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Le Billet de Alexandre Adler

La trouble aventure de Daech

Il y a dans l’ascension de ce mouvement beaucoup de faux mystères et quelques vraies énigmes.

Il n’est pas inutile pour commencer de démêler les uns des autres afin de faire la clarté sur les enjeux de demain. Il n’y a en particulier aucun mystère sur le développement et la maturation de Daech, successeur naturel d’Al Qaïda dont la direction et les méthodes proviennent en totalité. Le fondateur de Daech est un petit voyou jordanien du nom de Zarkaoui qui commence par se distinguer à Amman par un projet mirifique d’extermination à l’explosif de toute la famille royale jordanienne. Incarcéré, Zarkaoui ne tarde pas à gagner l’Afghanistan des Talibans avec l’aide et l’assistance des services secrets pakistanais, l’ISI. Bientôt rejoint sur place par Oussama Ben Laden et son état-major, il s’intègre tout naturellement à Al Qaïda, mais non sans une certaine résistance, celle du gangster qui dispose déjà d’une bande autonome et qui n’accepte de se soumettre à un capo plus important qu’en échange d’une reconnaissance féodale de son autonomie relative.

Puis vient le conflit idéologique majeur avec le nouvel idéologue en chef du mouvement, l’égyptien Zawahiri. L’antagonisme des deux hommes est virtuellement inscrit dans l’opposition historique d’un côté du mouvement des Frères égyptiens musulmans, toujours dirigé par des hommes rattachés à la Faculté théologique Al-Azhar du Caire et de conception assez élitiste, et en face, le révolutionnarisme populiste et bédouin à son origine, des adeptes du wahabisme, au pouvoir en Arabie Saoudite. Zawahiri obtiendra vite la marginalisation de Zarkaoui qui ne peut demeurer sur le sol afghan qu’avec le soutien des services pakistanais, et bientôt aussi du Renseignement irakien très lié à cette époque à l’armée pakistanaise elle-même. Or quelle est la nature de ce lien ? Une hostilité viscérale aux chiites en général, à la gauche pakistanaise de la famille Bhutto, chiite et soupçonnée de laïcisme par les Saoudiens, et bien sûr l’hostilité totale à la majorité chiite des Irakiens chez Saddam qui considèrent ses compatriotes partisans d’Ali comme le noyau d’une véritable cinquième colonne au service de l’Iran.

Cette scission, encore toute petite à la veille du 11 septembre 2001, comporte déjà néanmoins dans sa matrice bien des développements ultérieurs puisqu’on trouve en son cœur la question iranienne. Pour Zawahiri en effet et plus généralement pour les Frères musulmans égyptiens, l’Iran chiite n’est pas un ennemi véritable. Ils admirent à tout le moins l’idéologie fondatrice principale de la révolution de Khomeini et savent pertinemment que des liens très étroits ont uni pendant tout un temps les Frères du Caire et les islamistes les plus conséquents de Téhéran, malheureusement battus en Iran même avec le déclenchement de la guerre d’agression de Saddam Hussein à partir de 1980. Mais Al Qaïda n’a jamais perdu espoir dans les « bons révolutionnaires » iraniens, et particulièrement après 2001 dans le courant antiaméricain, antisémite et même anticlérical incarné par le nouveau président Ahmadinejad, alors soutenu massivement par les Gardiens de la révolution. Et du reste, lors de leur fuite éperdue, c’est un noyau important de cadres d’Al Qaïda qui trouvera refuge en Iran, à Qom ou à Khojad. Ahmadinejad assurera leur protection intégrale, comme geste tangible de son opposition totale aux États-Unis.

À peine arrivé en Irak à la fin de 2002, juste avant l’invasion américaine, Zarkaoui mettra ses réseaux et ses hommes au service de Saddam et submergé comme tout le monde par la rapidité de l’invasion américaine, ne tardera pas à remettre sur pieds dans les régions sunnites insoumises de la province d’Anbar un mouvement insurrectionnel auquel se rallient dans leur désarroi plusieurs cadres importants de la police et de l’armée de Saddam. Bien que Zarkaoui ait fait mine à l’époque de prêter serment de fidélité à Oussama Ben Laden, il n’en poursuit pas moins sa stratégie. Après l’effondrement en 2004 du projet d’un djihad commun aux chiites et aux sunnites d’Irak, il fait le constat du ralliement très majoritaire de la communauté chiite irakienne à une forme d’alliance de plus en plus solide avec l’occupant américain dont l’architecte demeure encore aujourd’hui le grand ayatollah d’Irak Ali Sistani, par ailleurs d’origine iranienne et toujours aussi populaire à Téhéran. À partir de fin 2004 donc, tout le dispositif d’Al Qaïda en Irak sera dirigé contre les « traîtres chiites » (de même que les réseaux paramilitaires pakistanais se mobiliseront au même moment contre « la politique chiite » de Benazir Bhutto). Du reste, pendant les trois années suivantes (2005-2008) les combats en Irak se concentreront sur l’affrontement des insurgés et de l’État démocratique en construction à Bagdad qui ne repose que sur la mobilisation de la majorité chiite et modérée du pays. De geste de conciliation avec l’Iran, il n’y en aura donc plus aucun lorsqu’Al Qaïda en Irak cible prioritairement des lieux comme la Mosquée d’Or de Samarra ou les processions les plus saintes du chiisme lors de la Choura où les fidèles sont par exemple attaqués à tir de mortier en plein Bagdad.

 

La rupture

Après la mort de Zarkaoui, le mouvement annonce son remplacement par un certain Abou Bakr Bagdadi, lui-même sunnite irakien, qui n’avait entretenu par le passé que des rapports très épisodiques avec la centrale d’Al Qaïda. Au même moment, l’affaiblissement et enfin l’exécution d’Oussama Ben Laden rendent nécessaire la décentralisation du mouvement. Désormais, Zawahiri, depuis sa planque des zones tribales pakistanaises, ne dirigera plus jamais effectivement des sections régionales d’Al Qaïda telles que « Al Qaïda au Maghreb », « Al Qaïda dans la péninsule arabique » laquelle est l’organisatrice directe des attaques de Paris de janvier 2015. Dès lors, Bagdadi, sans entretenir de polémique directe, proclame son mouvement comme la section d’ « Al Qaïda au Levant », c’est-à-dire l’ensemble géopolitique constitué de l’Irak et de la Syrie, auxquels sont adjoints des satellites potentiels au Liban, à Gaza, dans le Sinaï, en Jordanie, ou même à Koweït.

La guerre civile syrienne depuis 2011 va mettre à l’épreuve cette ultime construction : une section, issue de l’aile radicalisée des Frères musulmans syriens, apparaît alors sur le terrain de la guerre civile et prend le nom de « Al Noçra ». Cette section, qui ménage beaucoup ses alliés du golfe persique, particulièrement le Qatar qui en assure le financement initial, demeure très liée aux Frères musulmans égyptiens et se refuse bientôt à se placer sous la houlette des Irakiens de Bagdadi. Or, par la puissance de son armement, le savoir faire de ses cadres issus de l’armée baasiste irakienne et ses connexions saoudo-pakistanaises initiales, Al Qaïda au Levant devient de plus en plus présente sur le terrain dans le nord de la Syrie, qu’elle connaît comme sa poche.

La suite se déroule à partir de 2013 : Bagdadi proclame la rupture définitive avec Al Qaïda qui continue à défendre sur le terrain ses amis d’Al Noçra. Et bientôt, comme dans le Chicago classique des années 1920, les deux bandes s’affrontent pour le contrôle total du terrain. Battue à plate couture, Al Noçra se réfugie dans les bras des Frères musulmans égyptiens et de leurs alliés militaires turcs. Daech, au contraire, dont l’ambition califale et non plus régionale devient hautement proclamée, impose une position de monopole qui ne tarde pas à s’affirmer très fortement.

 

Les soubassements d’un accord

Or, et c’est ici que nous manquons de certitudes véritables, l’immense glissement de terrain moyen-oriental vient s’interposer. Dès 2013, la perspective du départ sans gloire d’Ahmedinejad à Téhéran ouvre la perspective d’une négociation américano-iranienne véritable pour mettre fin à la crise nucléaire entre les deux pays. Confrontés à la réalité de l’utilisation d’armes chimiques par l’armée syrienne contre sa propre population insurgée, Obama décide de passer outre et de surseoir à un bombardement, de toutes les manières symbolique, de la Syrie contrôlée par Assad, pour ne pas nuire à l’amorce du dialogue avec l’Iran, déjà bien en cours. La reconnaissance explicite par l’ancien président Rafsandjani qu’Assad a bel et bien utilisé des armes chimiques, aboutit au renforcement de ce dialogue.

C’est l’heure de Bagdadi. Pour lui, dont la pensé est simple et efficace, le renversement d’alliances est d’ores et déjà engagé. L’Amérique ménage déjà Assad en Syrie, elle dialogue clandestinement avec l’Iran et elle soutient bien sûr depuis le début le régime de plus en plus branlant de l’imbécile président chiite irakien Maliki. Désormais, son mouvement peut brandir l’étendard du Djihad avec l’approbation tacite de l’immense majorité des sunnites du monde arabe. Et ce grand stratège vise d’emblée la structure la plus fragile : l’Irak de Maliki. Il faut en effet comprendre que le Général Petraeus avait laissé à son départ d’Irak une situation en très nette amélioration : le ralliement des principaux chefs de tribus sunnites du nord du pays à la lutte antiterroriste avait à ce moment-là établi les bases d’une réconciliation nationale.

L’aile dure du régime iranien fait voler en éclats cette réconciliation en poussant Maliki à se défaire de son vice-Président sunnite, nommé en accord avec la Turquie voisine, et à élargir sa majorité parlementaire au toujours pétulant Mollah Moktada Sadr, porte-parole attitré de l’aile dure du régime iranien. Cette politique sectaire qui était parfaitement évitable aboutit à renforcer tous les jours l’Iran du futur Daech et bien vite aussi à remettre en cause toute la solidité du régime dont les cadres militaires chiites, en très grande majorité, parfaitement inepte, trafiquent à qui mieux mieux les soldes de leurs hommes de troupes. Cette armée rongée par les termites de la démoralisation permanente s’est effondrée en quelques jours de 2014 aux applaudissements de toutes les minorités arabes et sunnites d’Irak. Bien vite aussi, Maliki était démissionné dans la honte et l’Irak réduit à son territoire chiite centré sur Bagdad , était désormais de facto dirigé par l’ayatollah Sistani lui-même et bientôt, sur le plan militaire, par le chef des Gardiens de la révolution iraniens, le général Suleimani qui apprenait tous les jours sur le terrain à organiser un dialogue stratégique et tactique avec le soi-disant protecteur américain du « nouvel Irak démocratique ». C’est ce nouveau climat de renversement des alliances qui est le soubassement de l’accord nucléaire final américano-iranien survenu ce mois-ci.

 

Une OPA hostile

Mais cet accord était déjà largement anticipé par la diplomatie saoudienne qui s’était depuis lors organisée pour gérer une sorte de rupture, au moins morale, avec les États-Unis. Tout ceci n’était nullement ignoré par Bagdadi et ses lieutenants et explique parfaitement l’audace dont ils ont su faire preuve sur le terrain irakien proprement dit. La suite était beaucoup moins difficile qu’on ne l’imagine : les forces armées de Daech pouvaient basculer instantanément vers la Syrie insurgée et unifier tout le territoire semi-désertique et mésopotamien du pays en chassant ou en soumettant les forces éparses des Frères musulmans ou d’Al Noçra et en apportant à la population sunnite viscéralement hostile à Assad des armes et du ravitaillement. L’apogée finale de cette offensive aura été atteint avec la conquête de l’oasis isolée de Palmyre, évacué préalablement par le reliquat de l’armée loyaliste d’Assad qui se concentre de plus en plus sur la « Syrie utile » qui double de son épaisseur le territoire libanais depuis Damas jusqu’à Lattaquié en passant par les relais fondamentaux de Homs et Hamah.

Et ici s’ouvre le mystère véritable. L’Arabie saoudite est en effet, depuis le début de cette crise, confronté à une situation totalement inédite et totalement contradictoire. Très vite, à partir de 2011, le royaume saoudien a considéré, avec le roi Abdallah maintenant décédé, qu’il était l’objet d’une OPA hostile de la confrérie des Frères musulmans qui allait chercher à placer tout le royaume sous l’hégémonie intellectuelle et militaire de l’Égypte. C’est la raison pour laquelle après avoir donné asile à Ben Ali puis soutenu par toutes les oppositions au gouvernement Morsi, le royaume des « lieux saints » a jeté toute sa puissance financière dans le soutien à la prise de pouvoir du maréchal Sissi, lequel de son côté n’a pas ménagé les efforts pour séduire ses nouveaux alliés en se présentant comme un musulman particulièrement pieux et déférent envers le roi Abdallah. Mais ce soutien, qui demeure inconditionnel, fait des alliés modérés de l’Arabie Saoudite que sont les Nahayan des Émirats indiquait pour les dirigeants de Riyad des conséquences un peu imprévues : soutenir par exemple le très laïque général libyen Haftar, client explicite de Sissi, contre des insurgés libyens islamistes et non hostiles à l’Arabie saoudite ; abandonner, comme Sissi l’a fait immédiatement, tout soutien à l’insurrection syrienne alors que les Saoudiens n’ont cessé de la nourrir depuis son début de 2011 et d’obtenir grâce à leurs liens privilégiés désormais avec la France de Hollande et de Fabius une remarquable rigidité du Quai d’Orsay face à Assad. Ou encore d’avaler sans mot dire la coopération de facto qui s’est instituée dans le Sinaï insurgé entre l’armée égyptienne et le renseignement militaire israélien Aman.

Un homme incarne cette stratégie anti-djihadiste du Royaume : le prince Ibn Nayef, officiellement premier vice-roi et prince régent en titre à qui demeure confiée la responsabilité de la diplomatie des services secrets et de la partie opérationnelle des affaires militaires. Mais depuis la mort d’Abdallah, le nouveau roi Salman, auquel son grand âge interdit de s’ingérer trop largement dans les affaires du gouvernement, a tout de suite promu sur un pied d’égalité total son propre fils Salman Jr, qui outre la charge de toutes les affaires intérieures, conserve aussi la responsabilité de l’administration de la Défense, c’est-a-dire les achats d’armes et de matériel et la coopération notamment avec le Pakistan et la Jordanie. Pour l’instant la cour saoudienne, maîtresse de l’ambiguïté et du double jeu, s’en tient à cette incertitude de plus en plus opaque. Peut-on en effet combattre les djihadistes avec l’Égypte et multiplier dans le même temps les coups de boutoir contre le régime syrien avec la Turquie et le Qatar, c’est-à-dire avec les Frères musulmans sur le plan international ?

Daech, dont l’idéologie est sur tous points semblable au wahabisme saoudien a fait fond de l’ambiguïté actuelle dès le début de sa grande offensive. Bagdadi n’est pas idiot au point de savoir qu’il s’est enfermé dans son Stalingrad mésopotamien dans un espace fermé et hermétique qui pourrait à terme se refermer comme un piège. Mais il sait aussi que la montée de l’entente américano-iranienne produit un tremblement de terre idéologique en Arabie Saoudite et toute la clé de son offensive réside sur l’espoir de faire jonction avec les forces saoudiennes internes qui ne lui sont pas hostiles. Et de toute évidence aujourd’hui, il mise sur une contre-offensive de ces forces avec l’aide du nouveau roi Salman contre la stratégie trop audacieuse et trop anti-islamique de Nayef. Sans doute, les Saoudiens ne se jetteront pas dans les bras de Daech trop rapidement. Mais ils peuvent aussi à un moment donné tolérer sans trop le montrer l’existence, séparant géographiquement l’Iran et l’Irak chiite d’un réduit intégriste dont ils ne souhaitent pas la disparition, pas plus qu’ils ne souhaitent vraiment l’élimination du pouvoir islamiste en Tripolitaine ou de l’insurrection anti-israélienne au Sinaï et à Gaza.

Entre ces deux orientations, il n’y aura pas, un jour prochain, de compromis possible. Ces jours-là, l’Arabie saoudite sera confrontée à un choix décisif. Et c’est là que dans sa haute folie Bagdadi et les siens, si toutefois ce dernier n’a pas encore succombé à ses blessures, espère une sorte de chaos messianique : l’alliance de l’Arabie saoudite et de Daech qui sont presque en continuité territoriale à travers un désert syro-irakien mal contrôlé pour balayer d’un coup les dernières résistances syriennes et le régime égyptien dont à la fin des fins, les plus fanatiques ne veulent pas vraiment. C’est en ce sens que la lutte contre Daech présente encore un danger redoutable.

Pour autant, l’affaiblissement très considérable du régime islamiste turc d’Erdögan, le redressement libéral très spectaculaire en Syrie et en Irak et l’amollissement progressif de l’intransigeance contre nature du gouvernement israélien sont en train de faire leur œuvre. La défaite stratégique de l’islamisme est plus que jamais à portée de mains. Encore faut-il que cette main ne tremble pas de manière excessive.