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Littérature

Boualem Sansal : « C’est comme si Daesch ouvrait un front avec Israël »

L’écrivain Boualem Sansal publie « 2084 » aux éditions Gallimard, au moment ou les éditions « Quarto » réunissent quelques uns de ses livres assortis d’une biographie détaillée. L’auteur a reçu l’Arche pour parler de son dernier livre et pour évoquer quelques questions d’actualité. Nous publions sur le site des extraits de cet entretien dont on lira l’intégralité dans notre prochain numéro.

 

L’Arche: Comment voyez-vous la question des migrants en Europe? Cette question provoque des dilemmes en Europe sur ce qu’il convient de faire. Vous avez une idée claire sur ce qu’il faut faire ?
Boualem Sansal :
Déjà, je me pose la question pour mon propre pays, l’Algérie. On n’en parle pas. Il y a aujourd’hui des migrants partout. D’où viennent-ils ? De quelles régions sont-ils partis ? On ne sait pas. On les voit partout. Ils sont apparemment abandonnés par l’Etat algérien. J’en ai parlé dans une interview, il y a partout, dans toutes les rues, sur les autoroutes, des familles entières, hommes, femmes et enfants, qui portent un carton: « je suis syrien », « je suis irakien », faites-moi l’aumône »… il y en a partout. C’est une découverte très étonnante, un peu avant qu’on en prenne conscience ici en France. Ça remonte à plusieurs mois. On se pose des questions, mais les gens n’en parlent pas, il n’y a aucune information officielle. Voilà, c’est très bizarre. Et puis, ensuite, on a vu le même phénomène se produire en France. Ça n’est pas passé inaperçu, comme dans nos pays où il n’y a pas d’Etat, tout simplement pas d’Etat. Je ne sais pas qui gouverne. C’est comme en Libye, où on ne sait pas non plus qui gouverne. En Europe, ça interpelle évidemment. Moi, je me suis posé la question de savoir pourquoi on a choisi dès le départ de les appeler « migrants » alors qu’on pouvait penser à d’autres vocables, par exemple « sinistrés ». Si on avait dit sinistrés ou réfugiés, il aurait fallu ouvrir les frontières tout de suite.
Les recevoir, les aider ? Bien sûr. Chaque institution doit jouer son rôle. L’hôpital joue son rôle en soignant les gens. Les services de police et de sécurité font aussi leur travail pour identifier, pour recenser, pour canaliser. En même temps, les réfugiés, il y a des institutions internationales pour cela, il faut travailler sous leur égide. S’il s’agit des effets d’états de guerre, il y a aussi des institutions internationales qui s’occupent de ces déplacés, de ces gens qui sont sur les routes et qui fuient la guerre.
Le mot « migrants » m’a interpellé. C’est l’Allemagne qui a choisi de les appeler « migrants », parce qu’elle a besoin de ces gens-la. L’Allemagne est dans une situation critique, à court terme, par rapport à son développement, je ne dirais pas à sa survie, mais il y a une grande inquiétude. Est-ce l’idée d’en récupérer un certain nombre pour le développement de son économie ? Mais ce n’est pas tout d’accueillir ces gens-la. Pour en faire quoi ? Est-ce qu’on va en faire des Allemands ?
La problématique en France est tout à fait différente. La France les appelle aussi « migrants », mais dans le sens où ils seraient justifiables d’un passage par une administration. Mais si on les appelle migrants en France, dès le départ, ils tombent sous le coup de la loi. Comment vont-ils rentrer dans le territoire national? Ils seraient en situation illégale. En tous les cas, les migrants viennent moins en France qu’ils ne viennent en Allemagne ou en Italie. En Turquie, ils ont un statut de réfugiés, et la Turquie a appelé le HCR qui gère le camp, de la même manière qu’en Jordanie ou au Liban. C’est une administration particulière et la situation est claire. En Allemagne aussi, c’est clair. C’est un effet d’aubaine. Je reviens de Leipzig où ils ont reçu 30.000 personnes qui sont bien accueillis. Les patrons sont tout contents de recevoir cette main d’œuvre.
Mais moi, je pense toujours au cas de l’Algérie. Les Syriens doivent être en Syrie. Les Iraquiens en Iraq. On ne doit pas dépouiller les pays comme cela. Dans mon pays, la guerre a fait que beaucoup de gens sont partis, et là, on a détruit les possibilités pour l’Algérie de se redresser. Parce que ceux qui sont partis, ce sont des jeunes, des ingénieurs, des informaticiens. Il faut rendre ces peuples à leurs pays.
 

L’Arche: Et en Syrie, il faut s’allier à Bachar El Assad comme le fait Poutine ?
B.S:
Il ne faut surtout pas faire la guerre, parce que la guerre, ça mène à cela justement. En partant, ces gens tuent leur pays  une deuxième fois. Parce qu’en partant, ils ne reviennent plus, il faut regarder les choses en face. Demain, la Syrie et l’Iraq n’auront plus la force de se redresser. Donc, il faut agir de manière politique pour que ce qui se passe dans ces pays-là cesse le plus rapidement possible.

L’Arche: Il ne faut pas faire la guerre à Daesch ?
B.S:
La guerre, c’est la guerre. Et si on la fait, elle ne sert que les buts de guerre. Daesch est intéressée par la guerre. Donc, si vous lui faites la guerre, vous l’intéressez. Elle a besoin de la guerre pour exister. Dans une situation de non-guerre, elle tombe dans la semaine, parce qu’elle ne peut pas administrer un pays, nourrir une population, faire fonctionner les écoles, les hôpitaux, tenir les routes. Il y aura tout de suite dans la population des mécontentements à gérer, et le régime tomberait. Ou alors, les gens seraient obligés de se faire la guerre entre eux. C’est cela la situation. Qu’ils fassent la guerre entre eux ! Il faut agir politiquement, diplomatiquement, financièrement.

L’Arche: Comment réagissez-vous face à cette guerre des couteaux en Israël, vous qui avez fait un voyage courageux là-bas et qui avez vu les uns et les autres. Comment jugez-vous ce regain de violences ?
B.S:
J’ai été horriblement choqué. Je n’ai évidemment pas d’éléments de preuves, mais je suis à peu près certain que cela est inspiré par les gens de Daesch, des Iraniens peut-être. L’utilisation des couteaux a un effet terrible. Ça rappelle la guerre d’Algérie. Le FLN s’était battu de manière très noble, je dirais de manière chevaleresque les premiers temps. Et puis, à un moment donné, la rébellion a été vaincue et cela a basculé dans l’égorgement au couteau et le meurtre. Au départ, c’était des attentats classiques. Les gens arrivaient avec un pistolet, c’était la guerre. Le couteau a été un tournant. Donc, cela fait partie de cette démarche religieuse. C’est un basculement qui me terrifie. Parce que jusqu’à présent, malgré tout, les Palestiniens sont restés quand même dans la guerre. La, il y a un basculement. C’est un tournant, et il faut faire attention à la symbolique de la chose. C’est comme si le Daesch ouvrait un front avec Israël.

Propos recueillis par Salomon Malka et Kerenn Elkaïm