Judith Wechsler est l’auteure et la réalisatrice du documentaire « Les Passages de Walter Benjamin ». Elle présentera ce film à Paris le 5 juin. Rencontre.
L’Arche : Quel est le but de votre film ?
Judith Wechsler : Walter Benjamin (1892-1940) perçut dans les Passages parisiens, avec sa société de consommation émergente, un message concernant son époque en crise. De 1927 à 1940 il travailla sur cette étude, développant une des théories les plus pertinentes de la modernité. Les essais de Benjamin sur Baudelaire furent publiés en Allemagne sous le titre Charles Baudelaire, Ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus Le titre de mon film The Passages of Walter Benjamin se réfère à cette étude monumentale et incomplète du XIXe siècle parisien et aux passages de sa vie. Les Passages représentent son œuvre la plus visuelle. Elle fut conçue tel un montage littéraire de citations et d’observations. Le film tente d’évoquer le monde des passages tel qu’il est vu par Benjamin.
Je n’avais pas pour objectif de produire des explications ou un commentaire du projet de Benjamin, mais plutôt de suggérer les relations existant entre ses observations et ses citations, à travers un montage d’images, essentiellement des images du Paris au XIXe siècle. Ce faisant, j’ai pris certaines libertés. Je n’ai pas essayé d’illustrer les textes de Benjamin, mais plutôt de suggérer quelque chose de leur signification par des images contingentes. Charles Baudelaire, qui fut pour Benjamin un modèle, écrit que « la modernité c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’eternel et l’immuable ». C’est dans cette direction que j’ai essayé, dans ce film, d’approcher le sens de l’œuvre des Passages parisiennes.
Comment est née cette envie chez Walter Benjamin ?
En 1926-1927, Benjamin visita Paris. Hessel introduisit Benjamin aux cercles artistiques de Montparnasse, aux maisons closes et au plaisir de flâner le long des rues de la ville. Ainsi, il écrit le 30 avril 1926 : « J’ai acquis un besoin de solitude ici, comme je n’en ai jamais expérimenté auparavant. Je dois me rendre corps et âme au phénomène de la vie parisienne. »
Quelques 50 arcades aux vitres et toitures métalliques furent construites lors de la première moitié du XIXe siècle. Construites entre deux rues ou des immeubles, elles fusionnent la rue et l’intérieur, le public et le privé. Les arcades, les Passages, furent conçues pour le shopping et la promenade, pour que les gens voient et soient vus. Dans sa présentation des modes, jouets, livres et objets, Walter Benjamin trouva le temps perdu inscrit dans l’espace des choses.
Attiré depuis toujours par l’œuvre du poète Charles Baudelaire, Benjamin commença son étude du XIXe siècle parisien. La volonté d’étudier tout particulièrement les arcades se matérialisa après avoir lu Le Paysan de Paris du surréaliste Louis Aragon, publié en 1926 avec sa longue description du Passage de l’Opéra.
Vous dites dans le film qu’il a une démarche talmudique.
Le film retrace le développement de la pensée de Benjamin en partie à travers ses amitiés, en particularité celle de Scholem, le grand spécialiste du mysticisme juif avec qui il échangea 300 lettres. Benjamin lui adressa ses manuscrits dans le but d’avoir son avis critique et qu’ils soient sauvegardés. Bien que n’étant pas pratiquant, Benjamin ressentait une affinité profonde avec de nombreux aspects de la pensée juive. « Ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l’encre : elle en est totalement imbibée. Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit. » Benjamin déclare aussi « ne jamais avoir pu penser et faire de la recherche autrement, dans un sens théologique, en accord avec l’approche talmudique des 49 niveaux de signification de chaque passage de la Torah. »
Comment réagit-il à face au danger nazi ?
Dans la courte période entre la crise de 1929 et la montée du nazisme, Benjamin devint un critique reconnu de la littérature allemande et française. Il ressentait une affinité particulière avec Kafka et Proust.
Le 20 mars 1933, Benjamin écrit à Scholem : « Il y a d’innombrables cas de gens traînés hors de leur lit au milieu de la nuit, torturés et tués… ce n’était pas ces conditions qui m’amenèrent à transformer ce que fut le vœu mal défini de quitter l’Allemagne en une décision solide et rapide. Ce fut plutôt la simultanéité quasi-mathématique avec laquelle un bureau renvoya les manuscrits, rompit les négociations en cours ou en phase de conclusions, et laissa toute demande sans réponse. Chaque attitude ou type d’expression qui ne se conforme pas entièrement à celle qui est officielle est terrorisée. »
Trois jours plus tôt, Benjamin quitta l’Allemagne pour la dernière fois et s’exila à Paris. De puis son exil d’Allemagne en 1933 jusqu’à sa tentative d’évasion en 1940, la maison virtuelle de Benjamin fut la Bibliothèque nationale.
En mai 1935, Benjamin écrivit un synopsis intitulé « Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages ». Il poursuivit l’écriture d’autres essais parmi lesquels « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » Ses idées sur la relation entre l’art et la politique se retrouvent dans « Le projet Arcade ». Il dit ainsi que « pour la première fois dans l’histoire, la reproductibilité technique émancipe l’œuvre artistique de son asservissement parasitaire au rituel ». L’art n’est ainsi plus au service de la religion et peut prendre un rôle plus politique à travers les médias populaires.
Trois ans plus tard, il acheva l’essai « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire ». Estimant l’essai pas assez théorique, Adorno et Horkheimer rejetèrent sa publication dans le Journal de la Recherche Sociale. Les Arcades, le cadre qui englobe son étude, fut aux yeux de Benjamin un microcosme de Paris au XIXe siècle. Il s’identifiait au flâneur et au chiffonnier, qui traverse la ville en ramassant ses détritus.
Pourquoi a-t-il attendu si longtemps avant de quitter Paris ?
Benjamin était peu connu en France. Son monde intellectuel était encore allemand. Il lutta pour réconcilier les inquiétudes théologiques et matérialistes – La critique sociale marxiste de Brecht et l’étude de la tradition messianique juive de Scholem. Sa correspondance fournie avec Theodor Adorno et sa femme Gretl fut également marquante pour Benjamin.
Hannah Arendt qui travaillait à l’époque à Paris pour une association d’aide aux réfugiés juifs, avait pour habitude d’attendre son ami « Benji » à la sortie de la Bibliothèque nationale à la fin de la journée. Elle lisait ses textes et l’écoutait les lire. Ils déambulaient dans les rues de Paris jusqu’à minuit.
À la fin du mois de novembre 1939, grâce à l’aide d’amis français influents, en particulier Adrienne Monnier, après avoir été arrêté, il fut relâché et autorisé à retourner à Paris. Mais la vie devint de plus en plus périlleuse pour lui en tant que juif et en tant qu’étranger. Malgré les empressements de ses amis, en particulier Theodor et Gretl Adorno et Hannah Arendt, Benjamin se sentit incapable de s’arracher à la Bibliothèque nationale. Solitaire et sans le sou, il s’obstina jusqu’à ce qu’il fût trop tard.
Dans une lettre adressée à Gretel Adorno le 17 janvier 1940, il écrit : « La crainte de devoir abandonner Baudelaire est ce qui m’incite à hésiter de quitter Paris. Ce serait assez délicat de devoir recommencer et s’arrêter encore et encore. Il s’agit, pourtant, du risque que j’aurai à prendre. »
Howard Eiland déclare que Benjamin et sa sœur furent obligés de quitter la ville en juin 1940. En quittant Paris, il donna la plus grande partie du Projet Arcades, les notes et documentations, les convolutes, dans une série de grandes enveloppes, à son ami George Bataille, le célèbre écrivain français qui était à l’époque bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale. Bataille s’empressa de cacher les convolutes dans des archives privatisées. Benjamin écrit dans « Thèses sur le concept d’histoire » en 1940 que « la tradition des opprimés nous apprend que ‘l’état d’urgence’ dans lequel nous vivons n’est pas une exception mais la règle ».