Dans le cadre du « Festival de Pâques» qui se tiendra du 22 mars au 3 avril à Aix-en-Provence. L’Arche vous propose un entretien avec le grand violoniste israélien Ivry Gitlis qui a traversé l’histoire depuis sa naissance à Haïfa le 22 août 1922. Lors de ce festival Ivry Gitlis sera l’invité d’honneur d’une carte blanche donnée à Renaud Capuçon au Grand Théâtre de Provence le dimanche 3 avril. (www.festivalpaques.com)
L’Arche: Quand s’est faite votre rencontre avec le violon ?
Ivry Gitlis: Je ne veux pas paraître prétentieux en disant que je suis l’instrument de musique ou la musique que je joue, mais je sais qu’à partir de quatre ans, j’ai demandé un violon ! Si j’avais su tout ce que ça pouvait impliquer, j’aurais choisi une motocyclette. Mais non, je voulais un violon ! Alors mes parents et leurs amis se sont cotisés pour me l’offrir. Parfois on veut un arbre et on obtient une forêt.
Quelle est la première musique ou premiers sons dont vous vous souvenez ?
Je me souviens avoir entendu un concert de Bonislaw Huberman, un des plus grands violonistes et initiateur avec Toscanini de l’Orchestre Philharmonique d’Israël, à l’époque la Palestine mandataire. Avec l’arrivée du nazisme en 1933, Huberman est allé chercher tous les meilleurs musiciens des différents pays d’Europe pour les faire venir en Israël. La Palestine d’alors n’est pas l’Israël d’aujourd’hui et on était loin du centre culturel européen. L’autre musicien qui m’a marqué est Jascha Heifetz, je l’ai entendu à six ans, il est devenu un grand ami. Nous habitions ensemble dans une grande maison à Haïfa et formions, avec nos voisins et amis, une famille. Ma mère prenait des leçons de chant avec un homme qui était marié à la sœur de Ben Gourion. La musique était partout, autour de nous. Je me souviens encore des mélodies que chantait ma mère. On avait un gramophone avec quelques disques d’opérettes russes que l’on passait de temps en temps, et l’arrivée du premier poste de radio a été un véritable événement.
Quelles ont été les rencontres déterminantes dans votre parcours de musicien ?
Sans doute ma rencontre avec B. Huberman. Ma mère avec ma professeur de l’époque, Mira Ben-Ami, une élève de Joseph Szigeti, voulaient que je joue devant Huberman afin d’avoir son avis. Imaginez, la Mer morte – je me demande encore comment elles ont fait pour s’y rendre en une journée – elles avaient convenu d’un rendez-vous avec lui, alors qu’il prenait son bain de pieds depuis sa chaise haute. Je me rendis ensuite à l’Hôtel King David pour l’audition. Je suis toujours ému quand je m’y rends aujourd’hui; je me vois encore ce petit garçon, dans le salon de l’Hôtel, jouer devant le grand Huberman.
Comment vos parents sont-ils arrivés en Israël ?
Mes parents ont quitté la Russie pour Israël dans un rafiot vers 1919. Fuyant la Révolution, ils parlaient déjà l’hébreu et faisaient partie de l’Hashomer Hatzaïr. Ils sont arrivés à Haïfa où ils sont restés. Les grand Moulins étaient en construction, mon père est alors devenu maçon et par la suite comme il voulait rester ici, il est devenu meunier. Nous n’avions pas beaucoup d’argent, c’étaient des pionniers. Ils auraient pu tout aussi bien migrer en Amérique, là ou certains espéraient devenir riches, mais ils sont allés dans ce pays « où coule le lait et le miel », comme il est écrit dans la Bible. Or, il n’y avait ni lait, ni miel. Ils sont allés d’un rien à un autre rien et je pense que la création de ce pays est basée sur ce « rien » qui existe depuis presque 4000 ans. Nous étions les fondateurs, ou plutôt les matériaux utilisés pour cette fondation.
Quand et comment avez-vous rejoint l’Europe ?
Mon histoire est celle du 20e siècle et beaucoup de choses s’y sont passées. J’ai quitté Israël en 1934 avant que n’éclate la Seconde Guerre Mondiale. Ma mère et moi sommes arrivés en France avec trente francs dans la poche. A la fin du mois d’avril 1940, elle tomba malade et fut hospitalisée à la Salpêtrière, mon père nous envoya quelques livres anglaises. Nous n’avions pas de passeport pour montrer qui nous étions et il me fallait un papier du consulat, que j’ai pu obtenir, afin de retirer l’argent. Puis nous avons pu quitter la France grâce à Jacques Thibaud qui nous fit venir à Saint-Jean-de-Luz. À Bayonne. Il y avait un dernier bateau de 500 places pour l’Angleterre avant que les allemands arrivent. Nous étions des milliers sur le quai et nous avons pu embarquer grâce au seul bout de papier dont je disposais et qui faisait office de passeport. Avec le recul, c’était impensable et c’est incroyable de voir que la vie ou la mort, dans de telles circonstances, peut reposer sur des choses si infimes.
Voyez-vous la musique comme une manière de survivre ?
La musique comme une bouée de sauvetage? Je ne sais pas…Jouer ce n’est pas se sauver la vie dans un sens, mais j’ai joué dans des circonstances où ce n’est pas à la musique qu’on devrait penser. Il m’est arrivé, à Londres, de jouer devant la fenêtre en voyant les bombes tomber car je ne voulais pas entrer dans les abris. Ce n’était pas de l’héroïsme, le fait même de vivre est déjà une forme d’héroïsme. Alors jouer du violon c’est peut-être un sur-héroïsme ? Le risque de la vie est en soit une forme d’expression. Je vois la musique comme une aurore boréale qui est au-dessus et au-delà du réel. En jouant on la rend audible, visible, afin qu’elle fasse partie entièrement de nous.
D’où vient votre prénom: Ivry ?
Mes prénoms originels sont Isaac (il rira) et Meir (celui qui éclaire). En France occupée, mon professeur d’alors, J. Thibaud m’a conseillé de changer de prénom. Cela m’était bien sûr inconcevable et puis j’ai réfléchi : il fallait que ce soit les mêmes initiales et un prénom hébreu. Tout d’un coup j’ai pensé à Ivry (un hébreu), comme ça, si un soldat allemand m’abordait, je lui répondrais: Ivry !
Avez-vous déjà composé des pièces et improvisez-vous ?
Oui j’en ai écrit une ou deux, mais je ne me suis pas assez appliqué à une technique d’écriture particulière. J’ai improvisé toute ma vie, seul ou accompagné, et j’aimerais parfois l’enregistrer. Souvent, on qualifie le mot improvisation de manière dédaigneuse alors qu’improviser c’est que nous faisons tout le temps: c’est un dialogue. Avec Stéphane Grappelli, qui était l’un de mes meilleurs amis, on improvisait beaucoup ensemble, comme nous l’avions fait dans le « Grand Échiquier » de Jacques Chancel. Improvisation? On devrait trouver un meilleur terme, n’oublions pas qu’un certain compositeur allemand qui n’était pas complètement inconnu et non des pires, improvisait tout le temps: il s’appelait Jean-Sébastien Bach.
Quel regard portez-vous sur la musique contemporaine ?
Je porte le même regard que sur Brahms, Beethoven ou Mozart. Ce qui est prenant va rester, et ce qui ne l’est pas va sûrement disparaître. J’ai connu certains compositeurs, qui sont des amis, comme Eric Tanguy ou Bruno Maderna qui a malheureusement disparu. La musique a cette force intérieure pour pouvoir vivre. Elle est innée. Lorsqu’un bébé crie en sortant du ventre de sa mère on sait qu’il est vivant… c’est sa musique dans un sens. Dans certains pays et peuples, la musique a toujours été une expression normale de la vie. Nous sommes tous musiciens quelque part.
Avez-vous joué dans des styles de musique populaires ?
Je n’ai jamais joué quelque chose que je ne voulais pas jouer. Je joue la musique dans laquelle je me trouve. Il m’est arrivé, quand j’étais sous contrat, d’enregistrer des choses qui ne m’intéressaient pas, mais j’ai pourtant aimé relever ce défi. La musique populaire ? On ne sait pas d’où elle vient, quelqu’un imaginera toujours une chanson. La musique de Beethoven, de Brahms, ou de Mozart n’en est pas si éloignée. Prenez par exemple le Coq d’Or de Rimski-Korsakov. Depuis toujours, les mères qu’elles soient européennes, asiatiques, juives, arabes ou hindoues, chantent des berceuses à leurs enfants. Pour aller plus loin, les enfants ne demandent pas la permission de faire de la musique, ils la font tout simplement, peut-être que certains oublient ensuite qu’ils ont été portés par cette musique.
Qu’attachez-vous à transmettre aux jeunes musiciens ?
Ce n’est pas qu’une question de transmission mais de partage. Si je n’apprends pas d’eux, alors eux ne vont pas apprendre de moi. Travailler avec des jeunes musiciens solistes et trouver les bons mots vous fait avancer et comprendre des choses auxquelles vous n’auriez pas forcément pensé autrement. Je crois que si l’enseignement pouvait être ainsi, le monde irait mieux.