Nathan Weinstock – Le Purimsphpil (littéralement, jeu ou pièce de Pourim) est une comédie carnavalesque représentée à l’occasion de la fête de Pourim au sein du monde ashkénaze, une farce burlesque caractérisée par une ambiance de transgression verbale des règles de conduite usuelles. A cet égard, ces représentations scéniques illustrent l’humour populaire de la Renaissance tel que Mickhaïl Bakhtine l’a décrit et analysé dans l’oeuvre de Rabelais. Cette ambiance de rupture cadrée avec les normes ambiantes se retrouvait déjà à la fin du moyen âge parmi les élèves des yechivoth lorsqu’ils élisaient un Purim-Rov (Rav de Pourim) – une espèce de Roi de carnaval – qui se livrait à des pitreries, à des prédications comiques (imitant les vraies derachoth), sans oublier les défilés masqués (qui trouvent leur origine en Italie) et costumés. A la fin du XVIIe siècle, le rabbin Azoulay de Jérusalem n’en revenait pas de voir cette foule juive en liesse à Amsterdam qui débordait même dans les quartiers chrétiens « comme s’ils étaient chez eux », écrira-t-il. Bref, le Pourimshpil incarne la joie du renversement des rôles, de la violation (purement formelle) des règles courantes, une soupape de sûreté en somme qui permet aux masses juives de se livrer à la critique des dirigeants communautaires et d’exprimer, comme au cours d’une séance de psychodrame, quantité de frustrations et de pulsions normalement réprimées (d’où quantité de passages scabreux et grivois), mais sans passage à l’acte. Tradition millénaire: ne lit-on pas dans le Talmud que le sage Rav autorisait à Pourim de boire au point de ne plus savoir distinguer « Maudit soit Haman » de « Béni soit Mordekhay » ?
Comme je suis passionné par la littérature yiddish ancienne dont les premiers manuscrits connus remontent au XIVe siècle, le sujet m’a emballé, d’autant que la critique sociale implicite des Purimshpiln me rappelait les revendications du mouvement ouvrier juif, un de mes sujets de prédilection. Et en apprenant – après avoir pris connaissance des analyses percutantes du Purimshpil que nous devons à Jean Baumgarten – que diverses associations juives françaises menaient campagne afin que le Purimshpil soit reconnu comme faisant du patrimoine culturel de l’humanité, j’ai estimé que je devais également apporter ma petite pierre à l’édifice. En conséquence, j’ai décidé de traduire le plus ancien Purimsphpil connu.
L’Arche : Dans votre ouvrage Se rire du destin. Farce pour Pourim vous traduisez le plus vieux Purimshpil jamais découvert, écrit en 1697, et nommé « Jeu d’Assuérus ». Qu’ a de particulier ce conte? Que raconte-t-il sur l’époque qui ‘a vue naître ?
L’Arche : Voyez-vous, au XXème ou XXIème siècle, d’autres types d’événements qui pourraient être qualifiés de « Pourim » contemporain?
Nathan Weinstock – Il y a un passage proprement glaçant dans le Livre d’Esther (III, 13), celui qui relate que « par les courriers, les lettres furent expédiées dans toutes les provinces du roi [ordonnant ] de détruire, exterminer et anéantir tous les Juifs – jeunes et vieux, enfant s et femmes – en un seul jour (…) » . Impossible de ne pas rattacher ce récit à la Shoah, impossible de ne pas faire le lien avec les exterminations méthodiques qui frappent en ce moment même les minorités chrétiennes, yéizidies et kurdes au Proche-Orient ou la population du Darfour…
L’Arche magazine – Quelle est selon vous la morale principale de l’histoire de Pourim ?
Nathan Weinstock – La fête de Pourim – dont la célébration est attestée depuis environ le IIIe siècle avant l’ère commune par le IIe Livre des Macchabées ainsi que par Flavius Josèphe – est depuis toujours la commémoration d’un projet d’extermination qui fut déjoué in extremis. Occasion, par conséquent d’explosions de joie au sein de la communauté. Mais non sans un arrière-plan d’angoisse : saurons-nous échapper à la prochaine menace? Il est significatif que l’ Encyclopedia Judaica ait recensé pas moins de 99 (!) fêtes de Pourim Chéni célébrées au sein des communautés juives de par le monde pour fêter des situations analogues à celle de la Meguillah où la catastrophe qui allait s’abattre sur la communauté locale a évitée comme par miracle. La première de ces commémorations concerne la localité de Brèche en Champagne en 1191, la dernière Tunis, très précisément sept cents ans plus tard, en 1891.