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France

L’Unité d’un homme par Jacques Tarnero

Le mot est d’André Malraux : « On ne devient vraiment homme que lorsqu’on a réduit sa part de comédie ».

Sa part de comédie, Raphaël Draï l’avait réduite à néant, progressivement, depuis son Algérie natale car dans le pays d’avant, la frime ou la chache étaient la règle du savoir être pour les jeunes pieds noirs frimeurs. Pour celui qui va devenir un homme de l’étude et du texte, le sport était aussi une nécessité : dans l’Algérie française, il fallait être capable de mettre un gnon à l’ennemi car les anti juifs étaient nombreux dans ce temps la, sur cette terre la. L’entrainement à la boxe et la pratique de l’haltérophilie donneront à Raphaël Draï des moyens d’autodéfense.

Cette capacité à ne pas esquiver la bagarre, à lutter pour défendre sa vérité, LA vérité, contre les voyous, les imposteurs ou les mystificateurs constituera une ligne de conduite pour Raphaël Draï au cours des divers moments de son existence. Dans cette Algérie d’amour et de violences il va forger cette unité complexe : être soi, être des siens, être aussi des autres, sans rien céder. Par deux fois j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte. La première eut lieu au cours d’une rencontre à l’Ecole Normale Supérieure autour du livre « Post sionisme et post shoah » de l’historien israélien El Hanan Yakira consacré aux perspectives de l’Israël contemporain. Nous pensions qu’à Normale Sup, ce temple de l’intelligence française qui a vu encore tant de bons esprits et tant d’esprits savamment tordus, le débat avec des étudiants allait être riche, réciproquement fructueux. C’était sans compter avec la force du crétinisme grégaire et fanatique que ces lieux de pensée savent aussi produire. Si tôt que l’historien israélien eut pris la parole tout un groupe d’étudiants présents se mit à l’insulter : « assassin d’enfants ! », « fasciste ! », « nazi ! » et d’autres paroles abjectes produites par ce que la pro palestine pavlovienne a su engendrer depuis trente ans. Comme on comprit très vite qu’il n’ y avait rien à discuter avec une bande fascistes/gauchistes, Raphaël posa l’alternative : « vous voulez vous battre ? Très bien ! Vous ne m’impressionnez pas car j’en ai vu d’autres ! » J’étais admiratif de cet homme de plus de soixante ans qui était tout prêt à aller faire le coup de poing contre des petits cons aboyeurs de slogans. Quand nous étions jeunes étudiants l’ennemi c’était les « fachos », « les fafs », les temps avaient changé, en pire. Cette capacité à repérer l’ennemi j’en eu l’explication au cours d’un débat au Musée d’art juif accompagnant l’exposition sur les juifs d’Algérie. Le thème en était « la rue, les bruits, le parler, les chansons » et ce natif de Constantine sut formuler avec gouaille, finesse et saveur tout ce que j’avais moi même éprouvé dans mon enfance plus à l’ouest, à Oran : il avait su rendre compte de ces télescopages de plaisirs, de chaleur, de tendresse, de saveurs, de goûts, de violences, de vulgarité, d’amour, de parler pour ne rien dire, de fort en gueule, de comédie et de tragédie.

Etre juif en Algérie c’était être confronté au chaos de l’absurde : d’être de ce pays et d’être obligé de le quitter, être proche des autres et de les craindre, être de langues différentes, de parler en français mais de prier en hébreu et d’y ajouter l’arabe. Constantine c’était l’Est, plus religieux, plus exacerbé, plus violent, là où les cultures, les musiques s’étaient le plus fortement abreuvées de la même eau. Tout ceci, il faudra le déchirer, en une nuit, partir pour se sauver, sauver sa peau dès lors que le FLN eut estimé qu’un juif n’avait plus le droit de rester sur cette terre. La tourmente a ses vertus : elle forge les âmes. C’est dans le creuset juif familial que Raphaël a trouvé son socle et son armature. Elle ne faillira pas et les ajouts culturels ou académiques que Draï va acquérir seront mis à l’épreuve de cette base : le droit, la République, la psychanalyse, l’histoire, seront autant de principes ou d’outils pour penser le monde et sa propre place. L’Université lui apportait la méthode, la rigueur de la raison, mais Raphaël Draï eut le talent de corriger l’abstraction conceptuelle par les leçons tirées de la férocité des faits.

Dans le monde sans âme de l’après 68, c’est dans l’étude de la tradition juive que Draï va nourrir sa pensée. Ce double chemin académique et spirituel est bien la caractéristique de cette école de pensée à la fois française, universelle et juive dont Raphaël Draï était une des figures les plus représentatives. Cette pensée en action se déploie autour d’un axe dressé il y a cinq mille ans dans ces parcours du Sinaï. La Loi première, l’idée de la loi et donc le droit qui l’applique autant que les figures du Mal qui veulent la transgresser vont constituer le fil de la production intellectuelle de Raphaël Draï. Avec l’apport de la pensée de Freud comme outil d’investigation complémentaire, il va tirer tous les fils qui, depuis Moïse tissent l’histoire des passions humaines. Une passion va l’inspirer : celle d’Israël. Elle ne faillira jamais. Cet infatigable militant va se dépenser sans compter  parcourant le communautés de province, de banlieues pour rassurer, expliquer, enseigner qu’Israël n’est pas ce que  le prêt pensé médiatique déversait quotidiennement sur toutes les ondes. Militant contre les conformismes de la sottise dominante et tout autant militant de la pensée juive, de son rayonnement. Le professeur, le chercheur ne va pas accepter la logique institutionnelle qui voulait supprimer l’Arche au nom de supposés impératifs gestionnaires. Collaborateur régulier de l’Arche depuis vingt cinq ans l’idée de voir disparaître cette trace écrite sur du papier, au profit de l’écran lui était symboliquement insupportable. Ce frondeur des institutions savait dire son mot pour rappeler à tous les rois des Juifs, l’éphémère de leur trône. Si l’Arche a survécu c’est aussi grâce à cette obstination.

Quand dans les années 2000, l’écho de la seconde intifada parvint jusqu’aux rives de la Seine et que certains brandirent des banderoles affichant un signe = entre la croix gammée et l’étoile de David, Raphaël fut de tous les combats pour la vérité, contre les ennemis déclarés et contre les rêveurs du wishful thinking. « Raison garder », l’appel signé avec Shmuel Trigano, vint rappeler la cruauté du réel de cet Orient compliqué. L’actuel chaos dominant dans le monde arabe vint donner raison à cette prudence. Il fallait affiner les grilles de lecture, penser l’ennemi, l’adversaire ou le partenaire futur à l’intérieur d’autres catégories d’analyse. La revue Schibboleth, animée par Mischa Wolkowicz, ouvrit un nouvel espace de réflexion et de confrontation. La psychanalyse autant que l’anthropologie vinrent élargir les champs d’investigation. A cheval entre Israël et la France, ce forum multiple permit le croisement des regards : au collège universitaire de Natania, à l’Université de Tel Aviv et bientôt à Jérusalem des rencontres ont permis de construire des passerelles à la fois théoriques et pratiques, les outils intellectuels indispensable pour affronter les temps présents. Ces armes de l’esprit, Raphaël Draï en fut un des plus habiles forgerons. Sa disparition laisse un vide immense. Son œuvre comble ce vide.