les préjugés, à confronter leurs idées et différences, ou simplement à «oser» ainsi que le déclarait un timide garçonnet. Comme aime à le souligner David Stoleru, le père de cette puissante arme de construction massive qu’est le Beit Project : «Travailler seul c’est rabâcher ses idées, et découvrir l’autre c’est se découvrir soi-même.»
Lors de la soirée de clôture au Carreau du Temple, dans l’auditorium copieusement garni et ronronnant de plaisir, les enfants, interrogés sur ce qu’ils avaient retenu de leur expérience, ont employé des mots oubliés ou portés disparus de notre atomisante contemporanéité: «solidarité», «entraide», «sens du partage» et de l’«effort commun». Sur scène, trois collégiens aux origines culturelles et confessionnelles différentes, Jade, Daniel et Ibrahima se donnaient de vives accolades en criant au micro leur bonheur de s’être rencontrés et leur envie de renouveler au plus vite ces «instants magiques». C’était la veille de l’attentat à Charlie Hebdo…
Gageons pour l’avenir de nos enfants que ce genre nouveau de nobles et courageuses initiatives éducatives incarnées par le Beit Project soit étendu et bientôt généralisé. Afin que renaisse, vive, s’épanouisse et s’enracine à nouveau notre triptyque républicain, cher au cœur de chacun d’entre nous: Liberté, Egalité, Fraternité.