Depuis près de cinquante ans, le documentariste américain filme avec une précision vertigineuse la dramaturgie du quotidien.
New York, 1975. Dans les bureaux du centre d’aide sociale de Waverly, au sud de Manhattan, un certain monsieur Hirsch, jadis « chercheur en parapsychologie » et désormais trimballé de bureau en bureau, monologue sur son attente : « J’attends Godot ! C’est-à-dire : la justice, l’équité, dans ce pays démocratique. J’ai toute la patience du monde… » Ce déclassé céleste, aucun cinéaste de fiction n’aurait pu lui écrire son rôle. C’est dans Welfare, documentaire en noir et blanc de près de trois heures, qu’il émerge comme un véritable personnage en même temps que la voix d’une autre Amérique. Dès ses débuts comme cinéaste en 1967, avec le fracassant Titicut Follies, tourné dans une institution psychiatrique pénitentiaire, il s’agit pourtant, pour celui qui quitte son poste d’enseignant en droit à l’université de Harvard pour faire du cinéma, moins de dénoncer un état des institutions de son pays que d’y passer du temps, de voir comment les gens, en s’y déplaçant, en comprennent la logique, la bureaucratie, y travaillent, y étudient, y interagissent, avec « toute la patience du monde » d’un Hirsch ou l’angoisse presque cocasse d’un adolescent certain qu’une drogue qu’il a prise le conduira au trépas et demande à l’encan, avant de vomir profusément, si quelqu’un veut bien « mettre de la musique »(dans le non moins saisissant Hospital,1969).
La méthode Wiseman est à la fois simple et très peu appliquée par ses pairs documentaristes, même ceux de sa génération qui ont initié le cinéma direct dans les années 60 : non seulement il s’interdit tout commentaire ou entretien avec les personnes qu’il filme, mais Wiseman considère le tournage comme un repérage, c’est-à-dire qu’il se garde d’enquêter longuement sur un lieu avant d’y filmer la centaine d’heures qui, au bout de nombreux mois de montage, aboutira au film. Etape décisive que le montage, qu’il accomplit lui-même sur pellicule, puisque c’est là qu’il porte au jour la dramaturgie du quotidien qui fait la force de ses films. Ainsi High School clôt-il sa chronique de la vie d’un lycée de Philadelphie en 1968 par la lettre d’un ancien élève lue à la tribune par sa professeure : appelé au Viêtnam, le garçon y emploie un discours qui, plutôt que patriotique, semble étrangement sacrificiel : « Je ne suis qu’un corps qui fait un travail », conclut-il. C’est sur cet effacement que Wiseman achève le film, introduisant par cette seule lettre tout le hors-champ dévastateur de la guerre, là où l’on aurait peut-être attendu, à cette époque,un documentaire sur l’esprit protestataire d’alors.
En voyant pour la première fois en DVD en France les œuvres des années 67 à 79 dans la continuité, on est frappé par la présence oblique du conflit vietnamien (1963-1975), qui n’affleure directement que dans Basic Training (1971), où des jeunes appelés entraînés à Fort Knox s’entendent dire quand on leur présente le maniement des armes : « Si vous voulez revenir du Vietnam… ». Véritable caisse de résonance de la société américaine, le tribunal pour enfants de Juvenile Court (1973) semble récupérer les adolescents mal conseillés dans High School aux portes de la marginalité, tantôt comme victimes, tantôt comme délinquants, le plus souvent dans une position intermédiaire, phagocytés entre autoritarisme et paternalisme. Comme les visages fatigués, vulnérables ou en détresse magnifiquement filmés de Welfare, leurs portraits émeuvent : ce n’est pas que Wiseman projette sur eux un quelconque hiératisme – il est bien trop observateur pour devenir sentimental. Il capte plutôt dans leur écoute, l’attention qu’ils portent à ce qui leur est dit ou demandé, une part de doute quant à ce qui peut encore « valoir le coup » dans le contrat social. A la manière de Monsieur Deeds dans L’Extravagant M. Deeds de Frank Capra, certains choisissent le silence le plus complet, perplexes quant à la possibilité même de faire société, de prendre langue avec l’autre.
Plusieurs des lieux choisis par Wiseman frôlent ce point de non-retour, qu’il s’agisse de la prison psychiatrique ou, à un tout autre niveau, du monastère d’Essene. Dans ce film méconnu de Wiseman, tourné en 1972 chez des Bénédictins du Michigan, ce n’est pas la chronique d’une vie retirée et contemplative que l’on découvre mais une sorte de psychodrame qui se joue autour d’un moine particulièrement misanthrope, qui pousse les novices au désespoir, mais à un désespoir feutré, ourlé en des mots savants, contourné et finalement dépassé. Quelle que soit l’institution, c’est la complexité des rapports humains et leur constante évolution qui frappe, grâce à l’écoute inégalée de Frederick Wiseman (qui tient lui-même la perche en donnant des indications de loin à son opérateur, auquel il fait signe avec ses mains). Il y a pourtant un contrechamp à ce tissu humain d’une infinie richesse : de même que Meat (1976) suit de manière implacable le parcours du bétail engraissé puis abattu, équarri, empaqueté et expédié, Primate nous donne aussi à voir, dans la continuité même du plan cette fois, le passage insensible de vie à trépas d’un singe dans un centre de recherches qui pratique la vivisection.
Y aurait-il donc d’un côté les humains d’Amérique, intarissables négociateurs qui assurent leur survie physique et morale grâce au dialogue, et de l’autre les animaux dépourvus de ce don, espère vouée à la réification ? Oui, mais il faut préciser que cette violence faite à l’animal, dans ces films qui sont peut-être les plus durs à voir, peut aussi s’offrir en menace métaphorique : pour leur réalisateur, fils d’immigrés juifs russes grandi dans une Boston catholique et antisémite pendant les années 1930, la menace concentrationnaire rôde, à la fois lointaine et possible, comme le revers d’un monde dûment quadrillé par des codes juridiques et moraux.
Coffret Frederick Wiseman, intégrale, volume 1, 1967-1979, paru chez Blaq Out en décembre 2015.