Jérôme Fourquet, directeur du département d’Opinions et stratégies à l’Ifop, s’entretient avec l’Arche sur l’évolution de cette relation.
L’Arche : En quelques mots et pour nos lecteurs, en quoi consiste précisément votre fonction de directeur du département « Opinion et Stratégies d’entreprise » ?
Jérôme Fourquet : Je suis à la co-direction d’une équipe d’une vingtaine de personnes à l’Ifop qui commercialisent, réalisent et analysent des enquêtes à la fois quantitative (sondage) et qualitative (enquête bien plus approfondie où l’on va discuter plus longuement sur des thématiques et voir comment les logiques de fabrication fonctionnent). Nos clients, ce sont toute une série de médias, mais aussi des partis politiques, des collectivités locales, des acteurs publics comme des ministères, des entreprises privées et publiques, des associations, des fondations, des particuliers. Ils s’interrogent sur la façon dont les Français ou parfois certaines catégories de Français se positionnent par rapport à tel ou tel événement mais aussi à leur réaction. Ils s’intéressent aussi à leur degré de connaissance sur un sujet défini, leur niveau d’inquiétude sur tel ou tel phénomène. L’image qu’ils peuvent avoir d’une personne politique, mais aussi l’image de marque d’une entreprise.
Toute la thématique de l’opinion et de sa fabrication est au cœur de notre activité. L’Ifop est le 1er institut français et c’est une vieille dame. Elle a été créée en 1938 par Jean Stoetzel. On a une grande réputation sur les enquêtes politiques et d’opinion.
En 2014, Vous avez réalisé une enquête pour Atlantico sur les électeurs juifs qui ont voté Front National lors de la présidentielle de 2012. Votre sondage indiquait que 13,5% d’entre eux avaient voté pour Marine Le Pen. Confirmez vous cette progression ?
Si on parle de progression, il faut qu’on ait l’élément de départ. On a constaté, chiffres à l’appui, que sur les scrutins précédents – à savoir les présidentielles de 2002 et de 2007 – à l’époque c’était Jean-Marie Le Pen le candidat du FN, l’électorat qui se déclare ou se revendique de confession juive à nos enquêteurs, dans nos enquêtes effectuées par téléphone ou par internet, votait très faiblement pour le FN. A l’époque, on est à 4%. Donc c’est un score vraiment résiduel en 2002 et en 2007. Avec, à l’inverse, un électorat juif qui va voter pour la droite, très fortement pour Sarkozy en 2007. Et puis, fait spécifique et qu’on retrouve dans nul autre groupe social ou culturel, en 2002, Alain Madelin avait pris des positions très fortes contre l’antisémitisme et envoyé pas mal de signaux à cet électorat-là. Dans nos enquêtes, nous avions vu qu’Alain Madelin avait fait plus de 20 % dans l’électorat juif alors qu’il était à 3,5% au niveau national. Depuis 2002, il y a un basculement assez affiché de la part de l’électorat juif qui se revendique comme juif pour la droite dite républicaine, pas pour le FN. En 2012, on a encore des scores très élevés pour Nicolas Sarkozy mais on a également une tendance qui se dessine, c’est la progression du vote frontiste dans cet électorat. Puisque effectivement on a pointé à 13,5% des voix, ce qui est loin d’être négligeable, même si cela reste en dessous de la moyenne nationale. C’est donc sur la base de ces éléments-là qu’on a réfléchi aux raisons et aux causes qui ont pu produire cela. Ces causes sont de deux ordres, de deux natures. Si on fait un parallèle avec ce qu’il se passe en matière de marketing, on pourrait dire qu’il y a un double mouvement du côté de l’offre et de la demande. Le FN, pour tout un tas de raisons, ne parvenait pas à séduire l’électorat juif, formation d’extrême droite avec des racines qui plongent dans la collaboration, mais aussi des dérapages de Jean-Marie Le Pen à répétition sur la question de l’antisémitisme et de la Shoah.
Donc, il y avait un verrou qui faisait que l’électorat juif ne votait pas pour ce parti, et notamment pour le père. A partir du moment où Marine Le Pen prend la succession de son père, les choses commencent à changer. Et sur cette question-là, on a parlé de la dédiabolisation du FN. Est-ce qu’elle est réelle ? Est-elle différente de son père ? On a vu avec les derniers événements qu’il y avait une rupture de génération entre les deux personnalités. Le clash a été très loin entre les deux. Ce qui est intéressant dans cette question de la dédiabolisation, c’est que ça porte surtout sur la question de l’antisémitisme. Vous voyez bien qu’elle s’est recentrée. Sur la question de l’immigration maghrébine, elle est au moins aussi à droite que son père. La dédiabolisation porte sur la question du rapport avec la communauté juive. Très tôt, elle a pris ses distances avec son père, en ne reprenant en public aucun propos antisémite comme le fait son père. Donc du côté de l’offre, la communauté juive peut avoir toujours la même image du Front national, être vacciné familialement et culturellement mais on constate également que la personne qui incarne aujourd’hui le FN n’a plus d’attitude antisémite, ni la même image.
C’est par exemple ce qu’a rappelé Roger Cukierman, président du CRIF, qui dit exactement ce que nous disons là et qui doit être ressenti par d’autres personnes de la communauté juive en disant : le Front national reste le Front national sauf que Marine n’est pas son père. Une partie du verrou a peut-être été levée du fait que la fille ait une attitude totalement différente de celle de son père. Et d’ailleurs si le conflit a éclaté entre les deux, c’est suite aux nombreux dérapages du père sur cette question-là. Mais parallèlement à cela, il y a aussi des évolutions du côté de la demande, c’est à dire ce qu’il se passe dans l’électorat et dans la société. Comment peut-on expliquer la montée du Front national ces dernières années dans l’électorat juif ? Sans doute en raison de la montée d’une très forte crainte et d’une inquiétude en terme d’insécurité physique, culturelle et identitaire face à ce qui est perçu comme le péril islamiste ou le péril maghrébin. Cela a commencé il y a une quinzaine d’années, avec l’affaire Merah en 2012, soit quelques semaines avant la présidentielle mais aussi avec les attentats au cocktail molotov devant des synagogues dans certaines banlieues. On a toute une liste d’événements qui ont scandé l’actualité et qui ont contribué à inquiéter la communauté juive, sans oublier le gang des barbares avec l’affaire Ilan Halimi. Donc, tout cela a très fortement marqué la communauté juive qui s’est sentie agressée, menacée et pour tout dire pas vraiment défendue par l’Etat. Elle s’est sentie abandonnée, c’est très net, il y a un basculement. Ce qui explique pourquoi cet électorat qui avait voté massivement à gauche au milieu des années 1980 a glissé à droite au tournant des années 2000 au moment du début de la seconde intifada où il y a une recrudescence très forte des attaques antisémites venant d’une partie de la population maghrébine principalement. Ce qu’on a appelé l’importation du conflit israélo-arabe chez nous en France. Et une gauche qui, à l’époque au pouvoir avec Lionel Jospin et Daniel Vaillant comme ministre de l’Intérieur pourtant élu du 18e arrondissement, quartier de Paris qui abrite une communauté juive importante et qui par peur de l’amalgame, pour ne pas jeter de l’huile sur le feu, minimise ce qui est en train de se passer. Il envoie des signaux apaisants à la communauté alors qu’au final cela ne les rassure pas du tout. Ce qui explique que cette communauté commence à aller vers la droite mais pas l’extrême vu que le père en est le représentant.
C’est donc la conjonction des deux : cette montée de l’insécurité et les tensions avec la communauté maghrébine d’une part, et le changement de personne à la tête du Front National d’autre part, qui expliquent, de notre point de vue, le début de vote front national conséquent dans cet électorat-là alors qu’on n’a jamais constaté cela par le passé.
Quelles sont vos projections pour les prochaines élections régionales et présidentielles ? Quel score fera le FN ?
Au vu des derniers événements, du sentiment de menace ressenti par tous, l’analyse que nous faisons est que ce sentiment de ne pas être soutenu ou défendu par la population française produit deux effets. D’abord une droitisation et donc si les choses se poursuivent ainsi, on peut penser que le FN pourrait progresser pour une partie de cet électorat. Et un autre effet qui est encore plus extrême et plus radical, c’est que si on vote FN et qu’on appartient à la communauté juive de France, cela signifie la manifestation d’une colère face à tous ces phénomènes. On croit qu’il est encore possible de corriger la trajectoire et d’améliorer la situation. Si on est passé à un cran supplémentaire, vous avez un autre phénomène qui s’est développé : l’alyah. Les chiffres sont tombés récemment, il y a un fort accroissement du nombre de départ de juifs de France vers Israël qui monte en puissance depuis les années 2000, mais qui a carrément explosé ces deux dernières années. Notamment depuis l’affaire Merah, des spécialistes de l’agence juive ont montré que ce ne sont pas des décisions prises à la légère. Bien évidemment, il peut y avoir d’autres éléments déclencheurs : la volonté de participer à un projet sioniste, la volonté d’être fidèle à ses origines familiales et culturelles. La dimension sécuritaire est prépondérante. Il y a eu donc de nombreux départs : entre 7 000 et 10 000 juifs qui sont partis alors qu’on était en régime de croisière. Avant, il y avait entre 2000 et 3000 départs par an. Sur une population estimée à 400 000 personnes, le nombre de départs est colossal. Pour moi, ce sont les deux aspects d’un même problème : la montée du FN et l’alyah, c’est l’expression d’un très vif malaise au sein de la communauté juive de France. Le climat de tension est très fort.
Rappelons aussi du côté de l’offre, en juillet 2014, l’armée israélienne est à l’offensive dans la bande de Gaza, il y a des victimes très nombreuses et donc il y a un mouvement dans toute une série de pays mais notamment en France, d’opposition à cette guerre. En France, cela prend une tournure antisémite. Se mobilisent des associations juives pour répondre à ces attaques, notamment la Ligue de défense juive, qui a été dissoute par ordre du ministre de l’Intérieur. A l’époque, Marine Le Pen prend la défense de la Ligue, ce qui fait à mon avis hérisser le poil de certains membres de la communauté juive et aussi de certains membres du FN en tout cas historique. Elle ajoute que cette organisation n’est pas légale mais que si elle existe cela montre que la communauté juive ne se sent pas protégée par l’Etat. On est vraiment dans le cœur du sujet. Elle envoie en permanence le message suivant à la communauté juive : le FN n’est pas votre ennemi mais votre bouclier. Sous entendu on a le même adversaire qui est le fondamentalisme islamique et toute une partie de la communauté maghrébine qui est radicalisée. Et donc face à un Etat impotent et qui a la main qui tremble, nous sommes les seuls à pouvoir vous défendre. C’est cela qui se noue et cela qui se joue. Depuis 2012, le passif s’est fortement alourdi. On a aussi eu les Kouachi, Coulibaly, l’été 2014, l’affaire Dieudonné. Ainsi que les chiffres de l’alyah, qui ne cessent de progresser.
Ce réajustement du positionnement politique de Marine Le Pen n’est-il pas effectué de cette manière pour que les personnes de confession juive votent pour elle ?
Il y a deux dimensions, d’abord l’objectif direct qui est de s’adresser à cette communauté-là et la progression dans un endroit où vous étiez inexistant. Mais je rappelle que la communauté juive c’est moins d’1% du corps électoral en France. Selon moi, le vrai objectif est indirect. La question du rapport à l’antisémitisme et le rapport à la communauté juive constitue un élément central dans la stratégie de dédiabolisation du FN. C’est pour cela aussi que Marine Le Pen fait des pieds et des mains pour être reçue de manière officielle en Israël. Il y a eu un élément non prévu et non souhaité de sa part, récent, qui a contribué à parachever la stratégie de dédiabolisation ; le clash avec son père ultra-violent. Un psychodrame familial qui a laissé tout le monde un peu pantois.
Ne pensez vous pas que cela va avoir des conséquences sur la progression du FN ? Oui et cela a été prouvé. Le père a dérapé sur ce sujet-là, la hache de guerre est déterrée. Il y a eu cet événement-là, mais qui était symbolique qui est venu concrétiser, conforter ou prouver la volonté de rupture de la fille et qui est venu amener de l’eau au moulin à la thèse de la dédiabolisation. Mais je pense que le point ultime de la dédiabolisation c’est le jour où Marine Le Pen peut être reçue en Israël. En revanche, en termes d’image, si certains journalistes et toute une partie de la société française prend conscience qu’aujourd’hui Marine Le Pen est comme un poisson dans l’eau parmi l’électorat juif et qu’elle peut être reçue en Israël, à ce moment là tous les stéréotypes sur l’extrême droite s’effondrent. C’est cela qu’elle vise d’abord et avant tout.
A la prochaine élection présidentielle, on peut penser qu’au regard des événements intervenus, il n’y a pas de raison que le mouvement qu’on a cru détecter soit rompu ou soit stoppé. Donc ce sera au moins ce niveau-là, voire davantage. Maintenant sur les élections locales, c’est plus compliqué car on ne dispose pas d’échantillon représentatif. Mais on a quelques bureaux de vote test notamment dans la commune de Sarcelles où il y a le quartier la petite Jérusalem qui compte une très forte présence de la communauté juive. A la présidentielle, on avait constaté qu’ils avaient voté massivement à droite pour Nicolas Sarkozy. Aux municipales, on avait aussi constaté que ces personnes avaient voté en grande partie pour M. Pupponi qui est socialiste.
Dans l’analyse d’élection présidentielle, vu les éléments que nous avons énumérés jusque là, nous incite à penser que Marine Le Pen continue de marquer des points. Du côté de la demande, le sentiment d’inquiétude et de peur face à la menace islamiste ou djihadiste n’a pas diminué par rapport à 2012. Et du côté de l’offre, il y a eu la rupture avec le père sur la question de l’antisémitisme et l’attitude de Marine Le Pen au moment des événements de Sarcelles et de la rue de la Roquette. Mais quand M. Cukierman indique que Marine Le Pen elle-même n’est pas antisémite, il sait très bien ce qui se dit à la base. Encore une fois je parle d’un électorat qui n’est pas complètement homogène, il y a les différences de classe, les séfarades et ashkénazes, ceux qui vivent en banlieue, en ville et en province, il y en a qui sont très religieux d’autres pas du tout.
Dans vos panels, est-ce que vous avez les moyens d’aller plus loin sur le profil des électeurs juifs du FN ? De préciser ce profil et ces motivations ? Les motivations non, les profils un peu plus. La difficulté avec cette population-là, c’est que numériquement elle est très faible. Et pour avoir un échantillon de 400 ou 500 personnes qui se sont déclarées de confession juive il faut en interroger 40 000 ou 50 000. Il est nécessaire d’avoir des énormes cumuls d’enquêtes pour avoir suffisamment de monde. Autre élément important : qu’appelle-t-on un électeur juif ? Enfin ce n’est pas à moi de le définir mais comme on l’a vu dans nos enquêtes, on demande des variables signalétiques, des informations sur l’âge, le sexe, la profession etc.. Il nous arrive parfois de poser la question de l’appartenance religieuse. Et là, les chiffres dont nous avons parlé concernent les personnes qui se sont déclarées de confession juive. Il y a sans doute une partie de la population qui est de confession juive mais qui ne s’est pas manifestée puisqu’à cette question sur la religion ils se sont déclarés athées ou n’ont rien répondu. Beaucoup de personnes aussi chez les catholiques et chez les musulmans sont distants avec leur religion. Donc je reconnais qu’on a une frange, sans doute non négligeable, qui n’est pas couverte par le champs de l’étude.
L’Arche publiera dans son prochain numéro une longue enquête sur le sujet.