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Littérature

Des rabbis, des saints et des couturières

Le Rav Adin Steinsaltz était à Paris à l’occasion de la sortie de son nouveau livre « Mon maître, Le Rabbi » paru aux Éditions du Cerf (traduit de l’ouvrage en anglais « My Rebbe » par Michel Allouche). Entretien.

 

L’Arche : On vous connaît en France depuis plus de 25 ans, grâce au Talmud traduit et commenté en français, à vos émissions à la télévision et à la radio ainsi qu’à vos nombreux livres traduits en français. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la France ?

Adin Steinsaltz : Voyez-vous, je crains que mon regard ne soit pas des plus positifs ou élogieux… Il me semble que la France ressemble un peu à une personne âgée qui se trouve sur le point de prendre sa retraite, voire qui l’a déjà prise. La France de la Révolution n’est plus. Pays entre deux âges, elle fait face aujourd’hui à de nouvelles menaces de la part de « fondamentalistes » ou « extrémistes » musulmans, bien que cette appellation ne me paraisse pas tout-à-fait exacte. Je n’exerce pas vraiment le métier de psychologue, mais il me semble que tous ces jeunes enrôlés par l’État islamique et qui tuent sans compter ont perdu leur voie. Ce sont plutôt de misérables créatures, en besoin urgent de soutien psychologique.

 

S’agirait-il d’un mauvais messianisme, d’un messianisme dévoyé ?

Je ne pense pas que l’on puisse évoquer à propos de l’État islamique une quelconque forme de messianisme. Son objectif serait plutôt de ressusciter un certain passé. En vérité, eux-mêmes ne respectent pas les lois fondamentales de l’islam qui interdisent de tuer des enfants ou des femmes. D’une certaine façon, ils me rappellent le groupe terroriste Baader-Meinhof, la bande à Baader. La religion islamique comporte pourtant de très beaux aspects qu’ils ignorent totalement. L’islam, comme civilisation, n’est plus dans son âge glorieux. Certes, il existe des pays arabes extrêmement riches grâce au pétrole. Mais c’est un peu comme lorsqu’on donne trop d’argent à enfant, et qu’il finit par tout gaspiller. Quant à ces terroristes musulmans, ils ne représentent même pas un islam fanatique, c’est un peu comme s’ils avaient été inspirés par de mauvais films de science-fiction. Mais pour la France à laquelle je reviens, tout cela n’a rien d’une plaisanterie. Le problème est que, pendant longtemps, la France a ignoré le problème. Aujourd’hui, tous les rêves, quels qu’ils soient, semblent s’être envolés pour laisser la place à une situation tragique et sanglante.

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Dans votre livre, vous évoquez plusieurs fois la notion de « tikoun haolam », de réparation du monde. Or aujourd’hui en France, on rappelle plus souvent la philosophie d’Albert Camus : le problème n’est pas tant de réparer le monde mais plutôt de le préserver, d’empêcher son effondrement.

C’est exactement ce que j’avais en tête en comparant la France à un retraité. Elle ne cherche plus à agir, ses espoirs ont disparu, pas même celui de créer une version française de l’islam. Beaucoup de ces gens qui ont rejoint la France sont négligés et rien n’est fait pour eux, J’éprouve quant à moi une certaine pitié pour tous ces êtres humains abandonnés.

 

Pensez-vous donc, à l’instar du Rabbi de Loubavitch, qu’il existe un besoin pressant pour ce fameux tikkoun haolam, cette réparation du monde ?

À n’en pas douter, le Rabbi désirait ardemment un monde meilleur, c’était là sa mission ; et il ne se suffisait pas de ce simple objectif, de le préserver ou d’empêcher son effondrement. Il exigeait sans relâche d’agir plus, d’agir encore et toujours plus.

Un jour, lors d’un entretien personnel avec lui, je lui fis part de mon opinion à propos d’un certain sujet. Le Rabbi souhaitait de temps à autre prendre mon avis, chose assez inhabituelle. Je lui dis alors très franchement : « Rebbe, vous êtes capable de travailler 22 heures sur 24. Chaque jour, vous lancez une nouvelle idée, une nouvelle campagne. Les gens ne parviennent plus à vous suivre et sont fatigués. Ne les mesureriez-vous pas, par trop, à l’aune de vos propres capacités ? ». Je suppose bien sûr que je ne lui ai rien appris et qu’il en était conscient…

 

Élie Wiesel a pu dire qu’il admirait la dvékout, la piété du Rabbi. Est-ce votre cas également ?

Certainement. Mais il y a bien plus que cette piété. Le Rabbi était certes un grand homme, un grand dirigeant, mais ce qui me frappe avant tout, c’est qu’à l’inverse de bien d’autres, il avait renoncé à toute forme de vie privée. En vérité, comme je le mentionne dans mon livre, le Rabbi ne souhaitait pas devenir le leader du mouvement Habad. Il aurait de loin préféré garder son intimité tout en demeurant un hassid dévoué. Lors de ses années passées à Berlin, comme me l’a confié une de mes connaissances qui en fut le témoin, il lui arrivait de discuter, notamment avec son épouse, des grands classiques de la littérature russe et ce, pendant plusieurs heures ; il s’intéressait pareillement à l’art. Une fois devenu Rabbi, il abandonna tout pour consacrer 100 % de son temps au mouvement. Dans le passé, le mouvement Habad était, en pratique, le mouvement de tel ou tel Rabbi. Changeant sa profonde nature et mû par une abnégation absolue, le Rabbi finit par se confondre lui-même avec le mouvement Habad, il en devint le moteur.

 

Votre livre est rempli d’admiration, voire d’amitié, avez-vous pensé un jour lui succéder ?

Admiration, sans doute, le terme amitié ne me paraît cependant pas approprié. Ce bruit que je pusse lui succéder a effectivement pu courir dans certains journaux. J’avais alors répondu que j’avais plus de chances d’être couronné roi de Pologne… Devenir président de la République française, avec tous les avantages mais aussi le dur labeur que cela sous-entend est sans doute une chose. Néanmoins, devenir Rabbi à l’image du Rabbi de Loubavitch, représente tout-à-fait autre chose, bien plus que n’importe quel individu soit capable d’assumer, fût-il des plus exceptionnels. À l’instar d’un prophète : davantage qu’un simple être pieux, ce dernier abandonne son âme entière, sa propre identité pour se fondre dans la divinité. Un commentaire hassidique des plus anciens se rapporte au verset biblique (Rois II 3, 15) : « Alors que le musicien joue de son instrument, l’esprit de Dieu s’empara du prophète. » Et de proposer de lire ce passage ainsi : il ne s’agirait pas du « musicien » mais bien de l’instrument de musique, un instrument qui jouerait tout seul. Le verset ne fait cependant pas l’éloge de l’instrument de musique, mais de l’homme qui se confond entièrement avec l’instrument porté vers la mélodie, la prophétie et la prière.

 

En quoi consista sa contribution essentielle, à vos yeux ?

Cela me paraît clair et je pense l’avoir bien décrit dans le livre. Le judaïsme était effectivement en position de retrait pendant de nombreuses années. J’ai un jour prononcé un discours devant des cardinaux. J’y constatais que la chrétienté était, elle aussi, en retrait et que les églises étaient de moins en moins fréquentées, notamment par les jeunes. La société européenne n’est plus une société chrétienne et se rapproche de plus en plus d’une société païenne, revenant en quelque sorte aux dieux d’antan. En bref, ce que le Rabbi a accompli, c’est d’amener les juifs et leur judaïsme à passer de cette position de retrait, de défense à une position plus offensive et plus active.

 

Un chapitre de votre livre est consacré à l’être saint et vous y affirmez, donnant l’exemple de Job, que nul n’a besoin d’être juif pour être qualifié de saint. Parmi les gens que vous avez rencontrés, quels sont ceux que vous qualifierez de saints ?

Si oui, ce serait en quantité mesurée… Peut-être parce que je rencontre un peu trop de politiciens et… de journalistes ! En revanche, je distingue parfois de tels êtres saints au travers de simples personnes dans la rue. Certains êtres n’ont nul besoin de se voir décerner le titre de saints par l’Église, ils le sont de par eux-mêmes. Il peut s’agir de tel individu qui vous vend des falafels en pleine ville. Un jour, quelqu’un en visite à Jérusalem est venu me demander conseil sur la manière d’occuper son temps pendant les quinze jours que devait durer son séjour. Peut-être s’attendait-il à ce que je lui propose de passer son temps dans une maison d’études mais je lui conseillai : « Promène-toi dans les rues de Jérusalem, tâche de rencontrer des hommes ou des femmes les plus simples, le boulanger, l’épicier, le cordonnier, le passant et essaie d’entretenir une conversation avec eux. Et n’oublie pas de prendre note de tout ce que tu entends d’intéressant. » Trois ans après, il revint vers moi et me montra un gros cahier rempli de notes – véritables perles de sagesse et de saintes paroles – qu’il avait consignées lors de toutes ses rencontres. Il est donc possible de découvrir, parmi tous ces simples gens, des personnes saintes. J’ai pu moi-même rencontrer plusieurs dirigeants de différentes religions au cours de conférences menées en commun. J’ai même rencontré le Daïla Lama ou encore sir Isaïah Berlin. Des personnages sans conteste respectables, agréables ou intelligents. Mais je ne peux les qualifier de saints.

 

Un être saint, semble-t-il, doit être forcément religieux, ou peut-il s’agir d’une personne séculière ?

Je pense que la chose n’est pas impossible. Ma propre mère n’était pas religieuse mais elle possédait le cœur d’une personne sainte. Cela a souvent à voir avec la manière dont le cœur et la tête sont reliés. Certains peuvent avoir la tête d’un être saint, leur esprit peut être animé de saintes pensées, mais leur cœur est foncièrement mauvais et ils se comportent comme des animaux. Pour d’autres, bien que ce soit plus rare mais non moins douloureux, c’est le contraire qui se passe. Leur mode de vie, leurs émotions ressemblent à ceux d’une personne sainte mais ils demeurent incroyants. Ma maman aurait pu réciter les téhillim, les Psaumes de David, avec une kavana, une intention des plus élevées, mais elle s’en abstint car elle faisait partie du siècle incroyant, dans lequel la foi en Dieu avait été bannie. Elle habitait un quartier de Jérusalem extrêmement religieux et de nombreuses jeunes filles voisines venaient travailler chez elle pour l’assister dans son métier de couturière. Lorsqu’elle décéda, j’ai pu voir ces mêmes jeunes filles religieuses revenues cinquante ans plus tard pour la pleurer de tout leur cœur, au simple souvenir de sa personne. Il y avait là un spectacle surprenant : ces femmes qui, a priori, avaient une notion précise de ce qu’on appelle une personne sainte ignoraient pour un moment leurs propres critères et faisaient fi de l’apparence extérieure de ma mère : elles n’en retenaient que sa dimension intérieure. C’est pourquoi j’ose affirmer qu’une personne peut apparaître comme incroyante et malgré tout être sainte.