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Cinéma

Interview de Rabah Ameur-Zaïmeche

Le réalisateur du film « Histoire de Judas » se confie à l’Arche sur ce personnage mais aussi sur les lectures qui dépassent le cadre cinématographique.

Le film s’ouvre sur un paysage de pierre. Une haute montagne qu’un homme escalade pour aller chercher un autre homme et le porter sur ses épaules. C’est un disciple totalement dévoué à son rabbi. C’est Judas qui offre ses bras, son dos, ses jambes, pour ramener Jésus – de l’abri où il s’est isolé – vers les siens.
Peu importe qu’on ne trouve pas trace de cette scène dans les Evangiles. Peu importe qu’on ait imaginé certaines scènes, ou qu’on en ait gommé d’autres. Ainsi, Judas n’aurait pas assisté à la passion, ni au dernier repas, ni à la crucifixion. Peu importe aussi les incohérences ou les incongruités. Les femmes qui s’égosillent à faire des « you you ». La langue arabe ou berbère qui jaillit à un moment sans qu’on en sache très bien la signification (on sait bien que la ville de Jérusalem accueillait à l’époque beaucoup de passants, mais tout de même !) Le rabbin qui parle avec l’accent d’Oran. Un passage très sensuel où une jolie dame, apparemment la maman de la femme adultère protégée par le prédicateur galiléen, va enduire le visage du sauveur avec de multiples parfums qu’elle a achetés spécialement en les échangeant contre tous ses bijoux. Le légionnaire romain qui sanglote devant sa victime. Ponce Pilate qui a l’air bourré de remords, mais fait ce qu’il faut pour que l’ordre règne. Tout cela peut surprendre dans le film de Rabah Ameur-Zaimeche, « Histoire de Judas », qui ne vise pas à une reconstitution historique mais cherche à réinventer le récit à sa manière.
On a aimé que le cinéaste ait fait de Jésus un homme comme les autres, plus doux, plus grave, plus intériorisé. Un juif parmi les siens. Un rabbin qui refusait qu’on consigne ses paroles. Et un homme conscient de l’attrait qu’il exerce sur son entourage. On a aimé aussi le parti pris de découpage en tableaux, un peu comme une pièce de théâtre où, à chaque fois, on éclaire un pan de l’histoire.
Tout l’arrière-fond est absent. On ne voit pas vraiment la foule, on la devine à travers un groupe d’enfants qui s’amuse à narguer un pauvre hère qui se prend pour le roi d’Israël et qui mime un monarque habillé de haillons entreprenant de bouter les Romains hors de Judée (Carrabas, jumeau fantasque de Barrabas, qu’on voit dans une scène ranger les croix en bois quant tout est consommé, avant d’annoncer la mauvaise nouvelle à Judas). On ne voit pas le Temple, on perçoit ses abords, à travers les étals des marchands que Jésus va renverser. On ne voit pas la Galilée, mais de temps à autre, du vert apparaît, vif, foisonnant, et qui tranche avec les champs de pierre âpres. Ou encore les eaux tranquilles d’un lac où le corps du Galiléen s’abandonne et glisse lentement d’une rive à l’autre.
Tout est filmé à ciel ouvert, hormis les palais romains où se trament de sombres desseins. Parmi les références que cite le cinéaste, les auteurs qui l’ont inspiré, il y a Erri de Luca. Bel hommage à un écrivain qui a renouvelé notre vision de la Bible en y introduisant un souffle poétique. Il ne faut pas chercher de poésie dans les dialogues très dépouillés, mais dans les lieux, dans les paysages, dans les images (le cinéaste cite également Caravage et Rembrandt dans ses sources d’inspiration).
Reste le personnage de Judas, figure centrale du film. Si la première image est celle de Judas et Jésus, l’un juché sur l’autre, élève et maître enlacés, confondus, comme si chacun avait besoin de l’autre pour exister, la dernière est celle du disciple éploré qui ne voit pas de justification à sa vie une fois que son étoile a disparu. Il ne se pend pas mais se couche et se laisse mourir. Là aussi, l’auteur s’autorise des libertés avec les Evangiles, mais peu importe, l’idée est préservée. Et l’idée, c’est que le personnage de Judas est indispensable au narratif de l’histoire. Qu’il est une figure tragique, très éloignée des stéréotypes auxquels on a attaché son nom.
Heureux hasard, étrange coïncidence, au moment où le cinéaste franco-algérien Ameur-Zaimeche achevait son film, de l’autre côté de la Méditerranée, un écrivain israélien, Amos Oz, publiait un roman, « L’Evangile selon Judas », où il revisitait lui aussi à sa manière le parcours de l’homme de Cariote. La vision n’est pas la même. Oz en fait un croyant, le plus enthousiaste des croyants, le premier des chrétiens, au point qu’il pense, dans sa grande naïveté, que le monde entier doit ouvrir les yeux, que Jésus doit monter à Jérusalem pour faire partager sa vérité à ses frères, surmonter l’ultime épreuve – il n’a pas de doutes à ce sujet – pour se révéler enfin à tous. Et quand tout est fini, il a le sentiment que le monde s’écroule, qu’il a prêté la main à un drame, qu’il en a été l’artisan (personne ne s’est jamais demandé, estime Oz, comment un homme qui trahit son maître pour la somme de trente shekels – trente shekels, même pour l’époque une peccadille – se lève et pétri de douleur, court se donner la mort).
Le film développe un autre point de vue. Judas n’a pas été présent. Il a raté les épisodes ultimes. Il s’est absenté. Il a découvert trop tard. Mais le résultat est le même. L’histoire de cette passion est celle d’un couple. Indissociable. Indissoluble. Indéfectible. Et quand ce couple s’est trouvé séparé, la tragédie était aux portes.
Ce qui rassemble les deux visions, c’est précisément la dimension tragique. Les deux bouts de l’histoire sont identiques, dans le roman et dans le film. La scène où Judas porte Jésus sur ses épaules. Et celle où il s’effondre. Et puis l’essentiel : Judas est le prolongement de Jésus, son ombre portée, son messager, son annonciateur, son double.
Cette vision commune au cinéaste et au romancier, ce parti pris poétique chez l’un, littéraire chez l’autre, résonne fortement avec l’époque que nous vivons. Tant il est vrai que l’exégèse seule tirera tout le monde vers le haut. L’exégèse, et la poésie, et la littérature. Les lectures littérales finiront par nous tuer. Tous autant que nous sommes.
Nous avons voulu rencontrer le cinéaste franco-algérien et nous sommes allés dans le quartier de Montreuil. Pas loin du centre, dans une sorte d’entrepôt, un studio aménagé en atelier d’artiste avec une mezzanine, c’est la maison de production de Rabah Ameur-Zaimeche.
Il est né à Constantine, s’affirme berbère, mais par-dessus tout cinéaste. C’est sa patrie, son mode d’écriture, sa manière de respirer.
Sur la table, des ouvrages d’Erri de Luca qu’il place très haut et qui l’accompagnent – de la mezzanine, son assistante crie que c’est elle qui le lui a fait découvrir, mais depuis, il est devenu un « fan », voulait même proposer au romancier italien de jouer le personnage de Ponce-Pilate dans le film. Il aime particulièrement « Première heure », parce qu’il y trouve une célébration poétique de la nature. Il y a aussi sur la table, le livre de Mireille Hadas-Lebel sur Hillel, Flavius Josèphe, de beaux ouvrages de peintres de la Renaissance. Alors, il n’est pas érudit, ne fait rien pour le paraître, détesterait faire le cuistre. Il lui arrivera dans notre conversation de confondre Pline l’ancien et Philon d’Alexandrie. Mais peu importe, il nous balade dans la Jérusalem de la fin du second temple comme s’il en connaissait toutes les ruelles.

L’Arche : Le personnage de Judas vous a toujours, dites-vous, fasciné. Pour quelle raison?
Rabah Ameur-Zaimeche : S’il m’a fasciné, c’est d’abord par rapport au personnage de Jésus lui-même qui a été, pour moi, un personnage important dans ma construction, dans ce que je voulais devenir, à qui je voulais vraiment ressembler. J’ai lu la Bible à l’âge de dix ans, et c’est à la relecture que j’ai vu qu’il y avait un personnage douteux, qui s’appelait Judas, et qui trahissait son maître pour quelques deniers. Il trahit pour des raisons bassement matérielles. J’ai toujours trouvé cela surprenant. Et puis, j’ai été passionné d’histoire. On sait comment s’est déroulée la seconde guerre mondiale, et à quel point la folie nazie s’est emparé du christianisme pour justifier l’innommable.

Vous aviez fait des films auparavant, dont « Wesh Wesh » sur l’Algérie. Quel lien établissez-vous entre celui-ci et vos films précédents?
Il y a une cohérence. Il y a un rapport. Et le rapport, c’est que le premier film était consacré aux quartiers populaires dans lesquels j’avais grandi et que j’avais étudiés en anthropologie urbaine, enquêtant sur la territorialité des minorités en milieu urbain. Le rapport est étroit. On fait un cinéma de l’expérience, c’est à dire que l’expérience, au fur et à mesure des films, s’accumule. J’avais moi-même constaté en grandissant dans ces endroits ou j’ai passé une merveilleuse enfance, à quel point, dans les classes populaires, continuait à régner un antisémitisme sous-jacent, fait de ricanements, de moqueries, basé justement sur les stéréotypes: oui, t’es juif, t’es radin, t’es un Judas. Tout cela m’a toujours laissé perplexe. Et m’a poussé à poursuivre mes études, pour éviter la mare de l’ignorance. J’ai fait des sciences humaines, anthropologie, psychologie, sociologie. Je me suis promené à vrai dire, mais sans chercher à être sanctionné par l’Université pour l’acquisition d’un diplôme. Davantage pour patienter et continuer a cultiver le chemin des connaissances.

Le personnage de Judas, dans le film, est beaucoup plus présent que celui de Jésus. Jésus, on voit très peu son visage. Il est souvent recouvert d’un voile. C’est voulu de votre part?
C’est juste un petit artifice de mise en scène qui permet d’installer le mystère dans le visage, dans la figure même du personnage. Des personnages aussi puissants ne peuvent pas sortir tout nu, sinon ils irradieraient tout le monde. Je pense qu’on a besoin de mystère. Pour dessiner un portrait, on n’a pas besoin de dessiner tous les traits. On a besoin de chercher la profondeur même de l’âme. C’est cela un portrait. On peut avoir un voile sur le visage, et pourtant on y verrait son cœur. Il faut se méfier de la représentation des prophètes. Ça permet de poser la question de savoir jusqu’à quel point nous sommes autorisés à plonger dans l’image. Est-ce qu’on en a réellement besoin? Est-ce qu’on a vraiment besoin de découvrir la figure de l’autre pour le sentir ou le percevoir?

On entend des bribes d’arabe et de berbère dans le film. On n’entend pas d’hébreu ni d’araméen. Cela aussi, c’est intentionnel?
Le film est tourné en Algérie, dans les Aurès, dans les montagnes berbères des Aurès, juste au bord du Sahara. Et là, la population nous a reçus très chaleureusement, avec une hospitalité remarquable. Ils ont joué des personnages juifs. On s’attendait à avoir des difficultés. Et pas du tout. Il y a eu une adhésion totale, et pour moi, inattendue. J’étais certainement emprunt de quelques préjugés, mais j’ai été stupéfait. C’était remarquable. J’ai rarement vu une population, un peuple, qui adhère autant au sujet. On est en Algérie. Il y a eu très rarement des problèmes dans l’histoire de l’Afrique du Nord, entre juifs et musulmans. Au contraire, depuis l’Inquisition, je crois, depuis Isabelle la catholique et l’expulsion, une partie de la diaspora juive s’est installée en Afrique du Nord, a réussi à s’y implanter sans aucune difficulté, et a fondu dans la population. Que ce soit à Biskra, sur la côte, ou sur le littoral, et jusqu’en Lybie. A Constantine, dont je suis originaire, il y avait une minorité juive importante qui, lorsqu’elle est partie, a laisse un immense vide. Il est temps de revenir ( Rires) La terre appartient à tout le monde, et c’est la terre de vos ancêtres autant que la nôtre.

Est-il arrivé dans le passé que des cinéastes arabes s’intéressent à la Bible et aux Évangiles comme vous le faites ou est-ce, de ce point de vue, une œuvre pionnière?
Je ne sais pas. Je ne me suis pas posé la question. Je ne me considère pas comme un cinéaste arabe non plus. Je crois que je suis apatride depuis longtemps, et que c’est d’abord un cinéma français, parce que grandi en France, de culture française, et chevillé à sa devise qui me semble la plus belle qui soit: la liberté, l’égalité, et surtout notre fraternité. Je suis berbère, alors je suis l’arabe ici en France comme on pourrait dire que je suis le juif. C’est à dire je suis l’autre. Mais je ne me sens pas très proche de la péninsule. Loin de la même, pourrais-je vous dire, mais c’est un autre débat. Toutes les interprétations qu’on pourrait donner sur le monothéisme me semblent aujourd’hui sclérosées, et il est temps de les redécouvrir autrement. Justement par la puissance du cinéma.
Aujourd’hui, je fais un film sur Judas. Peut-être que demain, ce sera sur la bataille de Médine, qui fut une terrible bataille. Le prophète musulman s’est retrouve coincé à Médine. Ils ont été obligés de creuser des tranchées. Et là, sont arrivées les sourates les plus dures. La bataille elle aussi fut dure. Il y avait toute une tribu juive qui a été massacrée au sabre, parce que prétendument, elle aurait trahi et ouvert les portes aux Mecquois. C’était peut-être la façon dont on se vengeait àl’époque. Il n’y avait pas d’Etat. Pas de forces de répression. Pas de forces de contrôle. Donc, à l’époque, c’était œil pour œil, dent pour dent. Les hommes ont tous été massacrés, les femmes et les enfants vendus en esclaves. C’était certainement le mode de production de l’époque. Je n’y étais pas, mais je le trouve extrêmement brutal.

Et vous pensez que cela a constitue un tournant?
Vous savez, on a fait un film qui s’appelait « Le dernier maquis », où un patron de confession musulmane ouvre une petite mosquée dans son entreprise, on se demande bien pourquoi. Est-ce pour bien contrôler ses travailleurs où est-ce un geste venu du cœur? Et dans ce film, on explique que quelques heures seulement après la mort du prophète, on se chamaille, on se dispute et on guerroie pour savoir qui va prendre le pouvoir. Les disputes ont été non seulement virulentes mis sanglantes ensuite. Plusieurs batailles ont eu lieu. Un schisme est né sur la question de savoir comment on devait élire l’imam. Plusieurs sourates affirment qu’il doit être élu ou désigné, et depuis la naissance du wahabisme, c’est quelque chose qui a été effacé et absolument pas questionné.
Souvent, on a préféré pousser en avant les plus obscurs et les moins éclairés plutôt que de faire confiance aux forces progressistes. L’empire soviétique échoue lamentablement devant le mur de Berlin. Survient dans les montagnes d’Afghanistan une guerre froide où on essaie de manipuler les appareils religieux. On pousse les Saoudiens à s’investir dans cette partie du monde. A cette époque, ils étaient considérés comme des personnages glorieux et héroïques. Et vous voyez comment cela se termine! Mais à la rigueur, ce ne sont pas les seuls. On pourrait parler de la création du Pakistan, ou de l’Etat d’Israël. C’est un siècle où la décolonisation britannique s’est très mal déroulée et où on a préféré diviser les peuples pour préserver les intérêts dominants de ces empires. Et comme on le voit dans mon film, les empires naissent, vivent et finissent par mourir et être ensevelis sous le sable. Où parfois quelques âmes sauvages persistent et réussissent à survivre.

On va revenir à Judas, mais vous estimez que vous êtes un cinéaste croyant ?
Je me dois de croire en ce que je fais. Oui, je crois en notre humanité et en la capacité inimaginable, inouïe, qu’il y a en chacun d’entre nous. Et aujourd’hui, on essaie de nous domestiquer et de nous enlever les quelques neurones qui nous restent, alors que nous sommes tellement lumineux ;

Il y a eu beaucoup de films sur Jésus. Peut-on dire que c’est le premier film avec une volonté de réhabilitation de Judas ?
Je n’en vois pas d’autre, et c’est quand même surprenant que le cinéma ne se soit pas emparé plus tôt de ce sujet. Vu la remarquable dramaturgie qu’il y a dans ce personnage, son côté tragique qui n’a jamais été exploré jusqu’à ce qu’on nous ouvre les portes et qu’on nous offre cette véritable opportunité. En même temps, c’est une chance et un immense honneur que de pouvoir jouer ce personnage. Il faut savoir qu’en Allemagne, le prénom est interdit. Il y a deux prénoms interdits en Allemagne, celui de Satan et celui de Judas. Ils disent que c’est stigmatisant, mais Judas, ça veut dire juif, non ?

Vous avez choisi les scènes que vous vouliez mettre en avant. Cette scène notamment où on voit par contre le visage de Jésus, mais où il tourne le dos à une femme qui l’enduit de parfums, vous l’avez inventée ?
Elle existe dans les textes. On pense que c’est Marie-Madeleine qui l’enduit d’un parfum extrêmement précieux. Nous, ce que nous avons inventé, c’est juste l’idée qu’elle se dépouille de ses bijoux pour s’offrir ce parfum onéreux et enduire ainsi la chevelure et le corps de ce grand maître. Mais vous savez qu’il y a une huile d’onction qui était utilisée autrefois dans les pratiques et les rituels juifs, et qui était basée sur du camphre et sur de la résine de cannabis. Ce sont des chercheurs anglais qui ont découvert cela. En réalité, un grand nombre de pratiques se faisait autour du cannabis, et je n’ai pas trouvé cela surprenant à vrai dire. Je pense vraiment que les personnes qui étaient là, le long du Jourdain à cette époque et qui croyaient en la fin des temps, devaient toutes être un peu allumées. Ce devait être, je vous assure, une période indescriptible, une forme de colloque permanent où la terreur et la mort étaient omniprésentes. Je crois que ce devait être une période où on ne pouvait pas croire aux générations futures. C’est pourquoi d’ailleurs ce magnifique personnage refusait qu’on écrive ses paroles de son vivant. La question que nous, nous posons, c’est la raison pour laquelle il ne l’a pas fait. Il devait bien y avoir une raison. Et la raison que nous soumettons, c’est qu’il préférait que ces paroles soient aussi légères que le vol d’une hirondelle. Quand elles sont figées, les paroles sont manipulables, alors que lorsqu’on les vit pleinement – et c’est peut-être cela qui distinguait ce fameux rabbin -, c’est qu’il avait peut-être une volonté et une intention inflexible de vivre pleinement la Torah ici et maintenant. C’est cela qui devait le rendre extrêmement fort et puissant. Pourquoi écrire ces paroles ? Elles étaient déjà inspirées d’Isaïe.

Vous n’avez pas voulu reprendre certaines scènes comme celle du dernier repas. Pourquoi ?

On a préféré en faire un simple repas où on voit Jésus et sa communauté partager le pain et le vin en toute humilité, entre hommes faits de chair et de sang, dans une ambiance presque de recueillement. On les voit prier. Ensuite, le pain est découpé. Faire la Scène, c’était reproduire cette scène comme on a pu la reproduire dans certaines iconographies de la Renaissance. Ce n’est pas important. On s’arrête là à des détails. C’est fou parfois comment les appareils religieux préfèrent s’arrêter aux détails plutôt que de s’en affranchir et d’ouvrir les portes de la perception et du cœur.

Vous citez, comme sources d’inspiration, Erri de Luca, Le Caravage, Rembrandt. Que vous ont apporté ces trois noms ?
De Luca, c’est vraiment par rapport à la liberté de son écriture, à l’espace et au courant d’air qui circulent entre ses phrases et dans son style. Il y a cette atmosphère qui plane, qui est très chaude, sèche, ventée. Avec une notion considérable de l’importance de la matière. Pour De Luca, la matière, c’est de la chair. C’est important de revenir à cette notion, comme dirait quelqu’un à la « matérialité des choses », et à l’humanité des êtres. De Luca le saisit très bien dans son style qui est aéré, léger, profond. Et ce n’est pas facile d’être léger et profond à la fois, cela demande vraiment beaucoup de rigueur intellectuelle.
Caravage et Rembrandt, c’est l’étude de la peinture, celle du clair-obscur. C’est la volonté de s’enfoncer dans les éléments et d’essayer de déceler cette part d’éternité qu’il y a en chacun de nous. Il y a le travail de l’invisible. Le rôle d’un réalisateur ne consiste pas seulement à montrer, mais aussi à faire voir. Quand on arrive à faire voir l’invisible, à toucher au cœur, c’est une immense récompense. Mais ce ne sont pas les personnages qui nous ont apporté le plus. On n’en parle pas, mais c’est l’Ancien Testament, c’est la première chose que nous avons lue. Après, le reste, c’est de la littérature ou de l’illustration.

Le film se passe entièrement en extérieur, en dehors du procès…
Le palais, c’est le musée de Timgad, au cœur des Aurès, là où se trouvent d’importantes ruines romaines, de très anciennes cités qui ont été ensuite abandonnées pour des raisons inconnues. Faire d’un musée un palais, l’idée nous réjouissait. Et faire ensuite des ruines notre principal décor, surtout pour le procès, avait une signification– Jésus le dit lui-même à la fin du film : Regarde autour de toi, ton empire n’est qu’un champ de ruines, à quoi bon tout cela ?

C’est un film très personnel. Peut-on dire que c’est aussi un film militant, au sens où vous décidez de dire des choses qui ne sont pas dans le dogme ?
Je crois que c’est mon film le plus personnel. En plus, mon père est mort juste après le tournage, que Dieu ait son âme. Je crois que pour ce qui me concerne, il m’a appris l’essentiel. Continuer à suivre le chemin de la connaissance, y aller coûte que coûte, au fur et à mesure, petit à petit. Patience, persévérance, gentillesse, et ruse. Ce sont les quatre piliers fondateurs d’une amitié franche et sincère. J’ai toujours vu mon père prier le soir. Il revenait de son travail et il réunissait toutes les prières. Je finissais mes études et je passais mon temps à l’observer. Je trouvais qu’il mettait beaucoup du sien. J’ai un rapport à Dieu complètement différent. Il me semble que je n’ai pas besoin de prier, moi de mon côté. Que mon père a fait suffisamment de prières pour toute la famille ( Rires).
Pour le reste, je prends les libertés qu’on me laisse prendre. Dès le départ, d’après les recherches que nous avons effectuées et surtout d’après ce qu’avancent les chercheurs – on ne sait rien de cette époque, on n’a que les traces de deux historiens, Flavius Josèphe et Pline l’Ancien. Ils nous parlent de Carabas, de ce juif illuminé qui traîne dans les rues d’Alexandrie, avec des enfants qui jouent à une mise en scène du roi des Juifs. La plupart de nos sources d’inspiration, ce sont des sources d’inspiration historiques, en dehors des Evangiles.

Vous vous êtes un peu amusés avec votre Carabas ?
Carabas, c’est un peu un des personnages qu’on pouvait trouver le long du Jourdain. Il y avait beaucoup de communautés religieuses qui se distinguaient par des différences, mais qui, souvent, payaient leur impôt au temple. Ils voulaient trouver une voie propre, différente de la voie dominante. Ils mangeaient peu, se contentaient de quelques criquets et de miel sauvage, et l’essentiel de leur activité était concentrée sur l’amour de Dieu, et sur rien d’autre. Est-ce qu’ils n’avaient pas raison ? Est-ce que cela fait de nous des illuminés que de prendre l’amour de Dieu comme motif central de notre existence ?
Quand vous regardez bien, Jésus, Judas, Carabas forment à eux trois une figure christique beaucoup plus globale, beaucoup plus intéressante. Jésus le doux. Judas la brute. Et Carabas l’illuminé. Ce qu’on sait en tout cas, c’est que les Evangiles ont préféré transformer le personnage de Jésus en quelqu’un d’inoffensif plutôt qu’en faire un rebelle, réfractaire à l’ordre romain et voulant restaurer le royaume d’Israël. C’est étrange quand même ! Les Evangiles ont joué pour nous un rôle très important. Et le fait de constater qu’il y avait d’immenses lacunes, cela nous a permis d’y plonger et de faire comme Samson, d’écarter les piliers du temple pour laisser s’engouffrer le sens politique de cette première communauté.

Si on a bien compris, votre prochain film portera sur la bataille de Médine…
Je n’oserai pas le faire. Là, c’est déjà risqué, vous savez ! Il faut bien distinguer la connaissance du savoir. Le savoir est une accumulation d’expériences. La connaissance, je crois qu’elle a réellement un rapport direct avec notre mystère et avec notre cœur. C’est complètement différent.

En hébreu, connaître et aimer, c’est la même chose…
On pourrait répondre par un autre verbe : découvrir qui veut dire aussi voyager. Si on voulait donner un sens à notre vie, c’est celui qui viserait à suivre ce chemin de connaissance qui est un immense voyage, qui se termine un jour, mais pour aller où ? On ne sait pas. Mais on ne connaît pas non plus le visage que nous avions avant notre naissance. Le cinéma nous permet de fouiller dans notre propre tumulte, dans notre propre tourment, dans notre propre tourbillon, dans la mer sombre de la connaissance. Et le film nous a réellement invités à suivre ce chemin. S’il fait preuve de sobriété et de simplicité, ce n’est pas lié à nos qualités personnelles, loin s’en faut – je suis peut-être le plus égo maniaque qui soit -, c’est surtout lié à ce qui nous a été offert, à ce qui nous a été proposé, que ce soit les paysages telluriques algériens, ou les populations qui nous ont reçus. Il y a souvent eu des signes annonciateurs, des signes préalables. Nous avons été attentifs. Nous avons préféré, plutôt que d’aller à Ouarzazate voir des décors en carton ou en papier mâché – je suis allé là-bas, il y a un grand temple de Jérusalem construit pour la télévision et je me suis dit : ce n’est pas possible, on ne peut pas faire cela – nous contenter de ce que nous avons. Et avec des ruines, nous pouvions inventer une Jérusalem qui se construit, une Jérusalem faite de faubourgs, et s’il faut un temple, alors ce sera la cime des palmiers. Et ça marchera ! Et là, ça marche, et nous, on est trop contents !