Sur la Shoah, on en apprend toujours davantage. Plus on en sait, plus on mesure l’étendue de ce qui échappe encore à notre mémoire et à l’Histoire.
« La filière des ombres : l’odyssée des réfugiés juifs, Belgique-Palestine 1945-1948 » de Jacques Déom (publié par la Fondation de la Mémoire contemporaine) comble une de ces lacunes, un trou dans l’Histoire qui borde la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la création de l’Etat d’Israël.
Devant l’horreur de la barbarie nazie et la lâcheté coupable de ses complices, nous avons tendance à nous rassurer, à croire que ceux qui ont survécu à la déportation, à l’enfermement, à la torture, aux maladies et à ces traumatismes dantesques, ont été accueillis et choyés une fois revenus. Nous voudrions croire que personne ne savait pendant et qu’ensuite, tout le monde s’est montré solidaire des victimes. Le lent travail de mémoire, l’ouverture des archives, la persévérance des chercheurs démasquent ce leurre.
Les Juifs d’Europe, libérés des camps, ont encore connu l’errance, l’enfermement et le rejet. Leur retour posait question : quel avenir et où ?
Ceux dont l’un ou l’autre membre de famille était vivant ont pu compter sur un accueil. Les autres ont attendu, attendu. C’est cette réalité que dévoile l’odyssée des réfugiés juifs de 1945 à 1948 ; une réalité qui passe par la Belgique et sur laquelle se concentre ce livre indispensable. Ce petit pays, qui n’a reconnu que bien tardivement l’implication des autorités belges dans la déportation des Juifs, est au cœur du récit. Ceux qui ont organisé ces filières pour l’Alya Bet (immigration illégale à l’époque du Livre Blanc) aussi, et ce n’est que justice. Mais il est un autre protagoniste, la puissance britannique, qui jalouse de son mandat sur la Palestine, s’oppose farouchement à une émigration sioniste qui s’amplifie au fur et à mesure que les réfugiés sortent des camps et espèrent de l’aide.
Entre la fin du conflit et la création de l’Etat d’Israël, trois années se passent au cours desquelles, contournant le blocus imposé par la Grande-Bretagne, 64 bateaux emmènent plus de 70.000 rescapés de la Shoah en Eretz Israël.
Trois de ces transports ont été organisés au départ de la Belgique.
Le Tel Chay part de Marseille le 17 mars 1946, avec à son bord des orphelins de Bergen-Belsen qui ont transité par la Belgique. Quatre mois plus tard, le 14 juillet 1946, le Hachayal haivri quitte Anvers. Ses passagers ont été amenés dans la métropole portuaire par chemin de fer, par petits groupes, depuis différents camps en Allemagne et de Tchécoslovaquie libérée.
Enfin, le 2 avril 1947, c’est le Theodor Herzl qui quitte Marseille avec, sur 2641 passagers, 1500 « personnes déplacées » de Belgique.
Pour mettre sur pied ces opérations clandestines qui exigent, outre un réseau clandestin étendu de passeurs et d’accompagnateurs, du matériel lourd comme des camions et des bateaux, mais aussi des vivres, des vêtements, des médecins, il fallait non seulement de la houtspa, mais une ingéniosité de tous les instants ainsi que de sérieuses complicités dans les milieux officiels.
C’est une des lignes de force de l’ouvrage que de mettre en évidence le rôle joué par Chaïm Perelman, philosophe d’envergure internationale, et son épouse Fela née Félicie Liwer ainsi que par tous ceux qui, individus et associations, leur ont prêté main forte. Les relations haut-placées du couple forment un des rouages essentiels des opérations. Le soutien du JOINT et d’autres organisations était aussi indispensable. Mais c’est l’immense courage de Féla qui émerge de ces récits épiques, dignes d’être portés à l’écran au vu de leur tension dramatique.
Car, sans tergiverser, Féla Perelman a usé d’intelligence et de persuasion pour obtenir vrais visas et faux laisser-passer. Elle a également mis les mains dans le cambouis en allant elle-même chercher les réfugiés pour leur faire passer les frontières, avec tous les risques que cela suppose
Le récit de ces trois traversées démontre à quel point les menaces étaient permanentes, les entraves omniprésentes et le contexte international, une donnée dont il fallait tenir compte dans un contre-la-montre disputé face à la puissance britannique.
Quand, le 29 novembre 1947, l’ONU reconnait l’existence de l’Etat hébreu en adoptant la résolution 181, l’opposition des pays arabes voisins provoque, dès le lendemain, un conflit armé entre communautés juives et arabes palestiniennes. Six mois plus tard, bis repetita : le lendemain du 14 mai 1948, dernier jour du mandat britannique sur la Palestine qui est aussi celui de la proclamation de l’Etat d’Israël, les Etats arabes attaquent militairement. Si l’Etat d’Israël sort victorieux de ces combats, il le doit à son armée, alors embryonniare, et au peuple juif, mais aussi à ces milliers de Maapilim, arrivés en Israël en 1946 et 1947, souvent au péril de leur vie.
Sur le Hachayal haivri , ce sont entre 300 et 400 jeunes de 18 à 25 ans, souvent pionniers des différents mouvements de jeunesse, qui embarquent vers la Terre promise. Qu’ils aient combattu dans la Résistance, dans la clandestinité ou pas, ils seront formés et armés pour défendre leur jeune pays car si la dimension humaine de leur sauvetage vers Israël est indéniable, elle se double d’un plan concerté, d’une lutte pour arracher l’Erets Israël à l’Angleterre, afin qu’il devienne un Etat de plein droit.
Cette lutte se joue sur la mer. Les Britanniques font pression sur les pays européens pour qu’ils ferment leurs ports : sans succès. Quand la Navy arraisonne les bateaux et débarquent les émigrants, ceux-ci sont enfermés sur l’île de Chypre. Encore des camps, des restrictions, l’interminable attente….
Parfois même, la lutte est une lutte à mort comme sur le Theodor Herzl envahit par des militaires en armes qui tirent sur les passagers !
Haletant, le récit s’appuie sur un dépouillement d’archives qui met à jour l’ambivalence des puissances continentales, le rôle décisif joué par certains fonctionnaires belges courageux, notamment à l’Office des étrangers mais aussi, a contrario, l’inhumanité scandaleuse de la Sûreté de l’Etat…
Le récit touche surtout au cœur par l’excellent parti pris d’insérer, dans ce travail rigoureux d’historien, des témoignages directs de survivants, devenus les héros d’une époque charnière qui n’a, jusqu’ici, fait l’objet que de peu d’attention.
Il reste de nombreux creux dans ces pages d’histoire qui commencent à s’écrire. Un goût amer en bouche aussi, face aux antisionistes de l’époque, sans scrupule et sûrs de leur bon droit alors qu’ils maltraitent à leur tour ceux qui revenaient de là où des millions d’autres ont péri.
Il reste surtout, une fois le livre refermé, cet immense espoir, cette promesse qu’il fallait tenir – et qu’il faut encore soutenir – cet incroyable pouvoir de transformation qui donnera naissance à l’Etat d’Israël :
« Aux débris de ce monde, il était essentiel d’apporter la bonne nouvelle d’une autre existence juive possible, difficile toujours, héroïque quelquefois, mais en tout cas faite d’activité et d’appel à une incessante créativité, synonyme de renaissance individuelle et collective. Cette grande idée du kibboutz galouyot, le rassemblement des exilés, impliquait la fondamentale solidarité des pionniers de Palestine avec les victimes de l’horreur. »
Jacques Déom, La filière des ombres. L’odyssée des réfugiés juifs, Belgique Palestine (1945-1948). Publié par la Fondation de la Mémoire contemporaine.