Yohann Dorai est un des otages de l’Hyper Casher. Il témoigne dans un livre coécrit avec Michel Taubmann et dont nous publions un extrait (éditions du Moment).
« Kalach ! Kalach ! » hurle Rudy. À cet instant, mon ami ne voit pas le terroriste, mais seulement l’extrémité de son arme de guerre. Comment a-t-il pu reconnaître la kalachnikov ? Rudy s’y connaît en matériel militaire. D’un bond, il se retrouve à mes côtés. Je ne comprends rien à la situation. Lui non plus d’ailleurs. Mais je sens dans sa voix l’expression d’un danger mortel. Est-ce un peu avant ? Un peu après ? Au même moment ? On entend alors un bruit épouvantable, celui des détonations, assourdissantes. Il nous écrase. Aux tirs, se mêlent des hurlements comme jamais je n’en ai entendu. Secoué de tremblements, des pieds à la tête, je ne contrôle plus mon corps. Ai-je compris que nous sommes victimes d’une attaque terroriste ? Je ne suis pas en état de réaliser. Les autres otages non plus. Ils me le diront ensuite. De frayeur, je lâche les deux bouteilles de vin rouge que je tenais dans mes mains. D’instinct et la peur au ventre, je cours derrière Rudy qui se rue vers le fond du magasin en traversant les rayons. Occupé à menacer d’autres clients, le terroriste ne nous poursuit pas. Nous le sentons dans notre dos, à quelques mètres. Pris comme des mouches dans un bocal, nous puisons en nous-mêmes l’énergie du désespoir. « Viens, dit Rudy, je connais, je connais. »
Mon ami sait où il va. Par le plus grand des hasards, il a travaillé il y a une quinzaine d’années dans ces lieux, à l’époque où ils étaient occupés par un magasin d’autoradios. « Par-là, par-là, la sortie de secours », souffle Rudy. Nous courons une vingtaine de mètres jusqu’au fond du magasin, à travers les rayons des condiments, suivis par d’autres clients, une dizaine peut-être, hommes, femmes, enfants, tout autant paniqués. Je n’ai jamais couru aussi vite de ma vie. Et les autres non plus. C’est inimaginable ! Je ne sais toujours pas ce qui se passe. Mais j’ai peur de mourir. Pour la première fois de mon existence, je sens la mort venir. Reste l’instinct de survie. Et l’espoir, très mince, qui renaît en apercevant la sortie de secours. J’exerce une pression, la barre métallique s’enfonce, le mouvement de mon corps anticipe l’ouverture de la porte mais… elle ne s’ouvre pas. Rudy et moi appuyons de nouveau, plus fort, mais la porte ne frémit même pas. Je sens la pression physique de ceux qui me suivent et aussi leurs cris stridents dont l’intensité croît au fur et à mesure pendant ce moment interminable. La porte est bloquée. Je découvre, horrifié, qu’elle est traversée par une tige en acier scellée par deux cadenas ! « Putain, on ne peut pas sortir. » Hommes, femmes, enfants, leurs hurlements sont insupportables…
Passée la panique initiale, nous appuyons de nouveau puis donnons des coups de pieds de toutes nos forces, dix, vingt, trente coups de pieds. La sortie de secours ne s’ouvre pas. Rien à faire. Est-il normal que la sortie de secours d’un magasin soit fermée à double tour ? Je ne le crois pas. Il me semble qu’elle doit rester ouverte dans la journée afin de permettre au personnel et aux clients de sauver leur peau en cas d’incendie, de hold-up ou… d’attentat. Quelques semaines plus tard, en marge d’une réception des anciens otages au ministère de l’Intérieur, je poserai la question à une responsable de la chaîne Hyper Cacher en France. M’écoutant d’une oreille attentive, elle me donnera sa carte de visite. Un de mes amis l’appellera quelques jours plus tard en mon nom. Elle nous mettra en contact avec son avocat. Mais après réflexion, je ne donnerai pas suite. Une erreur a été commise. Peu importe. Je ne vais pas faire un procès à l’Hyper Cacher, victime lui aussi de la folie meurtrière de Coulibaly.
Un trou à rats Devant la sortie de secours irrémédiablement fermée, la panique cède la place au découragement. « Mon compte est bon. » Ma tête est en feu, mon esprit à la dérive. J’attends la rafale de mitraillette dans le dos qui viendra me terrasser. Je pense à ma grand-mère, morte il y a quelques années. Je sens une boule grossir dans ma gorge. Ma grand-mère était ce qu’on appelle dans la tradition juive une tsadeket, une personne juste, presque une sainte. Elle a toujours veillé sur moi quand j’étais petit. À voix basse, je l’appelle de toutes mes forces. « Mémé, me laisse pas crever ! » Mes sens se mettent en éveil. C’est foutu pour la sortie de secours, il faut échapper au tueur. « Suivez-moi, crie Rudy, suivez-moi ! » Il sait qu’il existe un espoir : le sous-sol. « Par là-bas, dit-il, par là-bas, vers l’escalier ! » On repart en courant, vers l’autre extrémité du magasin, jusqu’à l’escalier en colimaçon. Notre toute dernière planche de salut. Combien sommes-nous à nous y engouffrer ? Une douzaine ? Une quinzaine ? Très nombreux. Escalier étroit. Bousculade. Panique. Mais pas d’agressivité. L’Hyper Cacher n’est pas Le Titanic où certains naufragés étaient prêts à jeter les autres à la mer pour monter dans un canot de sauvetage, d’après ce que j’ai vu au cinéma.
Tous unis dans une même peur, nous hurlons, encore et toujours, incapables d’aucune autre expression. À mi-escalier, ne pouvant plus avancer, j’enjambe la rampe pour arriver plus vite au sous-sol sans avoir à pousser ceux qui me devancent. Là, je découvre notre ultime refuge, la réserve de l’Hyper Cacher. Couvrant en partie seulement la surface du magasin, elle paraît bien étroite pour le groupe de naufragés qui vient d’y échouer. À la droite de l’escalier, le long du mur, se trouve un monte-charge. À gauche, les toilettes, puis une armoire électrique. À côté, des palettes. Enfin, de l’autre côté de la pièce, on distingue une chambre froide et un congélateur où sont conservés les produits frais dans l’une, et les surgelés dans l’autre. Durant les premières minutes, règne une grande confusion. Nous ne savons rien du tireur et de ses motivations, d’ailleurs nous ignorons qu’il est seul. De là-haut, nous entendons des femmes crier : « Il veut la caisse ! Il veut la caisse ! » Un fol espoir nous traverse. « Sic’est un braqueur, dis-je à Rudy, il partira très vite avec son butin. » On se rassure comme on peut… Désorientés, désemparés, nous agitant dans tous les sens, combien sommes-nous dans ce sous-sol ? Une quinzaine, environ. Je retrouve Ilan, le mari de ma cousine, que j’ai salué en haut. Blanc comme un linge, il serre dans ses bras son petit garçon de 3 ans totalement prostré qui, pendant plusieurs mois, perdra l’usage de la parole. En regardant ce gamin, je pense à mes propres enfants. Les reverrai-je un jour ? Vont-ils se retrouver orphelins ? La vue de ce petit garçon suscite en moi une bouffée d’angoisse. Je ne veux pas mourir. Mais que pèse ma volonté face à la détermination d’un tueur ? Moi qui fume douze cigarettes par jour, j’ai envie de dévorer toute une cartouche. En attendant, j’allume une clope, Rudy fait de même. Progressivement, les cris baissent en intensité, chacun de nous ayant compris qu’ils accroissent le danger. Sommes-nous à l’abri dans ce sous-sol ? Sommes-nous au contraire dans un trou à rats à la merci des tueurs qui pourront nous abattre quand ils le décideront ?
Refuge ou tombeau ? Impossible de sortir de la réserve. Peut-on au moins s’y cacher ? Une préoccupation partagée par tous. Une nécessité. Question de vie ou de mort. Les possibilités sont limitées. Les rares cachettes sont occupées. Et d’abord les toilettes. Une femme s’y est enfermée. Mariée à un policier, elle est en contact avec lui, grâce à son téléphone portable. Lui donne-t‑il des conseils de prudence ? Craignant d’être vue à travers la serrure si elle s’installait sur la cuvette, elle va rester plusieurs heures assise par terre, la tête dans les genoux. Autre cache possible, le congélateur. Cinq occupants y ont pris place : un quinquagénaire, Jean-Luc, et deux jeunes femmes, Noémie, 25 ans, et Sarah, la trentaine, qui serre contre elle de toutes ses forces le petit Noam, son bébé de 11 mois. Blottis les uns contre les autres, ils paraissent terrorisés. Je les vois à travers la porte du congélateur restée ouverte.
Nous pensons alors à la chambre froide. Bien plus spacieuse que le congélateur, la température y est plus « clémente », légèrement supérieure à 0 °C. On y conserve les légumes frais et non les surgelés. Impossible de s’y cacher. Un simple coup d’œil nous apprend qu’elle ne ferme pas de l’intérieur. Où aller ? Nous vient alors l’idée de nous dissimuler derrière les palettes d’environ deux mètres de hauteur situées dans un coin de la pièce, contre un mur. « Il y a quelqu’un ! » nous informe une voix. Pas de place pour nous donc, derrière les palettes. Reste une solution : l’armoire qui abrite le compteur électrique. Une jeune femme, Carole, s’y est retranchée. Avec Rudy, nous la rejoignons. Avant d’y entrer, Rudy jette sa cigarette et me demande d’éteindre la mienne. « Sinon,dit-il, les tueurs vont nous repérer grâce à l’odeur de la clope. » Bien vu. Cette cache paraît bien fragile. La porte, impossible à fermer, reste grande ouverte. Carole va bientôt en sortir pour rejoindre les autres dans le congélateur. Refuge ou tombeau ? Nous n’en savons rien. Dans la réserve, les hurlements ont cédé la place aux chuchotements. Le silence qui s’installe est aussi glacial que le tumulte était terrifiant. Au milieu de la pièce, un peu perdues, il reste d’autres personnes qui ne sont pas cachées. Comprenant que la prise d’otages va durer, nous allons désormais vivre dans l’angoisse d’être découverts.
Yohann Dorai (avec Michel Taubmann), Hyper caché. Editions du Moment.