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France

Philippe Val : « Nous traversons des âges obscurs »

L’auteur de Malaise dans l’inculture revient avec C’était Charlie, livre d’hommage à ses anciens camarades où il parle de la peur, de la censure, du djihadisme et de la démocratie.

L’Arche : Un thème qui revient souvent dans votre livre c’est le combat par la culture. Lors d’une interview accordée à l’Équipe en 2010, l’humoriste Fellag, à qui on demanda s’il était content de la qualification de l’Algérie pour la Coupe du Monde, répondit que l’on construisait de nombreux stades en Algérie mais qu’il n’y avait que cinq théâtres. Le combat contre les intégrismes et nationalismes, contre le néolibéralisme sans limite et cette marchandisation de la société, passe-t-il par la culture ?

Philippe Val : J’avais déjà écrit un livre qui s’intitule Malaise dans l’inculture. Dans le quinquennat présidentiel précédent, Nicolas Sarkozy a eu l’idée de poser la question de l’identité. Déjà comme il est de droite, il n’a pas le droit de le faire. On peut lui supposer des dérives identitaires. Mais cette question est quand même intéressante. Qu’est-ce qui fait qu’on est ici ou là et qu’on s’y sent bien ou pas ? La question de l’identité est pour moi un mot piégé. Grâce à mon identité je ne suis pas comme toi, mais identité cela veut dire identique. Ce mot est complètement névrotique. Ce n’est pas l’identité qui est un problème, c’est la culture. Quelle culture partageons-nous ? Quelle culture nous fait jouir ? Je ne parle pas de culture au sens anthropologique, mais celui des Lumières : l’accès à la création artistique, littéraire, philosophique, politique… La culture en tant que production et acquisition de connaissances. Des connaissances libératrices puisqu’elles font reculer l’erreur. Aujourd’hui, savoir rouler sur un skateboard à Paris est une culture. Pour moi, il s’agit plutôt de lire Chateaubriand, de comprendre ce qu’a voulu faire Copernic ou Darwin. Cette culture a besoin d’être partagée chez un peuple démocratique.

Dans un État de droit, il faut qu’il y ait un certain nombre de gens qui la connaissent bien et sachent la diffuser. En deçà d’un certain nombre de gens qui n’ont plus la culture commune : La Fontaine, Shakespeare, l’histoire des sciences et des libertés, cela provoque le délitement et on ne sait plus pourquoi on est citoyen. Dans le traitement de l’apparition du salafisme dans ces vingt-cinq dernières années, on a choisi de se fouetter en disant : « C’est notre État de droit qui est coupable. » Donc, c’est ne pas revendiquer sa culture. La troupe anglaise de danse contemporaine Deviate a récemment joué un spectacle où un danseur s’adresse à la salle et demande : « Y a-t-il quelqu’un ici qui se croit plus intelligent qu’un Taliban ? » La salle du Théâtre de la Ville ne bouge pas, évidemment. Il répète sa question. Pareil. Le mec continue à danser sur son mur et ajoute : « Moi, je suis plus intelligent qu’un Taliban parce que je laisse ma femme faire ce qu’elle veut. Je ne la voile pas. Je ne bats pas mes enfants. Je ne les empêche pas d’aller à l’école. Je suis donc plus intelligent. »

Que dit-il au fond ? Que les gens n’ont pas osé revendiquer des évidences dont ils devraient être fiers. Ça aussi, c’est la culture. On n’affirme pas cette culture, qui n’est pas du tout une culture d’agressivité, mais une culture qui consiste à dire au bout du compte : vous êtes de telle origine, on peut le prendre en considération, c’est important, vous parlez telle langue, vous avez tel âge, vous êtes un homme ou une femme, hétéro ou homo, religieux ou pas, politisé à droite ou à gauche… tout cela vous constitue. Nous avons nos accords et désaccords, mais au-dessus de tout, il y a un truc qu’on partage qui est l’humanité, le rire devant des choses spontanées. La culture commune qui fait que lorsque vous lisez un auteur chinois du XVIIe siècle ou contemporain qui est marrant, vous pouvez éclater de rire. C’est le même que vous, l’autre, qui a écrit cela là-bas, à tel moment.

Était-ce ces différences justement, entre des gens comme Cavanna, Cabu, Charb… et vous qui faisaient la force de Charlie, sous le partage de valeurs communes ?

Il y avait avant tout la fidélité aux idées des Lumières qui consiste à affirmer qu’il y a un point de vue universel. Ce qui veut dire quoi ? Qu’on ne reconnaît pas comme légitimes l’essence commune dans un groupe. Le groupe femme n’a pas d’essence. L’individu-femme ne partage pas une essence différente que l’individu homme et vice-versa. Pareil pour le groupe homosexuel, juif, musulman, arabe, footballistique… Il n’y a que des essences singulières. Et c’est le point commun. C’est la découverte de l’altérité et de cette humanité qu’on partage. Cet universalisme était dans la charte du journal. Ce qui fait que bon gré mal gré, on restait ensemble. Même si pour certains, ça posait de sacrés problèmes ! C’était Charlie est un livre d’amour parce que j’aimais ces gens, même si certains n’étaient pas mes amis.

Il y avait des amis et d’autres qui étaient surtout des compagnons de route.

Je n’aurais pas passé mes vacances avec tous, mais j’admirais leur talent, je les aimais, j’ai tout fait pour qu’ils réussissent, qu’ils se sentent libres, qu’ils fassent des progrès et conquièrent un public. C’était mon job. Je l’ai fait avec passion. C’était parfois difficile d’en appeler à l’universalisme tout le temps.

Vous parlez dans le livre de certains échanges très virulents au sein de la rédaction, comme lors des débats sur le Kosovo.

Les mêmes qui prétendent aujourd’hui que je suis « islamophobe » sont les mêmes qui à l’époque ont commencé à me taper dessus parce que je défendais des musulmans d’Europe. Ma cohérence est que je défendais l’humain menacé, peu importe son origine ou sa foi. Ma rupture avec une partie de la gauche est venue parce que je défendais les musulmans. Ce n’était pas les bons.

Y a-t-il une évolution des formes de censure ?

L’entrée dans l’État de droit, c’est la liberté d’expression, de publication, d’information et de création. En France, cela se situe vers 1881. Pendant des siècles, les pouvoirs religieux, politiques et politico-religieux pour certaines régions, ont exercé une censure. L’église pouvant s’opposer à la publication de nombreux livres. On se demande encore comment les Essais de Montaigne ont pu passer au XVIe siècle ! La censure s’exerçait de manière verticale et descendante : le pouvoir décidait de ce qui devait être imprimé ou pas. Il y avait une référence perpétuelle au pouvoir. On voit ça au XVIIIe siècle pour Diderot, Voltaire, d’Alembert… Au XIXe siècle pour Les Fleurs du Mal, Mme Bovary. Ensuite, le pouvoir a compris qu’il ne pouvait s’exercer avec un peuple pas trop con que s’il était consubstantiel à la liberté d’expression. Et qu’il allait découler de cette liberté d’expression. Le pouvoir s’y est converti parce qu’il n’était plus viable autrement. On s’y est habitué. On peut dire tout ce qu’on veut. La censure aujourd’hui vient d’en bas.

Tout a changé avec la publication des caricatures de Mahomet. Le monde démocratique a changé parce qu’il subit une vraie censure, ce que peu de gens ont relevé. Je l’ai personnellement éprouvé. Je raconte dans le livre comment certains confrères se dégonflent. Ils jugent que « ce n’est pas opportun »… Alors qu’il y a des menaces de mort et qu’on ne peut pas se plier à ça dans une démocratie. C’est une valeur fondamentale. On a nié cette censure. On a dit qu’il s’agissait « d’une forme de politesse et de respect ». De respect de quoi ? De salafistes qui enferment leurs femmes et battent leurs gosses, qui tuent les homosexuels et les juifs ? En démocratie on ne respecte pas cela, on le combat. Bien sûr qu’il faut respecter les musulmans, mais pas les salafistes. Si certains pensent que les musulmans ne peuvent pas faire la part des choses, c’est qu’ils sont racistes. Échappent-ils au droit commun ? Il ne faudrait donc pas dire du mal des barbares et des nazis qu’on retrouve aussi chez les musulmans parce que les autres musulmans risquent de se prendre pour eux ? Si on me dit que dans la Manif pour tous il y a un tas de fachos qui n’ont rien compris à l’acquisition des libertés je ne vais pas penser que l’on s’attaque aux chrétiens !

Curieusement d’ailleurs ceux qui vous ont accusé d’être islamophobes négligent le fait que la plupart des unes de Charlie consacrées à la religion parlent du catholicisme.

95 % des dessins et la plupart des procès que nous avons eus. Les gens de notre milieu ont préféré habiller leur prudence concernant les extrémistes musulmans, disant que cela n’a rien à voir avec l’islam. Mais si les chrétiens disaient que les Croisades, l’Inquisition, la Saint-Barthélemy, l’Action française lors du procès Dreyfus… cela n’avait rien à voir avec le christianisme, on passerait pour de vrais cons ! Bien sûr que cela a à voir avec le christianisme et que cette religion doit régler ce problème en son sein. Il n’y a pas de honte à réformer les religions qui traversent des âges obscurs et qui en sortent encore avec des grandes obscurités canoniques en elles. Il faut virer du dogme, comme Jean XXIII a fait quinze ans après la Shoah, supprimant lors de Vatican II le dogme affirmant que les juifs sont un peuple déicide. Il faut pouvoir le faire. Cela a provoqué un schisme au sein de l’Église mais maintenant on peut clairement identifier ces marginaux.

Ceux qui veulent changer de société agissent aujourd’hui avec une grande violence. Y a-t-il encore des mouvements qui envisagent un dépassement des systèmes en place pour une utopie de type l’An 01 imaginée par Gébé ?

Personnellement, je me méfie des non violents et des pacifistes car il n’y a pas plus dangereux qu’eux. Leur cause est tellement bonne qu’ils sont prêts à tuer tout le monde pour elle. Ils sont tellement enfoncés dans le bien qu’ils me font peur. Quand je vois ce qui s’est passé place de la République, lorsque des militants verts extrémistes ont pris des objets déposés en mémoire de ceux qui sont morts dans les attentats et qu’ils les ont jetés à la tête des flics, c’est identique à une profanation de cimetière. Personne ne s’est scandalisé de cela ! C’est énorme d’agir ainsi. Ça me dégoûte autant que le djihadisme, même si cela n’a pas les mêmes conséquences. Le mouvement barbare du mépris de l’autre au nom d’une cause, agir de manière inhumaine au nom de la nature est pire que tout. Au nom « d’une loi inscrite dans la nature ». Il n’y a pas de loi inscrite dans la nature. La loi est humaine. Elle est ce qu’on en décide. C’est notre liberté. Les gens qui défendaient l’An 01 autrefois sont tombés de plus en plus loin dans la vision d’un système dont ils ne seraient pas. Il n’y a pas de système. Et comme par hasard, le système ce n’est pas la Russie, ni l’Iran ou l’Arabie saoudite qui exporte le salafisme, mais les démocraties. C’est devenu insupportable !

N’y a-t-il pas d’ailleurs un maquillage aujourd’hui des responsabilités lorsqu’on observe le « zèle patriotique » exprimé par le Qatar, le temps d’un match au PSG, en prenant des photos de l’Émir avec les politiques français et en organisant une distribution de drapeaux ?

Ça restera un mystère. On peut l’expliquer par le pétrole, le fait que leur puissance financière extraordinaire permette de sauver l’économie de l’armement de pays comme la France qui leur donne le droit de faire certaines choses. J’avoue ne pas comprendre les relations de Chirac, puis Sarkozy et Hollande avec l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que Daesh est une mise en pratique bordélique de ce qu’ils ont réussi à faire dans l’ordre relatif en Arabie saoudite.

N’était-ce pas avant tout une démarche première de destruction des cultures et systèmes politiques dans le monde arabe de la part de ces pays, comme lorsqu’ils financèrent les islamistes lors des élections tunisiennes, leur permettant ainsi d’arriver au pouvoir ?

Bien sûr ! Ça a commencé en Algérie dans les années 80. Le processus d’arabisation sous Chadli Bendjedid motiva la venue d’imams d’Arabie saoudite qui ont endoctriné des gosses. Quand ces gosses ont eu vingt ans, cela a donné le FIS et le GIA. Ils ont fanatisé une génération qui a provoqué la mort de 200 000 personnes. Ça aurait dû nous servir de leçon. Mais non. Certains écrivaient que c’était de notre faute, que ce n’était pas les islamistes mais la sécurité algérienne qui égorgeait… tout un tas de sottises négationnistes. La peur incite certains intellectuels à donner des gages à l’ennemi, à les flatter. Mais heureusement, il y a d’autres intellectuels qui font un travail remarquable, comme Boualem Sansal, Kamel Daoud, Elisabeth Badinter, Alexandra Laignel-Lavastine, Gérald Bronner. Mais ils sont un peu seuls dans leur coin et se font régulièrement taper dessus. Peu de journaux leur ouvrent leurs portes.

Était-ce un peu la force de Charlie, de ne pas pendre de publicité, de ne pas être encarté, comme Mad Magazine, son confrère américain dont il s’est inspiré ?

Le rire qui est contenu dans la grande pensée a déserté aujourd’hui. Les grands penseurs sont tous drôles : Shakespeare, Balzac, Proust… Mais c’est un humour qui se met dedans. Lorsque j’écoute aujourd’hui les humoristes à la radio ou à la télé, je ne ris pas. J’ai l’impression qu’ils se croient très intelligents, qu’ils regardent le monde par un trou de serrure en se disant « qu’est-ce que je suis intelligent ! » C’est un humour de voyeur, le contraire de gens comme Lubitsch qui sont dans le monde et non en dehors.

Ils ont des cicatrices, du vécu.

Oui, et ils partent de la nature humaine et non d’un point de vue cynique et voyeur. Je n’ai pas envie qu’on me fasse rire facilement. Le rire est une surprise. Certains préfèrent rire d’un tel parce que tout le monde le fait. Le type en question a la meute au cul, laquelle rigole de sa participation à la meute. Les meutes, je les hais !

Un peu ce que Desproges disait lorsqu’il était interviewé par Denisot, affirmant que pour provoquer le rire, il fallait qu’on le surprenne, montrant une scène du film de Mel Brooks Blazing Saddles où un malfrat assomme un cheval d’un coup de poing juste avant d’entrer dans un bar.

L’inattendu est formidable. C’est du boulot. Il faut beaucoup de liberté intérieure pour être drôle. C’est un grand travail sur soi. Il ne faut pas avoir peur d’être très mauvais, de se planter. C’est très libre et fraternel. Il faut faire confiance à l’autre. Dans les métiers publics, il faut penser que l‘autre est comme un ami très intelligent qui va comprendre plus que ce que l’on sait. L’universalisme est de penser que ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous sépare. Qu’on doit bâtir les emplacements du reste en fonction de cela. !

Philippe Val, C’était Charlie. Editions Grasset.