C’est à la demande de mon ami Salomon Malka que j’écris ces quelques lignes à la mémoire de Raphaël Draï. C’est un exercice difficile car je ne suis pas certain d’être le plus légitime pour écrire sur cette personnalité d’envergure exceptionnelle dont l’œuvre, j’en suis convaincu, va s’étendre et se développer encore davantage après son départ. Cela n’est pas sans raison que le Talmud dit « Hachamim bemitatam nikraim hayim » que les sages à leurs décès sont considérés comme vivants tant leurs œuvres leur survivent et illuminent encore les générations futures. Ma contribution sera celle du témoignage d’un praticien devenu ami aux cours de ces derniers 18 mois de combat contre la maladie. Raphaël était devenu, déjà avant le départ de mon père le Grand Rabbin de Paris Rabbi David Messas Zatsal et encore davantage après, un véritable pilier de notre communauté Maguen David-Ahavat Shalom dirigée dès lors par mon frère le Rav Ariel Messas. C’est donc moins par l’analyse de son œuvre littéraire et universitaire, mais plus à son contact personnel et à sa fréquentation lors des nombreux shabbatot passés ensemble avec nos deux familles, que j’ai pu prendre la mesure de la personnalité de Raphaël, de son humanité et de son éclectisme.
Je retiendrai de cette période son courage, sa dignité, sa force tranquille, sa capacité de s’indigner de façon rationnelle et efficace, son honnêteté intellectuelle , son érudition et son sens des responsabilités, responsabilité personnelle vis a vis de sa maladie, familiale vis a vis de son épouse tant aimée Sylvia et de ses enfants adorés Yaël et Dan, communautaire face aux défis immenses que doit relever le judaïsme, nationale face au danger identitaire de la France d’aujourd’hui, sans oublier son soutien sans faille actif et résolu de l’Etat d’Israël.
Ces lignes je les ai écrites en cet après-midi de Ticha Béav, jour de jeûne commémorant la destruction des deux temples causée entre autre par la haine gratuite.
Or, toute l’œuvre et l’action de Raphaël Draï étaient bien centrées sur la pacification des rapports humains, comment expurger les sentiments de violence ancrés dans l’homme et comment Israël se doit de perpétuer sa mission reçue au mont Sinaï afin de témoigner et d’illuminer les nations du message de Dieu.
En effet, il est bien connu qu’au crépuscule de sa vie, la véritable personnalité de chacun émerge. Chez Raphaël, c’est son amour de la Thora et d’Israël qui a fait surface de façon indéniable. A chacune de nos rencontres à l’hôpital, on parlait Thora, réflexions sur la paracha ou sur des principes fondamentaux du judaïsme. Il me livra un jour, pas si lointain, un commentaire sur le passouk : « ve ahavta le reaha kamoh’a » « tu aimeras ton prochain comme toi même ». Pour Raphaël, ce verset, si je retranscris bien son interprétation, fait allusion non pas à son prochain, son frère, son ami d’aujourd’hui mais plutôt à son enfant, à la génération suivante, à ceux qui vont nous succéder. En un mot, c’est l’antithèse du « après-moi le déluge » ou du « carpe diem » « profiter du moment présent » du poète Horace, non c’est une déclaration fondamentale de responsabilité d’une génération vis à vis de celle qui va lui succéder afin de lui préparer un monde meilleur. Poursuivant son interprétation, Raphaël souligna que ce principe constituait le socle et le secret de la pérennité de l’identité juive aux cours des siècles. Et Raphaël de conclure que c’était cette dimension qui avait fait défaut à la culture grecque si étincelante, si brillante, mais incapable de dessiner un avenir pour les générations futures.
A partir de ces différentes rencontres, il devenait évident pour moi que Raphaël était un véritable craignant Dieu (« Yre chamayim ») et un « talmid hacham » qui avait le souci constant de la propagation de la Thora et de la place du judaïsme au sein des nations. C’est probablement ses convictions fortes arc-boutées sur une volonté de fer et son sens du combat qui lui ont permis de préserver son identité et sa conscience juives alors qu’il évoluait dans un milieu universitaire prompt aux honneurs et aux apparats. Mon père zatsal avait l’habitude d’enseigner que pour être Rabbin il faut avoir une étincelle de l’âme de Moche rabénou (Moïse) qui, tout en étant le berger intransigeant d’Israël, n’en aimait pas moins chaque âme et chaque enfant comme la prunelle de ses yeux. Pour ma part, je pense que Raphaël, professeur agrégé de sciences politique et de droit, doyen de faculté évoluant dans un milieu universitaire français à la pensée puissante et à l’ambition universelle, était porteur d’une étincelle de l’âme de Yosef hatsadik (Joseph) qui a su rester le même Yosef épris de Torah et d’étude et appliquant les mitsvot alors même qu’il était devenu Vice Roi d’Egypte. Et à mon sens c’est en puisant sur cet héritage de la personnalité de Joseph représentant le juif parmi les nations qui a permis à Raphael d’être le meilleur d’entre eux tout en restant fidèle à ses convictions et à son identité juive. Sa personnalité, son envergure et sa vision vont beaucoup nous manquer alors que la communauté juive et la France se trouvent à la croisée des chemins. Il ne nous reste plus qu’à continuer à étudier son œuvre afin de perpétuer son message aux générations futures.
« She Ihyé zichro barouch. »
Le professeur Emmanuel Messas est chef de service des maladies vasculaires à l’hopital Georges Pompidou et president de Hadassah-France.