De Hatufim à Homeland, Gideon Raff a marqué les esprits. Il prépare actuellement d’autres séries. Rencontre.
Gideon Raff, le « show runner » de Hatufim (Prisonniers de guerre) est sans doute le premier Israélien qui parvienne à convaincre Hollywood d’adapter sa série. C’est ainsi qu’Hatufim devint Homeland, avec tout le succès qu’on lui connaît. Mais Raff à bien d’autres cordes à son arc avec deux autres shows : Tyrant, le portrait d’un despote du Moyen-Orient dans le pays fictif d’Abuddin et Dig, un thriller archéologique, sorte de Da Vinci Code, qui se déroule à Jérusalem. Enfin, il s’apprête à tourner un film intitulé Operation Brothers qui retrace l’incroyable exfiltration des juifs d’Éthiopie au tournant des années 80. Cet ex-parachutiste dans l’armée est également un ardent militant de la cause gay, qu’il défend dans la vie comme dans ses séries télé. Rencontre à Tel-Aviv avec l’un des réalisateurs israéliens les plus populaires, chez lui comme à l’étranger.
L’Arche : Lorsque tu as commencé à tourner Hatufim, Gilad Shalit prisonnier depuis plusieurs années n’était pas encore rentré de captivité. Comment as-tu forgé cette certitude qu’il reviendrait un jour vivant au pays ?
Gideon Raff : Quand la série a commencé à être diffusée, elle a immédiatement été sujette à controverse, car à l’époque nous avions trois prisonniers de guerre israéliens. Il y avait Gilad Shalit, bien sûr, mais également Ehud Goldwasser et Eldad Regev, qui nous ont été retournés du Liban dans des cercueils par le Hezbollah. Cela prêtait à controverse, car c’était ce que vivaient les gens à l’époque et beaucoup trouvaient que nous n’aurions pas dû en faire une série télé lorsque cela faisait encore souffrir tant de gens. Mais si nous avions suivi leurs objections, cela n’aurait jamais été le bon moment en Israël, car il y a toujours un prisonnier de guerre. C’est justement pour cette raison que cela me semblait aussi crucial. Gilad est rentré précisément le jour où nous avons fini de tourner le dernier épisode de la saison 2. Le détail troublant, c’est qu’il était vêtu exactement de la même chemise que celle que portait Uri dans le tout premier épisode d’Hatufim. Et, effectivement, Gilad m’a contacté quelques mois plus tard et nous nous sommes vus à diverses reprises. Je l’ai invité à visiter le plateau de tournage de Homeland, lorsque nous filmions la seconde saison en Israël. Il s’est même fait photographier en train d’étrangler Abu Nazir (le super-méchant terroriste de la série) !
Dans tes séries, le Proche-Orient est omniprésent.
Après Hatufim, je devais faire Homeland puis Tyrant puis Dig et toutes ces séries ont, c’est vrai, le Proche-Orient pour toile de fond et racontent des histoires qui s’y déroulent. Il y a un je ne sais quoi ici qui porte cet élément aussi dramatique que complexe. Complexe, car parfois en Occident on ne juge qu’en termes de bon ou de méchant, de noir ou blanc ; cette grille de lecture ne peut pas s’appliquer au Moyen-Orient. C’est l’opposé exact de la loi et de l’ordre, c’est l’opposé de « si un type fait quelque chose de mal, il sera alors puni à la mesure de son acte ». C’est toujours : « quelqu’un veut faire quelque chose de mal et si on parvient à l’arrêter, un autre encore pire va alors commettre un acte encore plus grave ». Les choses ne sont jamais aussi simples qu’en Occident.
On n’a pas l’habitude de voir Jérusalem en plateau de tournage. C’est pourtant ce que tu réussis avec au moins deux des trois séries télé. C’est compliqué de tourner dans les rues de ton propre pays ? As-tu reçu des menaces ?
Nous avons été menacés notamment par le BDS (Boycott désinvestissement sanctions), ils ont manifesté à diverses reprises sur les lieux de nos tournages, ils ont même tenté de nous empêcher de filmer. Heureusement, nous sommes assez forts et suffisamment déterminés. Ce qui est vraiment fascinant dans le fait de filmer Jérusalem, c’est qu’il faut d’abord relever le défi de tourner dans une ville aussi peuplée de fidèles qui prient tant de religions différentes, de différentes sectes, de gens distincts qui n’ont en commun que leur absence d’intérêt pour ce que nous faisons. Mais c’est le fait de les capturer à l’image dans Jérusalem qui nous a dicté la manière dont nous filmions ces séries. Tu pars caméra à l’épaule et tu poursuis l’acteur, mais tu n’as aucune idée de ce que tu vas obtenir. C’est complètement imprévisible. On n’avait aucun moyen de contrôler le jeu des figurants, par exemple. Nous avons filmé dans des tunnels vieux de 3 000 ans, à peine assez larges pour laisser passer une seule personne, alors tu imagines toute une équipe de tournage ! Heureusement Nir Barkat, le maire de Jérusalem, a toujours soutenu notre projet. Il nous a donné accès à des lieux où, non seulement nul n’avait jamais tourné auparavant, mais aussi d’autres qui n’ont même jamais été ouverts au public. Je suis né et j’ai grandi à Jérusalem, c’était donc très émouvant pour moi de travailler dans ma ville.
Dans Homeland, un des trois héros de la série est juif, Saul Berenson. De qui t’es-tu inspiré pour créer ce directeur juif de la CIA que tu envoies à Islamabad au Pakistan où nos coreligionnaires ne sont pas forcément toujours les bienvenus ?
Saul est le personnage adapté de Haïm Cohen dans Hatufim (le psychologue de Tsahal qui mène l’enquête sur Nimrod et Uri après leur retour au pays). C’est mon co-producteur dans Homeland qui a tenu à ce que ce personnage soit juif. Pour moi, de toute façon il a toujours été juif, puisque Saul Berenson c’est Haïm Cohen alors que Carrie Underwood (Claire Danes) est Iris dans Hatufim. Que Saul soit juif à la base n’est pas mon idée, mais je l’ai trouvée géniale.
Parlons de Tyrant. Je n’avais jamais vu une série aussi précise en géopolitique sur le Moyen-Orient. Y compris au niveau des dialogues, comme lorsqu’on entend cette fille déclarer : « Savez-vous ce qui terrifie le plus les soldats du Califat : une femme l’arme au poing ! » C’est ce que disent aujourd’hui les femmes kurdes qui se battent contre Daesh.
J’ai imaginé Tyrant en songeant à toutes les subtilités du Moyen-Orient. Un jour je regardais les infos chez moi à Tel-Aviv ; c’était au tout début de la guerre civile en Syrie. Le Président Assad venait d’assassiner 400 personnes. Tout le monde à la télé, tous les leaders du monde ont souligné combien c’était un tueur de masses qu’il fallait destituer. Et je me souvenais que quelques années auparavant, à son arrivée au pouvoir, tout le monde s’en réjouissait, y compris en Amérique et en Israël. Car il avait été élevé en Occident, il avait suivi ses études à Londres, épousé une femme anglaise, certes d’origine syrienne, mais néanmoins de nationalité britannique. Ils croyaient qu’Assad rapporterait ces valeurs occidentales en Syrie. Il l’a fait… du moins au début. Mais très vite, il devint ce tueur de masses. Là, je me suis dit que cela constituerait une histoire forte à raconter. Au Proche-Orient, on ne choisit pas la meilleure solution, mais la moins mauvaise. C’est pour toutes ces raisons que j’ai eu envie de faire Tyrant et de confronter les esprits occidentaux à la complexité extrême de cette région.
Dans Tyrant, Assad est un mélange des deux frères ennemis Bassam et Jamal.
C’est exact. Mais pas seulement Assad, car de nombreux tyrans de la région sont issus de fratries qui n’étaient pas spécialement les héritiers de leurs parents ou qui n’étaient pas supposés accéder au trône, comme le roi Abdallah, par exemple. Ils n’étaient pas supposés devenir des leaders, pourtant à cause d’événements extérieurs ils le deviennent. C’est un patchwork de nombreux chefs d’État du Moyen-Orient, il ne s’agit pas seulement de la Syrie. Dans Tyrant, on montre un business familial où le fils succède au père, sauf que ce business tue des tas de gens. Ce sont souvent des gens qui aiment leur pays au point de vouloir s’y identifier et de penser qu’ils sont le pays à eux seuls. Moubarak en Égypte s’appropriait le pays en clamant « Je suis l’Égypte ! » Ce ne sont pas des malades mentaux qui s’emparent du pouvoir et qui ensuite en soutirent les ressources. C’est souvent une famille qu’on a aidée à régner. Le « on » étant en fait l’Occident qui ne peut nier sa responsabilité en la matière. Il faut prendre en compte que, la plupart du temps, l’alternative aux tyrans ce sont les islamistes, des gens qui appliquent la charia. En Syrie, en Égypte, et assurément en Jordanie, les tyrans sont ceux qui protègent le plus les droits des femmes, les droits des gays, les droits des minorités, comparés à l’autre alternative des Frères Musulmans ou de leurs clones.
À la dernière Gay pride de Jérusalem un extrémiste religieux a poignardé des participants innocents et une jeune juive a été sauvagement assassinée.
Tu sais, l’exemple de cet orthodoxe frappé de démence qui a commis cet acte aussi horrible que tragique n’est en aucun cas révélateur de l’état des droits des gays en Israël où c’est majoritairement accepté. Tel-Aviv est classée en tête des villes pro-gays au monde. Mais tout ce qui nous entoure n’est que ténèbres en matière de droits des homosexuels. À Téhéran, on pend des gamins de 14 ans à des grues pour ça et Daesh balance des gays vivants du haut des immeubles… comme nous le montrons dans Tyrant. Je tenais à explorer cette dimension-là, étant moi-même gay.
Parlons du film sur lequel tu travailles actuellement Operation Brothers, consacré au sauvetage des juifs d’Éthiopie par Israël dans les années 80.
J’en suis encore à la production et je finis de rédiger le scénario. J’ai passé énormément de temps en recherches, à rencontrer les acteurs des opérations qui m’ont inspiré, comme des agents du Mossad qui étaient à l’époque en Éthiopie, mais aussi des officiers de la marine et de l’aviation. Et bien entendu beaucoup de juifs éthiopiens qui avaient participé à ce périple tout simplement miraculeux. C’est avant tout une histoire de courage et de bravoure pour une communauté qui n’a jamais renoncé à son rêve de voir un jour Jérusalem. Mais, au-dessus de tout cela, c’est aussi l’histoire du seul pays, Israël, qui n’ait jamais baissé les bras, dans toute l’Histoire de l’Afrique, lorsqu’il voyait des innocents se faire massacrer. Ce qui s’est passé à Paris et qui était absolument horrible se produit chaque jour en Afrique. Lorsque des gens sont victimes de famine ou massacrés ou encore découpés vivants à la machette, le reste du monde a un devoir d’ingérence pour intervenir et dire : ça suffit ! Pas en se contentant d’envoyer trois représentants de l’ONU, sans aucun pouvoir. En Israël, à cette époque, Menahem Begin qui était un rescapé des camps, un survivant à l’Holocauste, a dit : « Je ne vais pas rester indifférent lorsque mon peuple se fait massacrer. Ramenez-les juifs éthiopiens en Israël ! » C’est ainsi qu’est née cette incroyable opération de sauvetage qui n’a rien perdu de son acuité par rapport à tout ce que nous vivons aujourd’hui en Syrie avec la crise des réfugiés. Puisse cette histoire où Israël a su rapatrier une tribu entière des siens être un exemple pour d’autres pays. Dans ce film, je me concentre sur ce qui s’est passé juste avant les opérations Moïse et Salomon, au tout début des années 80, lorsque quelques centaines de juifs ont pu être exfiltrés via le Soudan durant une opération navale de la marine israélienne.
À quoi ressemble ton avenir ?
J’ai un gros projet de mini-série pour HBO, mais, hélas, je ne peux pas encore en parler. Je travaille aussi sur une belle histoire d’espionnage avec un producteur français : Alain Goldman (99 Francs, Les rivières pourpres, La rafle etc.). Et, de plus, je travaille sur un autre film intitulé Turn of Mind pour la Fox, l’histoire d’une femme de 60 ans atteinte d’Alzeimer. Contrairement à tous les films qui traitent de cette maladie, celui-ci est un thriller. Dans le laps de temps qui lui reste, elle essaye de savoir si elle a vraiment tué la personne qu’on l’accuse d’avoir tuée. !