Sandrine Szwarc enseigne à l’Institut universitaire d’Etudes juives Elie Wiesel. Elle a consacré un travail de doctorat sur le renouveau de la pensée juive en France après la Shoah et a publié dernièrement une réflexion sur le sujet. Cet ouvrage s’intitule « Les intellectuels juifs de 1945 à nos jours » (aux Editions Le Bord de l’eau). Rencontre.
Selon vous, qui incarne le mieux ce renouveau de la pensée juive ?
Je me permettrais de tourner votre question au passé. L’expérience qui incarnait ce renouveau de la pensée juive en France après la Shoah s’est illustrée dans ce qui fut dénommée « L’Ecole de pensée juive de Paris ». Elle s’est exprimée dans la capitale au lendemain de la Seconde Guerre en réponse à l’échec de la modernité mais également par l’espoir suscité par la proclamation d’indépendance de l’Etat d’Israël. Elle fut le lieu de rencontre entre le monde juif et la pensée occidentale dans une volonté d’un repositionnement identitaire et dans le dessein de pérenniser un savoir, une culture, une tradition, une pensée dont on avait redouté la disparition dans les crématoires d’Auschwitz. L’inspirateur de ce mouvement fut incontestablement Jacob Gordin (1896-1947), né à Dvinsk en Lettonie, une des illustrations de l’intelligentsia juive russe, éclairée et polyglotte. Sa solide culture était double : une connaissance précise des sources juives et des références constantes aux philosophes grecs et allemands. Ce philosophe qui participa à Berlin à la célèbre Académie des Sciences du judaïsme, la wissenschaft des judentums et rédigea des notices liées à la pensée juive de la Jewish Encyclopaedia toujours en usage en Israël, est incontestablement, pour répondre à votre question, la figure la plus emblématique de ce renouveau. A son arrivée à Paris, Jacob Gordin inspira – par cette manière de créer des lignes de convergence entre deux systèmes de pensées, ce qui était la dialectique propre de l’expérience de l’Ecole de pensée juive de Paris, des intellectuels juifs comme Emmanuel Levinas, André Neher, Léon Askénazi dit Manitou, Eliane Amado-Lévy Valensi et tant d’autres. Ce philosophe, malheureusement encore trop peu connu, mériterait un regain d’intérêt au sein des études juives, ce qui est par ailleurs l’une de mes missions insignes puisque je lui ai consacré un cycle de cours à l’Institut d’études juives Elie Wiesel lors de la session de l’année dernière ainsi que des notices biographiques dans différents supports. Par ailleurs, si je pouvais citer un autre nom, ce serait celui de la psychanalyste et philosophe agrégée, Eliane Amado Lévy-Valensi (1919-2006) qui a été une des figures majeures de cette Ecole de pensée juive de Paris et dont l’érudition n’avait rien à envier à ceux de ses homologues masculins.
Votre livre reprend le sujet de votre thèse, qu’est ce qui vous a motivé a travaillé sur ce sujet ?
La motivation était à la fois personnelle et intellectuelle. Il s’agissait de dépasser une histoire familiale liée à la disparition d’un grand-père à Auschwitz placée sous le sceau du secret et d’en libérer la parole. S’intéresser à la Shoah revenait aussi à se pencher sur ce qui c’était passé ensuite. Mon sujet de thèse permettait ainsi de faire connaître un épisode méconnu de l’histoire du XXe siècle, le renouveau de la pensée juive après la Shoah, et par cela battre en brèche des clichés ou des présupposés : l’extermination des Juifs en Europe, n’a pas eu raison de la vitalité du judaïsme européen. En France, après 1945, une expérience inédite de la pensée a même pu s’affirmer grâce à l’Ecole de pensée juive de Paris en démontrant la vocation universelle du judaïsme. Ensuite, venait l’importance de définir ce qu’est un intellectuel juif, ce qui pour l’instant n’avait jamais été fait dans une publication, et de suivre l’évolution de sa définition au cours du XXe siècle. Ce qui est important de préciser, c’est que loin d’apporter des réponses toutes faites, ce livre, a permis d’ouvrir le débat en défendant une thèse inédite, à savoir l’idée que l’intellectuel juif n’existait en France que depuis la Shoah, même si ses précurseurs avait vu le jour au moment de l’Affaire Dreyfus en janvier 1898, date où le terme a été employé par Clemenceau dans un article de l’Aurore.
Est-ce que ce renouveau dont vous parlez vous le voyez encore à l’oeuvre aujourd’hui ?
Difficilement et je reprendrai l’expression de l’historien Enzo Traverso, celle d’une éclipse de l’intellectuel depuis une trentaine d’années qui s’observe également dans le monde juif de langue française. Même si les intellectuels juifs n’ont pas totalement disparu, leur réflexion semble s’être cantonnée à trois domaines de prédilection : la mémoire de la Shoah ou la nostalgie du pays quitté, le conflit israélo-palestinien ainsi que la montée de l’antisémitisme et de l’islamisme. Pourtant, aucun sujet ne devrait être tabou à aborder alors même que l’on observe une sorte de divorce entre les penseurs de confession mosaïque dont la préoccupation principale est de puiser dans les Textes de la tradition juive et ceux, universalistes, pour lesquels elles revêtent un caractère obscurantiste. Il n’est d’ailleurs pas rare, aujourd’hui, d’y voir une connotation péjorative, « l’intello » étant celui dont les préoccupations éthérées sont loin du sens commun pratique. Est devenu un intellectuel un personnage médiatique que l’on voit à la télévision ou que l’on entend à la radio loin de la définition qu’en donnait Emmanuel Levinas, « les intellectuels – ces drôles qui tombent toujours à côté, mais qui sont fiers d’avoir visé loin – pressentent la société de demain ». Il est néanmoins nécessaire d’insister sur le fait que les penseurs juifs ont plus que jamais un rôle à jouer dans la société française. Un modèle est sans aucun doute à réinventer et un souffle à reprendre.