À plus de 90 ans, Henry Kissinger, grande figure de la diplomatie américaine, revient sur les grandes étapes de son parcours.
La parution récente d’une traduction française de son dernier essai stratégique (1), ainsi que celle d’une biographie assez fouillée d’un historien anglais qui couvre sa jeunesse et les débuts de sa carrière politique (2), nous conduisent à revenir sur l’extraordinaire parcours d’Henry Kissinger sans, fort heureusement, qu’il s’y attache une quelconque commémoration, toujours un peu de mauvais augure à l’âge avancé qui est le sien. Que l’on se rassure donc : Henry Kissinger se porte comme un charme, ses capacités analytiques ont passé en fanfare la barrière des 90 ans et il apporte, en ce moment présent, un savoir précieux dont l’Amérique aura particulièrement besoin.
Henry Kissinger est, en effet, avec Einstein et quelques philosophes, historiens et économistes d’origine européenne, l’un des grands créateurs de la modernité américaine. Certes, le dynamisme d’une nation d’ingénieurs qui, dès sa naissance, inventait avec Robert Fulton le bateau à vapeur et bientôt améliorait tous les processus industriels qu’elle héritait de l’Angleterre, demeure à ce jour inentamé : l’explosion de l’informatique ou l’irruption de grands inventeurs, tels à notre époque Craig, avec le super-ordinateur, ou l’incroyable Elon Musk qui vise à relancer la conquête spatiale à partir de son entreprise privée en portent longuement témoignage. Mais le Géant américain, qui invente aussi à chaque génération des idées délirantes et une littérature toujours tangente, a régulièrement besoin de la régulation apportée par des esprits européens plus sages voire plus rassis.
À la génération de Kissinger, ce furent pour l’économie l’Anglais Keynes et l’Autrichien-allemand Joseph Schumpeter. Il manquait à cette régulation économique et financière qui épaula sérieusement le projet rooseveltien une percée conceptuelle en matière de politique étrangère, un sujet que les élites américaines avaient tout juste effleuré jusqu’alors, tant le sentiment de leur insularité les détournait encore d’une méditation approfondie des grands équilibres de notre monde. Certes, la révolution mexicaine et la révolution chinoise, entre 1911 et 1912, avaient déjà rendu perceptible aux plus observateurs que l’Amérique ne serait plus jamais une île. Du reste, le creusement du Canal de Panama, achevé en 1914, venait tout juste d’unifier le territoire national en dispensant désormais les navires américains dans le Pacifique du contournement épique d’un Cap Horn, dont la traversée valait encore bien celle d’un océan supplémentaire.
Il fallait donc s’intéresser beaucoup plus sérieusement au monde de la Caraïbe (annexion de Cuba) et à celui, enfiévré et un peu ennuyeux, d’une Amérique latine encore balbutiante, et sur laquelle Kissinger, en bon Allemand qui n’avait pas lu Humboldt, faisait royalement l‘impasse. Restait la Chine, qui deviendra peu à peu le point de réflexion central de Kissinger, Dès 1941, on sait que Roosevelt et Churchill décidèrent sagement d’accorder la priorité à l’Europe, pour détruire Hitler tout d’abord, pour contenir Staline par la suite. Et là, le génie de Minerve se déploya avec toute sa force au couchant bien perceptible d’une hégémonie européenne définitivement compromise, la guerre du Vietnam (1964-1975) C’est là en effet que Kissinger pourra transformer l’intérêt que lui inspirait depuis longtemps le problème chinois en mise en pratique géniale d’une stratégie nouvelle.
La Raison d’État
Comme toute sa génération d’immigrés juifs allemands en Amérique, Kissinger est un pessimiste. Il a vu s’effondrer dans l’adolescence, et déjà assez adulte pour la comprendre, toute la civilisation majeure de l’Europe centrale, sous les coups de barbares non pas extérieurs mais venus des entrailles mêmes de la société allemande. Comme Hannah Arendt, comme Leo Strauss, comme Raymond Aron, qui excite d’emblée sa sympathie intellectuelle, il n’attend rien de bien d’une certaine forme de progrès, notamment celui des « masses démocratiques » tant exaltées par certains qui brûleront avec fureur les livres qu’on leur désignait en 1933 ni du prolétariat triomphant que Staline n’aura pas tant de mal à convertir à l’antisémitisme actif en 1951 et que ses successeurs rendront longtemps incapable de toute initiative réellement progressiste par la suite.
Mais Kissinger n’est pas un irrationaliste romantique fasciné par Heidegger – il laisse ces fariboles à ses contemporains immédiats, Marcuse, Jonas, et Arendt. Non, son pessimisme demeure rationaliste, et tout comme Karl Popper qui ne prétendait écouter que du Bach, Kissinger, lui, entreprend de réhabiliter Metternich comme expression d’un conservatisme autrichien totalement opposé aux ambitions prométhéennes de Bonaparte. Certes, son Congrès de Vienne, étude historique minutieuse où est inventé le concept d’Europe westphalienne qui, depuis 1648, aurait fait litière des fanatismes religieux pour se concentrer sur la Raison d’État, ne tient pas la route. Le lecteur français est bien au courant de la révocation de l’Édit de Nantes dont les protestants sont les victimes quarante ans après la proclamation par Kissinger de l’ère de la Raison d’État, et les révolutionnaires stuartistes, les Irlandais opprimés au moment même où l’Angleterre invente le parlementarisme auraient ici leur mot à dire.
Qu’importe ! Kissinger voulait ici se servir d’une métaphore pour penser le seul sujet qui l’obsède : la gestion de la Guerre froide. Et contre le maccarthysme ambiant il invente une fiction bien commode. La Russie, pour Kissinger comme pour son devancier George Kennan, mais plus radicalement encore, peut se transformer progressivement par un mélange de fermeté et d’ouverture en un interlocuteur difficile mais gérable. Il attendra fort longtemps l’émergence d’un interlocuteur de ce type, Youri Andropov, et avec combien de difficultés dans la période d’apogée kissingerienne de 1969 à 1976. Et la surprise viendra de ce que la transformation qu’il appelait de ses vœux ne se réalise pas dans une Russie déjà quelque peu apaisée par la stagnation brejnévienne, mais dans une Chine tétanisée par la haute folie maoïste et à la recherche, y compris chez Mao lui-même, d’une porte de sortie pragmatique. Si on compare cette trajectoire à celle d’Einstein, on pourrait retracer l’itinéraire intellectuel et pratique de Kissinger en trois étapes : la Relativité restreinte, équivalente à sa découverte de la Raison d’État dès l’âge classique ; la Relativité générale équiva- lente à une théorie beaucoup plus profonde du Containment de la puissance idéologique communiste ; et enfin la validation pratique comparable à l’expérience d’Arthur Eddington, qui prouve au bout de son télescope la déflexion de la lumière par l’intervention de l’espace-temps.
Ici, il s’agit évidemment des quatre voyages secrets de Kissinger qui aboutissent à sa rencontre décisive avec Mao, à la visite de science-fiction de Nixon à Pékin en pleine guerre du Vietnam et à l’instauration d’une alliance de facto qui résistera à toutes les épreuves jusqu’à la chute de l’Union soviétique, de 1989-1991.
Toutes les idées baroques ou prudentes, voire hystériques, formulées dans cette période par des analystes gauchistes (la plupart du temps en Amérique) peureux (ces principaux rivaux) ou tout simplement hystériques (ceux comme Jean-François Revel ou Alain Besançon en France, qui attendaient avec impatience l’effondrement des démocraties et l’apocalypse nucléaire, témoignent aussi indirectement de la puissance de son esprit. Et si la découverte de Kissinger instaure une nouvelle compréhension du monde libéré de l’idéologie, si elle introduit l’Amérique à une pratique machiavélienne modérée d’une puissance que Kissinger sait pragmatique dans son essence, il reste encore beaucoup à faire quand Carter succède au très falot Gerald Ford, qui lui-même pour la première fois de l’histoire américaine avait dû remplacer un Nixon, génial mais gravement atteint sur le plan psychologique et contraint pour cette raison à une démission honteuse qui lui évitait tout juste l’Impeachment.
Les théories du déclin
Kissinger ne se consolera jamais vraiment d’avoir été dans ces années Ford le président des États-Unis de facto que la Constitution, encore aujourd’hui xénophobe, l’empêchait de toutes les manières de devenir en tant que « foreign born ». Cette étrangeté de son incroyable carrière le poursuit dans les trente années d’activité intellectuelle actives qu’il exerce par la suite, toujours en avance sur ses interlocuteurs, toujours mis de côté lorsqu’il se porte volontaire pour les tâches en apparence les plus modestes, comme d’animer les négociations finales de la transition démocratique en Afrique du Sud ou la recherche d’une reprise des négociations au Moyen-Orient.
Sur la Chine, en revanche, il demeure inébranlable, s’inscrivant en faux contre toutes les théories du déclin chinois qui apparaissent régulièrement sous la plume de divers benêts. Il ne convainc pas néanmoins Bush père et la CIA, beaucoup plus sectaires qu’on ne les imagine, de sauver Gorbatchev et l’Union soviétique par un nouveau Yalta, qui avait ainsi assuré ainsi un crédit à la puissance russe en déclin afin de créer une sorte de concert des Nations, à la manière du Congrès de Vienne qui réhabilitait la France post-Napoléonienne. Néanmoins, surtout après Tienanmen, Kissinger persiste et signe : la Chine de Deng sera la prochaine grande puissance et le but de l’Amérique est de lui faire une place stabilisatrice, ce que l’Angleterre victorienne n’avait pas su faire avec l’Allemagne bismarckienne.
Ainsi isolé par sa clairvoyance et sa malice dépourvue d’orgueil déplacé, Kissinger aura traversé la fin du siècle en grand témoin, après en avoir été l’acteur principal pendant les cinq années décisives 1969 – 1974 qui aboutissent à la fin de la Guerre froide. Mais comment expliquer une telle lucidité mêlée d’incompréhension et de disgrâce répétée – jeune homme avec John F Kennedy qui le dédaigne, homme politique d’âge mur avec la dynastie Bush qui le déteste ou même avec les Clinton qui le méprisent ? Tout simplement parce que notre univers complexe comporte un monde réel brutal et acceptant trop souvent le court terme approximatif et dédaignait l’imaginaire – ce que Robert Musil appelait dans L’Homme sans qualités, « le principe de raison insuffisante » où l’on considère que le réel n’émerge qu’au contact de possibilités aléatoires qu’aucune fatalité n’oblige vraiment d’éliminer.
D’emblée, Henry Kissinger incarne pour tous les juifs allemands, dont il est sans conteste le premier, après la mort d’Einstein en 1955, la revanche ou plutôt la survie impossible de la République de Weimar. Et si Hitler avait échoué ? Et si, aussi chaotique qu’elle soit, la démocratie républicaine allemande avait inventé avec ses élites juives et libérales une meilleure façon plus éthique d’exercer la puissance, sans doute en alliance avec la France républicaine et sans aucun doute en dialogue avec la Russie pré-stalinienne qui avait déjà signé avec Weimar les accords de Rapallo en 1923 ?
En somme, en Kissinger, c’est le rêve de Rathenau, brutalement aboli par le revolver des tueurs nazis, l’espérance vertigineuse de Kafka et les interprétations généreuses et optimistes des orchestres dirigés par Bruno Walter qui revivaient grâce à l’injection massive de science judéo-allemande qu’avait d’emblée incarnée l’installation d’Einstein, flanqué de Gödel à Princeton. La carrière de Kissinger est donc à lire en parallèle avec l’épopée de la renaissance d’Israël dont elle est l’accompagnement réaliste et volontairement borné.
Mais est-ce un hasard si Kissinger joua un rôle essentiel et discret dans la victoire militaire décisive de 1973, accompagnant Nixon dans la décision indispensable de remettre à niveau toute l’armée israélienne par un pont aérien au cœur de la bataille de Kippour ?
De cela, avec cette discrétion habituelle, Kissinger se fera l’expression pleine de retenue en finissant ses Mémoires par la publication intégrale de la lettre que son père leur adressait, à lui et à son jeune frère, au moment de subir une opération très risquée (et dont il survivra du reste une bonne vingtaine d’années). Kissinger père exhortait ses fils à rester à tout jamais fidèle à la vocation de leur peuple, le peuple d’Israël, et de ne jamais se dérober à leur devoir. Kissinger aura maintenu la puissance américaine, rétabli la gloire posthume de la démocratie de Weimar dans le passé et aussi annoncé l’entente de la Chine et d’Israël dans le futur. Tout cela ne s’explique, à la fin du compte, que par son indestructible fidélité à ce que nous sommes.
(1) Henry Kissinger, L’Ordre du monde. Editions Fayard.
(2) Neal Ferguson. Kissinger. Penguin Books.