Solidarité des ébranlés ?
A la Mairie du 17ème arrondissement, l’autre soir, à Paris, Alexandra Laignel-Lavastine parlait de son livre La pensée égarée. Cheveux bouclés, jean et « boots », elle confie avoir ruminé son essai pendant quinze ans et l’avoir écrit d’une traite pendant deux mois.
Quinze ans, c’est ce qui nous sépare, en gros, du 11 septembre. L’entrée fracassante de l’islamisme dans la conscience occidentale. Depuis, on oscille entre l’effroi et la sidération. Entre la « xénophilie angélisante » et la « xénophobie diabolisante ». Entre le déni et l’incantation. Sans trop savoir de quel côté on va tomber.
Elle est née à la politique avec le soutien aux anciens dissidents, l’idéal européen, la lutte anti-totalitaire. Elle se dit de gauche, et pourtant elle a le sentiment que la gauche l’a abandonnée. Qu’on ne prend pas conscience que la nouvelle menace, après les deux grands totalitarismes du siècle, est devant nous.
On est dans une zone de faille. Un monde musulman se cherche, qui ne se console plus de sa grandeur perdue. Et un monde européen vacille et ne sait plus où il en est. L’islam radical nous tombe dessus à un moment où nous sommes le plus fragilisés. Et l’effroi vient de là. Sommes-nous assez armés pour lutter contre cette barbarie nouvelle ? En sommes-nous capables alors que ce radicalisme vient d’enfants qui ont fréquenté les écoles de la République ?
Livre sombre. Livre pessimiste. Elle se donne quelques maigres raisons de continuer à croire en clamant que Manuel Valls l’a citée, mais au fond, c’est un adieu à la gauche, un adieu à l’Europe aussi. Elle se raccroche à un seul espoir qu’elle place dans une formule du philosophe Patocka, « la solidarité des ébranlés ». Peut-être que si tous ceux qui se sentent ébranlés se rassemblaient, il y aurait une chance. Elle se raccroche à l’armée française, où quatre soldats sur dix sont des musulmans qui se battent sur des fronts divers, qui savent très bien pourquoi ils se battent et qui sont des Français exemplaires. Elle se raccroche à la figure de cette mère courage, Latifa Ibn Ziaten, qui a donné à l’association à laquelle elle se consacre le nom de son fils Imad, et qui vient d’emmener fin avril dernier un groupe de dix-sept jeunes lycéens d’Île de France en voyage en Israël et dans les territoires palestiniens (nous parlons de cette expérience dans ce numéro).
La salle a la parole. Une centaine de personnes. Les interventions sont toutes pertinentes. Inquiètes, mais pertinentes. Tel quadragénaire de Nantes rêverait de voir « une jeune maghrébine qui voudrait ressembler à Simone de Beauvoir ». Il s’élève contre le rapprochement qui est fait entre Athènes et Jérusalem. Si on peut juger que Jérusalem pourrait rester un phare, ce n’est pas le cas d’Athènes. Il en revient, a vu beaucoup de drogue dans les lieux où il est passé, sans parler de la situation économique. Telle romancière s’insurge contre le parallèle qui est fait entre l’islam et l’Europe. L’islam est une religion. L’Europe est un cadre où chacun est libre de trouver ses convictions. Ce n’est pas une croyance contre une autre croyance. Telle autre jeune femme pointe le fait qu’on réclame toujours une réponse citoyenne à des attaques qui ciblent pourtant des juifs en tant que juifs. « Dans l’hypermarché, les juifs ont été attaqués en tant que juifs ! »
Le constat est cruel. On vit dans le déni, dans l’égarement, et aussi dans l’oubli. Qui se souvient, entre autres outrances auxquelles avait donné lieu le 11 septembre – les mêmes outrances, exactement les mêmes que celles du 11 janvier –, que plusieurs anciens dissidents de l’Est – le Polonais Adam Michnik, le Hongrois Georgy Konrad et le Tchèque Vaclav Havel –, se sont vus traînés dans la boue parce qu’ils disaient que le monde faisait face à une nouvelle menace totalitaire, et que les valeurs démocratiques étaient mises au défi ?
Les repères effectivement se brouillent. La sociologie de l’excuse confine à l’indécence. L’Europe fout le camp. Et pendant ce temps, on imagine qu’Emmanuel Todd, imperturbable, traitera Alexandra Laignel-Lavastine d’ « hystérique », puisque le 11 janvier dernier, la France n’a rien vécu d’autre – selon le cartographe-pamphlétiste – qu’une « crise d’hystérie ».