Pour les derniers jours de l’exposition et la rétrospective consacrée à Martin Scorsese à la Cinémathèque, il semblait important de revenir sur l’immense œuvre de Bernard Herrmann, le compositeur de la bande originale mythique de « Taxi Driver ».
Né à New York en 1911, il est l’un des géants de l’Âge d’Or d’Hollywood à être passé maître dans la composition musicale à l’écran. Le duo qu’il compose, de 1955 à 1966, avec Alfred Hitchcock donne lieu à des chefs d’œuvres comme « Vertigo », « Psychose », ou « North by Northwest ». Il est admiré et redécouvert ensuite par toute une génération de jeunes cinéastes (Scorsese, De Palma, Coppola, Spielberg) incarnant le « Nouvel Hollywood ». Sa musique est encore citée et utilisée par de nombreux cinéastes et compositeurs contemporains, preuve d’une œuvre solide et toujours vivante.
La bande originale que compose Bernard Herrmann pour « Taxi Driver » demeure, comme la majorité de son œuvre, l’une des plus belles du cinéma. On peut y trouver pour la première fois dans l’histoire de sa musique l’utilisation d’éléments de jazz mélangés aux thèmes symphoniques. La tension dramatique ou l’esprit torturé du personnage Travis, ancien soldat des marines insomniaque joué par Robert de Niro, vient ainsi s’incarner tantôt par une puissante montée orchestrale, tantôt par un thème velouté et suave joué au saxophone. La musique devient ainsi l’écho de la solitude et la fêlure des personnages du film, ou des lumières blafardes et électriques de New-York. Nuit violente, à la fois sombre et illuminée, capté dans l’angle du rétroviseur d’un yellow cab par la caméra de Scorsese.
Si Bernard Herrmann utilise le jazz dans cette partition, il n’en est pas à sa première prise de risque en tant que compositeur « néo-romantique » comme il aimait à se définir. La liste des inventions musicales et sonores qu’apporte Herrmann est remarquable et témoigne d’une profonde modernité, ainsi que d’un engagement total bouleversant alors les codes d’un académisme certain dans la profession.
Citons: le côté pastiche de « Citzen Kane » d’Orson Welles (1941) où les premiers travaux du compositeur pour la radio CBS se ressentent, l’emploi d’instruments électroniques et inhabituels comme le theremin pour le film de science-fiction « le Jour où la Terre s’arrêta » de Robert Wise (1951) ; le thème hypnotique de « Vertigo » (1958) devenant le leitmotiv du film; l’utilisation unique de seuls instruments à cordes dans « Psychose » (1960) et l’effet saisissant de glissandos stridents lors de la fameuse scène de la douche ; ou encore la section totalement démesurée de cuivres et percussions pour le péplum « le 7ème voyage de Sinbad » (1958) de Ray Harryhausen.
L’un des biographes du compositeur, Steven C. Smith, suggère que « l’anxiété associée à la peur de la perte de l’amour, est un thème central dans les meilleures musiques d’Herrmann.». Il explique que son père, né Abraham Dardick, fut optométriste à Proskurov, une ville ukrainienne connue pour être l’un des derniers pogroms. Dardick s’exila en Amérique où il changea son nom en Herrmann afin de se faire oublier d’une ancienne maîtresse. Il choisit un nom à consonance allemande pouvant laisser penser ainsi qu’il appartenait à une certaine bourgeoisie mieux établie que les immigrants de l’Est dans la communauté juive de New York. Il rencontra à Manhattan Ida Gorenstein, une vendeuse pieuse née en Russie.
Pour oublier les disputes quotidiennes de ses parents, Herrmann, se plongeait alors dans des classiques tels que les romans d’Israël Zangwill ou les essais de Freud. Il est constamment fourré avec eux au « Café Royal », situé dans le Lower East Side de Manhattan. Un lieu que l’humoriste yiddish Leo Rosten qualifiait de « forum de l’intelligentsia juive : l’endroit idéal pour apprendre tout ce qui vient du théâtre yiddish, de la musique, des arts, de la littérature et de la vie ».
Revenons à « Taxi Driver », si Scorsese fait appel au maestro, c’est autant pour refaire travailler l’un des plus grands collaborateurs d’Hitchcock que pour rendre hommage à toutes ses pages glorieuses qu’il a écrites. Bernard Herrmann meurt le 24 décembre 1975, le soir du dernier jour d’enregistrement, sans avoir vu le montage de Scorsese qui lui dédiera le film.
Dans ces ultimes portées, le compositeur excelle à montrer qu’images en mouvement et musique sont la combinaison parfaite pour que sentiments, émotions, intrigue, personnages, et lumières de la ville jouent tous d’une même partition… en suspension dans le temps.
Voici comment Herrmann résumait son approche : « Je tiens à écrire de la musique qui puise son inspiration dans la poésie, l’art et la nature. Je ne me préoccupe pas de la musique purement décorative. Même si j’ai de la sympathie avec les idiomes modernes, je déteste la musique qui ne tente rien d’autre de plus que l’effet de mode stylistique. Et avec l’utilisation de techniques modernes, j’ai essayé en tout temps de les soumettre à une idée plus haute ou à un sentiment humain de grandeur ».