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Israël

La kippa et le crayon

Charlie Hebdo en Israël : la liberté d’expression en débat

Encore un coup de Charlie Hebdo ! Alors que la campagne électorale bat son plein en Israël et que les esprits sont considérablement échauffés, la question de la publication de l’hebdomadaire satirique fait l’objet d’une vive polémique. On peut se demander ce que cela a à faire avec l’élection du premier ministre israélien. Pourtant, la publication du numéro paru en France une semaine après l’attentat du 7 janvier dernier a suscité des débats presque aussi houleux que les déclarations des candidats en lice. Tout a commencé avec la décision de la direction de la chaîne de librairies Steimatzky d’annuler la vente de Charlie Hebdo en magasin. Le numéro tant attendu est donc accessible uniquement sur son site internet. Bien que la direction de Steimatzky se soit justifiée en mettant en avant le fait qu’elle a vendu par le passé des numéros de l’hebdomadaire où figuraient des caricatures de Mahomet, cet argument n’a pas convaincu grand monde. En renonçant à diffuser sa version imprimée, elle a cédé à des pressions et à des menaces de poursuites judiciaires.

Les ténors des partis situés à l’extrême opposé de l’échiquier politique israélien n’ont pas tardé à s’emparer de l’affaire. Avigdor Lieberman, leader de Israël Beiténou, parti nationaliste de droite, a fait une déclaration fracassante : « Nous ne céderons pas à la terreur exercée par l’Islam radical. Nous ne le laisserons pas transformer Israël en un Etat Islamique (Daesh) où la liberté d’expression est menacée. » Il a également enjoint à la jeune garde de son parti d’acheter sur internet des milliers d’exemplaires de Charlie Hebdo pour les distribuer dans l’une des principales librairies Steimatzky. De son côté, la Liste Arabe Unie qui représente l’ensemble des partis arabes aux prochaines élections n’a pas été en reste. Masud Ganaim, l’un de ses représentants à la Knesset, a envoyé une lettre à Benyamin Netanyahou en lui demandant d’intervenir d’urgence pour empêcher la diffusion d’un magazine qui risque de soulever la colère des musulmans et d’aggraver les tensions entre Juifs et Arabes.

Qu’auraient donc pensé les membres de la rédaction de Charlie Hebdo en voyant Lieberman, symbole d’une droite israélienne qu’ils ont égratignée plus d’une fois avec leurs crayons, prendre leur défense ? Charb, Cabu, Honoré, Tignous et Wolinski en auraient probablement bien ri. Et quelles caricatures savoureuses en auraient-ils fait ! La joyeuse équipe de Charlie Hebdo n’aurait également pas manqué de brocarder le représentant de la Liste Arabe Unie, porte-parole de cet islamisme dont ils ont dénoncé sans relâche l’« intégrisme ». Ils auraient une fois de plus tourné en dérision ceux qui se posent en « intellectuels » et qui plaquent leurs idées toutes faites sur le problème de la liberté d’expression et du « blasphème à l’égard du Prophète ». Elsa Cayat, la psychanalyste chroniqueuse à Charlie, aurait sans doute plongé avec délices dans les profondeurs de l’inconscient des hommes politiques qui ont choisi, comme par hasard en pleine campagne électorale, de se colleter au sujet d’une question aussi sensible.

Par-delà les manœuvres politicardes, la controverse autour de la publication de Charlie Hebdo montre que la liberté d’expression reste l’enfant chéri de la démocratie israélienne. On peut, néanmoins, se demander quel sens a cette affaire pour un public auquel l’esprit frondeur des caricaturistes, leur gauloiserie et leur anticléricalisme si typiquement français sont, somme toute, étrangers ? Le fait est que certains Israéliens ont du mal à comprendre l’humour décapant de nos regrettés caricaturistes. « Juifs au nez crochu et caricatures de Mahomet : y a-t-il vraiment une différence ? » : l’éditorial paru récemment dans Haaretz est un bon exemple des malentendus et même, des distorsions commises par certains. Selon son auteur, on fait deux poids deux mesures lorsque l’on proteste contre les dessins représentant les Juifs d’après des stéréotypes antisémites, tout en s’arrogeant le droit de caricaturer le Prophète. À l’en croire, le droit à la libre expression devrait aller jusqu’à permettre de recourir à ces stéréotypes nauséabonds sans pour autant être traité d’antisémite. Au nom de cette liberté fondamentale, on pourrait également protester contre les caricatures de Mahomet sans pour autant être accusé de soutenir le terrorisme islamiste.

La banalisation de l’antisémitisme à laquelle mène ce genre d’amalgame est propre à soulever l’indignation, même lorsque l’on est soi-même en faveur d’une liberté d’expression aussi large que possible. Plutôt que de s’y attarder, il vaut mieux s’attaquer aux questions de fond. L’une d’elles porte sur la différence entre les contextes sociaux dans lesquels s’inscrit le débat autour de la liberté d’expression. Ce problème ne se pose pas, en effet, de la même manière en Israël qu’en France. Ainsi, la laïcité a une signification fort différente de celle qui est fondée sur les valeurs de la République. Elle est souvent imprégnée d’une religiosité diffuse même chez les nombreux Israéliens qui rejettent toute forme de pratique religieuse. La Bible est enseignée dans toutes les écoles y compris dans celles dites « laïques ». En outre, l’identité des diverses composantes de la société israélienne a des fondements non seulement ethniques mais religieux. Il en va de même pour les groupes internes aux sociétés juive, arabe, druze, bédouine ou tcherkesse. Il est donc hors de question que toute cette « diversité » se fonde dans un seul et unique moule laïque. Dans la France d’après les massacres du mois de janvier, certains musulmans critiquent les caricatures de Mahomet parues dans Charlie Hebdo au nom du respect des convictions religieuses qui seraient le lot de la majeure partie des musulmans en France. Peut-on dire autant de la communauté musulmane en Israël ?

« En Israël, Charlie Hebdo n’aurait pas pu exister » : le dessinateur et caricaturiste israélien auteur de cette formule invoque, à l’appui, un article de la législation israélienne qui définit les atteintes aux sentiments religieux comme un délit. La liberté d’expression qui règne en France n’existerait donc pas en Israël. A l’écouter, « Si Wolinski s’était installé en Israël et s’il y avait fondé Charlie Hebdo, il aurait eu de sérieux problèmes. » Intriguée par ces propos, j’ai demandé des éclaircissements à Aviad Hacohen, juriste et professeur de droit. Tout en confirmant l’existence de la loi mise en cause par le caricaturiste, il m’a certifié qu’elle n’avait été appliquée que très rarement et seulement dans des cas tout à fait extrêmes où l’atteinte aux sentiments religieux s’accompagnait aussi de violences, de comportements racistes et de troubles de l’ordre public. Même dans de tels cas, les juristes ont redoublé les mises en garde contre la tentation de faire un usage plus fréquent de cette loi qui est « en contradiction flagrante avec la liberté d’expression, pilier de la démocratie. »

Charb, Cabu, Honoré, Tignous et Wolinski auraient peut-être trouvé trop « soft » les œuvres de leurs confrères israéliens. Pourtant, les caricatures d’hommes politiques et de dirigeants religieux qui foisonnent dans la presse, les émissions de télévision, les pièces de théâtre et les humoristes qui tournent en dérision Moïse, Jésus, Mahomet et leurs adeptes sans risquer pour autant d’être exposés à la censure ou aux menaces : tout cela laisse penser que la liberté d’expression a encore de beaux jours devant elle en Israël.