Pascal Elbé réalise un grand polar à Tel Aviv, Je compte sur vous, avec Vincent Elbaz dans le rôle de l’escroc Gilbert Perez, inspiré de la vie de Gilbert Chikli.
L’Arche : Le film Le clan des Siciliens s’ouvre par cette citation de Tchekhov : « Lorsque je peins des chevaux je ne dis pas qu’il est mal de voler des chevaux. C’est l’affaire du jury et pas la mienne. » Pourrais-t-on adapter cette maxime à votre film ?
Pascal Elbé : Complètement. Je me place comme un cinéaste qui a trouvé un bel objet de cinéma et je ne me place pas d’un point de vue moral. Même si on comprend bien en voyant Je compte sur vous que je ne fais pas un éloge de l’arnaque. Il s’agit du portrait d’un joueur, d’un manipulateur et en rester là. Après, avec toutes les précautions d’usage, on en a parlé avec Vincent lors de l’écriture du scénario, il n’était pas question non plus de faire une radiographie des escrocs qui vivent à Tel Aviv. Lors d’une interview récente avec un journaliste des Échos qui a rencontré Gilbert Chikli à Tel Aviv, il m’a dit lui avoir demandé : « Vous n’avez pas peur que le film provoque encore plus d’antisémitisme ? » Ce à quoi Chikli répond : « L’antisémitisme n’a pas attendu Gilbert Chikli ! » Ce n’est pas parce qu’on a vécu une histoire douloureuse qu’il faut en plus faire profil bas. On a le droit aussi d’avoir des vilains canards et d’en parler sans être tout de suite dans la parano. Comme pour les femmes battues à qui certains disent que si elles se plaignent un peu trop, c’est qu’elles l’ont cherché. On a le droit de traiter de ces sujets sans être les garants ou représentants moraux d’une communauté. Il ne s’agit pas des bons débats.
C’est d’ailleurs ce que certains craignaient avec le film Il était une fois en Amérique.
Vincent Elbaz : Il était une fois en Amérique n’est pas un film sur la mafia juive mais sur l’Amérique. C’est un film sur le cinéma, sur un Européen qui est fasciné par les Américains. Je suis tout à fait d’accord avec les propos de Pascal. C’est le problème de la fictionnalisation des faits divers. Lorsque vous trouvez un fait divers et que vous voulez en faire un film, il faut fictionnaliser une réalité qui pose des problèmes. Sur le point de vue moral, sur la véracité des faits, les gens sont touchés directement par cette histoire. Pascal en a fait un objet cinématographique avec lequel il raconte autre chose.
N’est-on pas à une époque frileuse où il faut tout expliquer en préambule pour ne pas risquer d’être mal interprété ?
Vincent Elbaz : C’est plutôt une qualité que ce soit inspiré de faits réels. La réalité dépasse souvent la fiction. Après, il faut avoir des choses à dire avec ça. Pascal a réussi à réaliser un portrait psychologique très drôle.
Pascal Elbé : On m’a demandé si j’avais choisi entre le drame et l’humour, mais il n’y a rien à choisir. Dans les grandes comédies italiennes du néo-réalisme, ils ne choisissaient pas. C’était à la fois pathétique et pathétiquement drôle. J’essaye de garder un peu d’empathie pour les personnages des victimes qui ont aussi leur point de vue, sans être dans le jugement. Sinon, il faut opter pour un documentaire.
Vous avez entrepris de longues recherches sur ce fait divers réel. Comment cela a-t-il commencé ?
Pascal Elbé : Sur mon premier film, je n’avais pas été très heureux d’être devant et derrière la caméra. Ça altère un peu le plaisir. On a tourné Je compte sur vous en six semaines, sur un budget serré. Il fallait que je sois à 100 % sur le plateau, avec beaucoup de choses à gérer. Je n’aurais pas supporté qu’on me demande de passer au maquillage, ce qui m’est arrivé lors de mon premier film. Derrière la caméra, on est pris dans une énergie permanente qui n’est pas la même que celle du jeu. En proposant ce rôle à Vincent, je savais qu’il allait le prendre et qu’il aurait des choses à dire par rapport à lui. Un ensemble de choses m’ont encouragé à penser qu’il était l’homme de la situation. Il m’a fait l’amitié de le lire. J’étais encore dans le doute. J’aime les acteurs, les amener quelque part. Ça participe autant au plaisir que d’interpréter les rôles.
Votre première rencontre cinématographique s’est déroulée lors du tournage du Dernier gang.
Vincent Elbaz : La première fois que j’ai vu Pascal à l’écran c’était dans Les Parasites où il interprète un joueur de basket dépressif. Je l’avais trouvé génial et j’ai dit : « C’est qui ce type qui me ressemble ? » Je l’ai vu ensuite dans un film que j’ai beaucoup aimé, Les Joueurs avec Simon Abkarian. Je savais qu’il tra- vaillait sur ce film depuis plus de trois ans. Trois années de processus menant au scénario, qui ont été rocambolesques et qui constitueraient une histoire de film en soi. Lorsque j’ai rejoint le projet, je n’avais pas encore rencontré Chikli. En voyant des images sur Internet, j’avais évidemment envie de le rencontrer et de me nourrir. La rencontre était très intéressante.
Pascal Elbé : C’est compliqué d’écrire un film sur un support réel. Pour pouvoir s’affranchir de cette histoire, il faut pouvoir la trahir pour la transformer en une vraie œuvre, un vrai objet cinématographique. D’où l’importance de trancher dans les choix. Au début, je racontais la vie de Chikli, beaucoup plus encombrée que ce que je montre. J’en fais presque un personnage un peu lisse dans la vie. Lequel, dès qu’il prend un téléphone, s’incarne et s’agite pour devenir cet escroc flamboyant. Scorsese et Leone ont fait tellement bien dans le genre, mêlant la vie personnelle, que j’avais envie de faire autre chose. J’ai présenté un portrait plus restreint, plus resserré sur lui.
On voit effectivement cette ivresse qui s’empare de lui lorsqu’il prend son téléphone. Ça fait penser au film The Gambler, avec James Caan, où le personnage principal arrive à se sortir de situations désespérées pour replonger de suite dans d’autres abysses.
Vincent Elbaz : Oui, il y a une forme de jouissance destructrice là-dedans qui est très intéressante. La mise en scène où l’on voit le personnage prendre son téléphone donne l’impression qu’il est sous hypnose. Ce n’est pas de la transe, il est juste ailleurs, regardant son téléphone, addict à ça. Le problème n’est pas l’argent. Lorsque le policier l’a arrêté, il s’est rendu compte que ce n’était pas le moteur principal. Il était marié à une femme d’une très bonne famille qui ressemble d’ailleurs beaucoup physiquement à Julie Gayet qui interprète le rôle.
Pascal Elbé : Sur le tournage, il m’a dit qu’il aurait voulu faire encore beaucoup de choses. Qu’il était content du choix de Vincent Elbaz, mais « qu’il fallait beaucoup répéter avec lui ».
Vincent Elbaz : (rires). Genre, je glandais sur le tournage !
Comment s’est déroulé le casting ?
Pascal Elbé : Dans l’urgence ! La chance quand on est acteur, c’est qu’on connaît la partie. En relisant le scénario, j’ai fermé les yeux et j’ai tout de suite imaginé les uns et les autres. Je n’écris jamais en imaginant un acteur. C’est la meilleure façon de ne pas l’avoir. Un mec qui vous appelle en disant qu’il a écrit un film en pensant à vous, ça flatte tout de suite, mais juste après on flippe. Ça met trop de pression. Au fil du temps, je me suis tellement investi dans le film que j’en oubliais la source d’inspiration. Je cherchais une actrice pour jouer la femme de Vincent. Je voulais une femme qui fasse un peu ashkénaze pour trancher avec lui. Julie déplace tout de suite cette image d’élégance, en décalage avec lui. J’ai joué avec Anne Charrier dans deux scènes d’un film. En si peu de temps j’ai vu ce qu’elle réussissait à imprimer.
Vincent Elbaz : Elle est excellente !
Pascal Elbé : J’avais envie que l’autorité soit incarnée par une femme. Je venais de finir un film sur Ilan Halimi avec Zabou. Les personnages de Vincent et Zabou se séduisent à distance, ce que j’ai trouvé très intéressant. Mon fils, qui joue le rôle du fils de Gabriel, m’a fait découvrir Ludovic dans un clip du Studio Bagel. Le casting s’est fait assez spontanément et assez rapidement. J’avais croisé Grégoire Bonnet lors d’une lecture, je ne l’avais jamais vu au ciné et je ne regarde pas la télévision. Sur quelques répliques j’ai vu à quel point il était bon, comment il connaissait son travail. J’ai donc estimé qu’il fallait le faire venir de France même pour seulement une scène, celle où il interprète le voisin.
Dans le film, Gilbert dit à la fin que l’arme la plus puissante est le cerveau.
Pascal Elbé : Il a réussi à braquer des banques avec pour seule arme un téléphone. C’est vrai qu’il n’y a pas de violence, pas de preuve. Certaines grandes banques n’ont d’ailleurs même pas porté plainte car elles bénéficieraient d’une très mauvaise publicité sur la sécurité de leurs établissements. C’est aussi ça qui m’a séduit, qu’il ne laisse pas de trace écrite. Je n’avais pas envie de tourner un film de braquage. Marshall s’en est déjà très bien occupé.
Dans la série télé The Wire (Sur Ecoute), le personnage Omar Little, qui braque les dealers de Baltimore, répond à l’avocat de l’un d’entre eux que Omar a un fusil et que l’avocat a sa mallette, chacun étant un gangster à sa manière. Ne s’oriente-t-on pas vers une part grandissante de lacriminalité « par le cerveau » ?
Pascal Elbé : Il y a de moins en moins de braquages car il y a moins de liquidités dans les banques. On braque surtout des bijouteries. Aujourd’hui, les mafias recrutent à l’aide de « chercheurs de tête » des types comme Chikli. C’est du braquage « soft » mais avec des sommes beaucoup plus importantes. Aux États-Unis on fabrique des planches à billets, ici ce sont des mouvements d’écriture. Paradoxalement, ces braquages sont réalisés par des gens assez rétrogrades. Lorsqu’une femme a demandé à Chikli son code Iban, il a raccroché.
Vincent Elbaz : Ce n’est pas forcément un geek.
Pascal Elbé : Même pas du tout.
Vincent Elbaz : C’est très artisanal. C’est ça qui est intéressant dans le film, le côté pieds nickelés qui organisent ça entre frères par téléphone. Loin du Loup de Wall Street avec 500 mecs dans un bureau…
Pascal Elbé : Il sait faire parler les gens et saisir la faille. Une arnaque à l’ancienne avec des outils modernes.
Vincent Elbaz : Il y a d’un côté le manipulateur et de l’autre la victime, mais ce que Pascal a surtout réussi à capter c’est le lien par téléphone entre les deux. Et à se mettre dans toutes les failles. Mais il se met aussi dans les failles du système bancaire qui arrive à mettre de l’argent sur des comptes off shore. Donc, quand il demande, en tant que « président » à recevoir de l’argent sur un compte off shore, cela ne choque personne. Cette habitude qu’ont les banques de participer à des évasions fiscales et des arnaques !
Pascal Elbé : Si on est dans cette situation aujourd’hui avec Daesh, on est d’accord que si on creusait un peu plus, on verrait comment certaines banques… Lorsque Daesh a mis la main sur plusieurs banques en Irak, ils les ont utilisés pour effectuer des transferts internationaux. Et au bout du fil, il y avait bien entendu d’autres interlocuteurs. Lorsque les Turcs achètent leur pétrole, il faut bien que ça arrive sur des comptes. S’il y avait une vraie volonté de tarir la source première de Daesh, on y arriverait. La mondialisation avait du bon, le capitalisme a du bon, mais le néo-libéralisme a tout mis par terre. C’est quand même lui, par l’intermédiaire des banques, qui a ruiné le schéma mis en place pour essayer de partager un peu mieux les valeurs. La seule fois où je me suis fait avoir, c’est par une banque. À leur façon, ils ont aussi des interlocuteurs qui disparaissent après trois ans et qu’on ne peut pas attaquer. Il y a très peu de recours. Ils ont un arsenal pour se défendre et pour remettre à plat nos efforts.
Vincent Elbaz : Chikli se met dans une faille qui est existante et que j’appelle « les mauvaises habitudes des banques ». Ça ne les choque pas d’effectuer des virements sur des comptes off shore. Oui, on a le droit d’avoir des comptes off shore, mais il faut juste les déclarer. Lorsque Gilbert dit par téléphone qu’il achète une œuvre d’art à Hong Kong et qu’il a besoin d’un virement immédiat, la banque sait bien que cet argent ne va pas être déclaré ! Il se met donc dans cette faille. Et il obtient des résultats !
Comment procèdent les policiers lorsqu’ils découvrent l’arnaque ?
Vincent Elbaz : On m’a expliqué à la brigade financière que le but premier est d’aller chercher l’argent très rapidement. Sinon, l’argent va de compte en compte et disparaît. Il y a une course contre la montre assez intéressante.
Y a-t-il une bonne coopération internationale des services de l’ordre dans ce domaine ?
Vincent Elbaz : Chikli a été extradé vers la France. Oui, il y a une bien meilleure coopération.
Pascal Elbé : Israël en avait marre d’être pointé du doigt à cause de certains individus. Ils veulent nettoyer tout ça. Avant, pour ouvrir un compte, c’était assez simple, aujourd’hui il faut montrer patte blanche et fournir des garanties.
Vincent Elbaz : Israël, comme toute autre démocratie, fait appliquer ses lois, en matière de finances aussi. Des individus comme Chikli sont arrêtés.
Pascal Elbé : Gilbert a été arrêté, extradé. Il a fait de la prison et rencontré un producteur à qui il a réussi à vendre les droits ! l