La commémoration de l’attentat de Pittsburg  |  Israël terre de tourisme !  |  Le monde change. L’Arche aussi. L’édito de Paule-Henriette Lévy  | 
Religion

Anatomie du fanatisme

Entretien avec Gérard Haddad

 

Les histoires de ces convertis devenus fous, partis combattre en Syrie de Belgique, de France et d’ailleurs, interpellent nos esprits. Que s’est-il donc passé ? Devient-on fanatique et terroriste comme on devient drogué, anorexique ? S’agit-il d’une nouvelle maladie psychique frappant nos adolescents ? D’une hystérie du 21ème siècle ? Au fond, peut-on analyser le fanatisme ? Et partant, peut-on le guérir ? Le psychanalyste et essayiste Gérard Haddad n’a pas la prétention de pouvoir tout soigner. Toutefois, il s’essaye à une étude des mécanismes psychiques à l’œuvre dans le parcours des fondamentalistes. Spécialiste des monothéismes et tout particulièrement du judaïsme, il présente dans un livre passionnant, Dans la main droite de Dieu, publié aux éditions Premier Parallèle, non seulement une tentative de psychanalyse argumentée du fanatisme, mais encore une riche réflexion sur les religions monothéistes et leurs catégories du bien et du mal, ainsi que d’audacieuses et originales trouvailles sur l’évolution de l’esprit de l’idolâtrie jusqu’à nos jours.

Gérard Haddad reçoit dans son cabinet toutes sortes de « monothéistes », chrétiens, musulmans ou juifs, venus de l’Occident ou de l’Orient, d’Europe ou des pays arabes. A l’entendre, il semble que chaque chemin de migration favorise ses propres névroses – évidemment, elles ne sont pas systématiques. Il explique : « Je suis très lié au monde arabe. Il m’arrive de dire que je suis moi-même un Arabe juif. Je suis très attaché à la Tunisie, mon pays natal, où je me rends plusieurs fois par an. J’ai eu de nombreux patients arabes et musulmans. J’ai donc une connaissance de la subjectivité arabe, « de l’intérieur » dirais-je. Je perçois ainsi une souffrance liée à un sentiment de profonde humiliation, fruit de causes pour la plupart internes : les dirigeants arabes sont pour la plupart corrompus, tyranniques. Ils gaspillent d’énormes richesses plutôt que de les investir dans l’enseignement, la recherche, la santé, dans un monde qui se développe à grande vitesse. Le problème n’est peut-être pas tant l’Islam que l’arabité. Il y a des pays musulmans qui s’en sortent comme la Turquie, l’Indonésie, etc. Mais aucun pays arabe ne s’en sort. Ils semblent impuissants à agir sur le monde par les moyens normaux, scientifiques, culturels, économiques, politiques. Il n’existe pas une seule grande université arabe alors que le minuscule Singapour en a une. D’où ce sentiment d’être des citoyens de seconde zone. Ce sentiment d’infériorité crée les conditions pour le développement du fanatisme autour du slogan : l’Islam est la solution ».

Les psychoses menant au fanatisme viendraient de la comparaison, d’une terrible et pathologique comparaison fraternelle. Si la psychanalyse traditionnelle privilégie l’étude des relations entre générations, par exemple à travers le complexe d’Œdipe, Gérard Haddad s’intéresse aux liens entre frères, entre cousins : « La plupart des conflits sociaux sont des conflits fraternels. La Bible, elle, met l’accent de bout en bout, de la Genèse au livre des rois, sur des histoires de fratricide. On a du mal à appréhender ces questions en psychanalyse, on ne sait pas comment les résoudre. Le complexe d’Œdipe se résout, lui. Un beau jour, on comprend qu’il y a un impossible et on se tourne alors vers d’autres objets de désir. Le conflit fraternel, lui, ne se résout pas. Au-delà des théories du narcissisme, cette question reste à développer. Les grands conflits d’aujourd’hui sont fraternels. Je déteste celui qui a ce dont moi, je suis dépourvu. Prenez le conflit israélo-arabe. Israël a la technologie, la science, le dynamisme, le développement agricole, les victoires militaires. Les pays arabes voisins regrettent d’être dépourvus de ces succès-là. Mais inversement eux possèdent l’espace, la démographie, les richesses naturelles, un ancrage historique dans les lieux ancien, ce que jalouse Israël. L’exemple biblique des rapports entre Joseph et ses frères est particulièrement parlant. Joseph en définitive pardonne à ses frères qui l’ont vendu à des marchands d’esclaves. Mandela, à notre époque, a répété le magnifique geste de Joseph à l’égard de ses geôliers. »

L’autorité paternelle, ajoute le psychanalyste, devrait juguler ces conflits fraternels : « Le père assure la transmission, il enseigne la loi, l’héritage, mais aussi la sanction, toujours dans un acte d’amour. Aujourd’hui, les pères ne sont plus sortables, il n’y a qu’à voir nos hommes politiques. Or, un père doit être respecté et admiré. Il doit fonctionner comme l’écran qui filtre les angoisses qu’une mère projette nécessairement sur son enfant. Or cette tâche-là, les pères l’assument de moins en moins. Reconnaissons que dans une famille recomposée, elle n’est pas facile. Ce déclin de la paternité ouvre certainement une page nouvelle dans l’histoire humaine. Il n’est pas sûr qu’elle soit particulièrement rose. L’effacement total de la paternité, selon Lacan, ouvre la porte de la psychose. Le fanatisme en est une. »

Et le judaïsme, selon cette analyse, se trouve-t-il protégé de la maladie du fanatisme ? Gérard Haddad tient avant toute chose à établir que le fanatisme n’est pas toujours, loin s’en faut, d’origine religieuse : « Je décris dans mon ouvrage quatre formes de fanatisme, toutes aussi virulentes les unes que les autres. Chacune part d’une idée au départ valable, honorable, qui se trouve pervertie. Le nationalisme pervertit l’idée patriotique. Le racisme dénature la fierté que l’on est en droit d’éprouver à l’égard de son héritage culturel. L’idéologie, celle du le communisme par exemple, s’appuie sur les belles idées de justice et de paix. Et enfin, le sentiment religieux tout à fait légitime transformé en intolérance meurtrière. » Dans cette dernière forme de fanatisme, le monothéisme ne se trouve pas, selon Haddad, coupable par essence. En revanche, il doit lutter contre son éternelle tentation, celle de vouloir toujours promouvoir l’universel, y compris lorsqu’il s’agit de lutter contre le fanatisme. Dans son ouvrage, Haddad souligne au contraire l’importance du particulier à cette fin, avançant même que son amour du particulier protégerait dans une certaine mesure le judaïsme de trop grandes folies.

Pour autant, nous explique l’essayiste en citant le maître Maïmonide, le peuple juif n’est pas exempt de fanatiques : « Selon moi, l’idée messianique, si chère à la plupart des juifs, est une catastrophe. Le peuple juif l’a payée cher et risque de la payer à nouveau plus cher encore. Dans l’histoire, Bar Kochba, Sabbataï Tsvi, ces faux Messies (mais il n’y en a pas de vrais) ont causé énormément de tort au peuple juif. Aujourd’hui ça recommence. C’est en grande partie à cause de ce délire, s’ajoutant à celui du nationalisme, que le problème israélo-palestinien est dans l’impasse. L’occupation des territoires palestiniens crée un tort immense à l’ensemble des juifs qui sont très mal perçus dans le monde à cause de cette situation. Dès 1967 Yeshayahou Leibowitz l’avait prédit : l’occupation de la Cisjordanie est la plus grande catastrophe pour les juifs depuis Auschwitz. Pour ne pas résoudre ce problème, on a d’abord diabolisé Arafat et l’OLP, puis le Hamas. Aujourd’hui, l’Etat islamique est aux portes d’Israël, d’où son prestige auprès des masses arabes. De son côté Netanyahu a réussi à se brouiller avec Obama. Jusqu’où ira-t-on ? Cette situation catastrophique est due à ces aspirations messianistes délétères : la volonté de reconstruire le Temple, d’y refaire des sacrifices. Le messianisme, comme la vérité, doit être conçu comme une ligne d’horizon inatteignable et vers laquelle, si l’on veut, il faut tendre. » Introduire Maïmonide et la psychanalyse dans la réflexion sur la paix au Proche-Orient ? Et pourquoi pas !

Gérard Haddad, Dans la main droite de Dieu – psychanalyse du fanatisme. Editions Premier Parallèle