Lorsque j’ai annoncé le décès de Raphaël Draï, à tous ceux que je savais proches de lui, ou ayant eu l’occasion de le rencontrer, de le fréquenter, de travailler avec lui, notamment dans le cadre des activités de Schibboleth-Actualité de Freud (L’Arche, pour la pérennité de laquelle nombre d’entre nous s’étaient mobilisés, a été partenaire du Colloque International Présence de la Shoah et d’Israël dans la pensée contemporaine organisé en mai 2014 à l’Université de Tel Aviv par l’Association Internationale Inter- Universitaire Schibboleth-Actualité de Freud), j’ignorais que j’allais initier ce large mouvement de témoignages, de tristesse en réaction à sa perte, de souvenirs émouvants, d’hommages à l’homme et au penseur qui suscitait largement admiration et attachement.
Lorsque j’ai rencontré Raphaël pour de vrai en 2001, j’aimais sa voix entendue à la radio, et j’appréciais ses commentaires et analyses fermes mais jamais dogmatiques, complexifiant les situations en les rendant lisibles et intelligibles, mais j’étais loin d’imaginer que c’était le début d’un compagnonnage de plus en plus étroit de travail, de responsabilité de pensée et d’action, et d’une amitié indéfectible, affectueuse et de plus en plus intime. Je l’avais appelé pour lui proposer de participer au Colloque Schmatès, la mémoire par le rebut qu’avec trois amis universitaires nous organisions au MAHJ en résistance au renouveau de la haine antisémite et de l’ostracisme suscités par le début de la deuxième intifada, et par la campagne politico-médiatique en France. L’idée de réunir des universitaires, intellectuels, chercheurs, praticiens, et schmatologues de toutes origines et de tous horizons, grand public, et de résister par l’élévation de la pensée, le travail de culture, le kultur arbeit chère à Freud, le décidait immédiatement, sans conditions de place, de pré-séance, d’egos qui dans nos institutions communautaires, nous le constatons régulièrement, sont légion à la moindre occasion nonobstant l’intérêt commun. Suivirent Panim/Pnim, l’exil prend-il au visage, en 2006 à Bar Ilan et au Musée d’Art de Tel Aviv, La force du nom au MAHJ puis à l’Université hébraïque de Jérusalem en 2009, où il revenait d’un colloque médical de Rambam à Eilat où il aimait aller, le désert lui rappelant l’Algérie de son enfance et de son adolescence et surtout le site du Sinaï, un lieu où on s’élève spirituellement, ses Topiques Sinaïtiques constituant un sommet de son oeuvre et de sa pensée. Il y décline, ainsi que me l’évoquait dans son témoignage Jean-Pierre Winter, comment la prière du Shema, « Écoute Israël », engage, le rituel de fermer les yeux, le symbolise. Un acte, un geste et un processus d’intériorité.
Puis dans le cadre formalisé de Schibboleth-Actualité de Freud dont je suis le Président-fondateur depuis 2008, auquel il s’associera sans réserve et contribuera intensément, en passant par une soirée-conférence Rambam à trois, Raphael Draï, Shmuel Trigano et moi-même, animée par Michel Zerbib, sur Figures de la haine d’Israël, 2012, puis aussi La psychologie de masse, aujourd’hui en 2012, Tensions et défis éthiques dans la pensée contemporaine au Netanya Academic College également en 2012, dont les Actes ont été publiés aux éditions des Rosiers. Ce seront ensuite Présence de la Shoah et d’Israël dans la pensée contemporaine à l’Université de Tel Aviv. Trois journées durant le mois octobre 2013, puis États du Symbolique en juin 2014 qui s’est tenu à la Sorbonne dans le prestigieux amphithéâtre Tillard, que nous avions conçu et préparé ensemble et auquel, déjà malade et fatigué, il avait tenu à assurer la conférence introductive. Deux magnifiques ouvrages éponymes ont été publiés aux éditions In Press dans la collection Schibboleth- Actualité de Freud. Il avait préparé l’exposé qu’il devait faire à notre Séminaire Figures de la cruauté le 18 mai à l’ISEG, sur la Terreur de la Révolution Française en s’appuyant sur la topographie de la Place de la Concorde, expression et fruit d’une culture énorme couvrant la plus grande partie d’un savoir polydisciplinaire considérable, d’une curiosité sans limites, mêlant gravité et joie, intriquant une réflexion toujours plus approfondie, une rigueur en même temps qu’une mobilité psychique et intellectuelle impressionnantes et une créativité rare. Malgré tout son courage et la force de son désir, il a dû à force regret se faire hospitaliser le jour même. Ce qui ne l’empêcha pas le lendemain, entre IRM et ponction, de s’enquérir de la soirée. Malgré la terrible souffrance, l’incertitude, il était présent à ses proches, à l’autre, aux autres, il maintenait en éveil une lucidité, une conscience, un souci de vérité, d’analyse, de compréhension des processus tant singuliers que groupaux et institutionnels, endogènes et exogènes, tant psychiques et intimes qu’externes, des enjeux intellectuels, spirituels, moraux et politiques.
Raphaël alliait constamment rigueur intellectuelle et exigence éthique, fermeté sur l’essentiel, non sans humour ni délicatesse explicative, exigence et bienveillance – ah son regard amusé et son sourire complice ! – exactitude des sources et recherche constante de la vérité, de la vérité historique et de la vérité psychique. C’était un penseur puissant, et un passeur exemplaire. Il était un modèle, lui qui ne prétendait ne pas l’être, un maître lui qui ne s’y incarnait pas. Il a profondément marqué de son empreinte les lieux et personnes de toutes les places qu’il a occupées, en tant que professeur de sciences politiques à Aix, doyen de la faculté de droit d’Amiens, au comité d’éthique avec Monette Vacquin, à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah avec Laurence Sigal. Ses chroniques du mardi matin sur Radio J, dans le journal de Michel Zerbib, qu’il aimait beaucoup, étaient massivement et fidèlement attendus par un nombre de personnes incalculable. Un repère! Un pilier! Un phare, comme l’a dit son fils Dan à ses obsèques. De même, ses conférences et exposés mis en ligne sur Akadem par Laurent Munnich, également très proche, et Sigalit Lavon, dont un certain nombre filmés des colloques de Schibboleth, constituaient des événements, des rencontres précieuses pour beaucoup. Il était infiniment attaché à notre aventure commune, et collective. Il brandissait avec fierté nos ouvrages lors d’entretiens filmés et télévisés, ce qu’il ne faisait pas, humble qu’il restait, pour ses propres livres.
Il m’avait appelé il y a plus d’un an et demi : »Mischa, je ne peux plus écrire, ou si j’écris, c’est à l’envers ». Pensant à un accident vasculo-cérébral, je lui suggérais d’aller instamment à l’Hôpital Pompidou, où on lui diagnostiquait le pire, lui le grand sportif de jeunesse qui n’avait jamais fumé. Avec une oeuvre énorme, considérable, récemment enrichie du Pays d’avant, du Pays d’après, des Topiques Sinaïtiques, de Totem et Thora, du Procès de Jesus, pièce à laquelle il tenait beaucoup, qui lui avait demandé beaucoup de recherches, et pour laquelle j’ai sollicité un metteur en scène qui souhaitait le rencontrer, enfin les deux tomes de La vie de Jésus, travaillant sur la vie de Paul. Ne plus pouvoir travailler, écrire, était une catastrophe annoncée. Mais il me rassure : » Bon, Mischa, on me met une épreuve, dure, mais on va se battre, convoquer toute les forces de vie contre les forces de mort. On a des ressources ! » Dans les dernières semaines où son état s’était détérioré, montrant un courage et une dignité exceptionnels face à la maladie et à la souffrance, la maladie et les traitements de choc causant de multiples syndrômes, l’affaiblissant énormément, il m’attendait et il m’accueillait, comme il le faisait avec son autre grand ami Ariel Messas, en me disant : « Ah Mischa, assieds-toi, mets-toi bien, de combien de temps tu disposes ?» Quand je lui répondais « 3/4 d’heure, 1 heure », il regardait sa montre et choisissait un sujet parmi les quelques uns auxquels il avait pensé pour qu’on s’en entretienne, convoquant comme jamais je n’ai entendu quelqu’un d’autre être capable de le faire ainsi, les sciences politiques, le droit, la psychanalyse, la pensée juive, plus l’histoire, la peinture, la poésie et la littérature, le cinéma…, chacune de ses disciplines aiguisant et enrichissant les autres, chacune réétrangéréisée par le croisement des savoirs, l’indéfini des questionnements, évitant toute tendance à la réduction explicative, à la synthèse globalisante et résolutive. Il commençait ses conférences ou les échanges en disant « nous », » nous allons essayer de comprendre telle ou telle chose à laquelle nous sommes confrontés. » Il veillait à l’éthique du singulier autant qu’à celle de la communauté, petite ou grande que nous formions, du « nous »de l’universel, du singulier, et non du nombre, du « on », du « quelconque », du nombreux. Il ne se mettait jamais au-dessus, à part, tout en avançant, en nous accompagnant ou nous guidant. Jusqu’à notre dernier sitting dans sa chambre à l’hôpital, il souhaitait par dessus tout penser à deux, pénétrer, approfondir des questions fondamentales, toujours en suspens, à reprendre, comme le concept de « transfert héréditaire », donner un sens aux événements, à sa maladie, voire à sa mort qu’il fallait bien envisager. Il s’assurait jusqu’au bout de la santé de chacun, les projets et programmes de Schibboleth discutés aux dernières réunions du bureau et des comités éditoriaux et scientifique auxquelles il n’avait pu se rendre, comptant bien venir au colloque « Si c’était Jérusalem » qui se tiendra en avril prochain.
J’étais heureux qu’il ait accepté d’en devenir le Président d’Honneur, nul autre n’incarnant et n’inspirant mieux que lui notre démarche. Michaël Bar Zvi et Jacques Tarnéro en sont deux des vice-présidents.
Schibboleth-Actualité de Freud forme un groupe de plus en plus important de chercheurs, d’auteurs, d’universitaires, de praticiens de haute valeur et de grande notoriété qui, chacun depuis leurs disciplines respectives, la psychanalyse, l’histoire, le droit et l’économie, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, la géopolitique, les sciences politiques et sociales, fondamentales et humaines, l’analyse des discours et des idéologies, la pensée juive, les religions, les arts plastiques et cinématographiques, ambitionne de discerner les signes et signaux, les symboles et emblèmes, les problématiques sociétales et civilisationnelles, et leur malaise, les avatars du symbolique, dont l’anti-judaïsme et la haine du nom seraient le paradigme, les construire en symptômes, établir une clinique du contemporain dégagée de la confusion des langues. Schibboleth est probablement le groupe le plus important d’intellectuels juifs actifs dans le travail de culture intriquant pensée juive et décryptage du réel et des actualités, le plus important réunissant intellectuels juifs et non-juifs dans ces rencontres scientifiques et culturelles en France et en Israël, faisant venir chaque fois nombre d’intervenants et de participants qui découvraient Israël pour la première fois avec des effets extrêmement positifs. Le public fidèle et renouvelé se compte régulièrement autour de 300 personnes. Les publications de Schibboleth- Actualité de Freud deviennent des ouvrages de référence. Yad Vashem se propose comme co-éditeur en anglais et en hébreu de notre dernier ouvrage Présence de la Shoah et d’Israël dans la pensée contemporaine.
Raphaël s’était montré bien plus inquiet pour Sylvia son épouse adorée lorsqu’elle a subi il y a près de deux années des problèmes bronchitiques que pour lui-même, et se préoccupait de la transmission, de l’avenir de nos enfants et petits-enfants, de la communauté juive et de la France en débandade référentielle, morale, politique et symbolique, et bien sûr d’Israël, qu’il aimait tant. Jusqu’à son dernier souffle il a été un Juste-lutteur, un Mensch constantinois, car nul autre plus que lui se battait pour l’unité, l’intégrité et l’élévation du peuple Juif, le Am Ehad. Il était fier de son passé de lutteur, de boxeur, d’haltérophile, sans jamais cesser de poursuivre son inlassable travail de culture.
Il possédait ce que Freud dégageait du caractère juif dans L’Homme Moise et la religion monothéiste, la consistance, la substance qui participent de la construction du Juif, il était comme Freud face à la sculpture de Moïse de Michel Ange, conscient de ses pulsions, de ses instincts, de sa colère, mais trouvant la force de les contenir et de les transformer en intellectualité-spiritualité, de la conquête de la geistigkeyt, de l’intellectualité sur la domination de la sensorialité et des jouissances et perceptions immédiates, du lisible sur le visible, la construction d’une figure du Père, de la production de sens et de réalité. Jusqu’au bout, la question du « pourquoi je suis là ? » a été. Comme celle de l’étayage de la Loi sur le Droit. Il m’a demandé avec insistance que je lui raconte de nouveau l’histoire des deux Juifs à la sortie de la synagogue que j’avais raconté lors de ma conférence d’ouverture au Colloque Tensions et défis éthiques dans le monde contemporain au NAC : Haim, l’optimiste, demande à son ami Ytzkhak: – » Dis-moi, la question fondamentale n’est-elle pas finalement : « Y a-t- il une vie après la mort ? » – Et l’autre, le pessimiste, de répondre: -« la question est plutôt : Y a-t-il une vie avant la mort ? » » Une histoire, un witz, qui l’a fait beaucoup rire, encore. Et qui démontre encore, s’il le fallait, ce qu’il nommait « son choix pour la vie ». Ce choix qui fait surgir des pays nouveaux, du coeur, de l’âme. En juif respectueux et engagé, il avait fait sienne l’idée du juif faisant parler le destin, qui s’est donné comme destin de le discuter, de le transformer, qui s’est donné un Dieu pour le combattre, transformant Jacob en Israël, Drai en Draï. Ni absolution, ni soumission comme solutions acceptables à la fatalité, à l’irresponsabilité. Mais l’advenir du sujet, politique, historique, psychanalytique. L’Homme freudien.
Il ne m’a jamais paru plus grand que lorsqu’il m’a raconté ses blessures de vie, ses blessures personnelles, les abandons, les trahisons, l’Exode, la chute et la conflictualisation nécessaire et douloureuse des identifications, quand il a confié ses angoisses qui l’empêchaient de dormir, d’être seul la nuit à l’hôpital les derniers temps, lorsque le surdosage l’a rendu confus, faisant face à la vérité, luttant pour comprendre les processus en jeu, pour surmonter les résistances à l’analyse et les obstacles à la pensée rationnelle, faisant face à lui-même pour dégager les éléments les plus profonds de sa subjectivité qui risqueraient d’altérer sa conscience et sa justesse d’évaluation, de discernement. Il était le grand homme dont parlait Freud. Le meilleur des fils du peuple juif réuni autour d’une Loi et refaisant constamment l’expérience de la sortie d’Egypte, et de la construction du sens de la sortie d’Egypte.
Il nous manquera et nous manque déjà. Dans la crainte du vide quand le chagrin de sa perte s’apaisera. À nous de mériter son amitié sans failles, son affection qui nous portait, à nous de nous approprier, comme le reprend Freud de Goethe, son héritage pour mieux le posséder, sa mémoire nous oblige.
Prof. Michel Gad WOLKOWICZ
Président de l’Association Internationale Inter-Universitaire Schibboleth -Actualité de Freud-