Rester au sein de l’Union européenne ou couper les ponts ? Portrait d’une communauté partagée, à la veille d’un référendum crucial.
Le Jewish Chronicle est une institution au Royaume-Uni. Depuis trois ans, il est passé du quartier de Fleet Street, carrefour financier et emblème de la City, à Golders Green, qui est un peu à la ville de Londres ce qu’était naguère le Marais pour Paris. Il a suivi la pente de toute la presse écrite. Les temps sont durs. Et notre interlocuteur, Alan Montague, jeune directeur adjoint du journal et responsable des infos, qui nous accueille dans le nouvel espace, très fonctionnel du journal, ne cache pas que, comme tous ses confrères, il perd des lecteurs et connaît un lent déclin démographique. Le lectorat traditionnel a plus de cinquante ans et la nouvelle génération ne lit pas de journaux, sauf quand elle les trouve dans la maison familiale, le vendredi soir (jour de sortie de l’hebdomadaire).
Résultat, il faut aller chercher un nouveau lectorat avec les dents, en misant sur le site web. Et puis en comptant aussi sur la circulation du journal dans les entourages. Montague distingue le tirage – autour de 20 000 exemplaires – du readership (lectorat) qu’il situe a plus de 100 000. L’argument a un air de déjà- vu et après tout, pourquoi ce qui est valable ici pour l’Arche et d’autres journaux ne le serait pas de l’autre côté de la Manche ?
Le Brexit ? Le JC en parle, bien entendu. Ce n’est pas une question qui a trait aux juifs ou à Israël, mais il est certain qu’elle affectera durablement l’avenir. Sept rabbins ont été invités à donner leur position dans les colonnes du journal. Ils évoquent les retombées économiques, les liens tissés par l’Europe avec Israël, les questions de la cacherout, de l’abattage rituel, de la circoncision, et concluent tous les sept que pour les juifs il vaut mieux rester au sein de l’Union européenne. Le magazine prendra-t-il position ? « On va en faire plus au fur et à mesure qu’on se rapprochera du 23 juin, nous dit Alan Montague, mais nous donnerons les informations, nous n’allons pas orienter la décision de nos lecteurs. »
Les gens sont très partagés. Et même si notre interlocuteur aurait tendance à croire qu’ « abandonner la partie n’est pas une solution », qu’il est toujours préférable, pour les juifs, d’« appartenir à un grand ensemble », et qu’il n’aime pas non plus l’image que donnent d’eux les partisans du Brexit, une large part de l’opinion reste très préoccupée par les problèmes de l’immigration. « Les gens sentent que le pays a changé, que l’immigration est un problème. Des journaux comme le Daily Mail et le Daily Express, deux organes assez influents, reflètent un fort soutien, pas tellement à Londres, mais dans l’ensemble du pays, pour le retrait de l’UE. »
Ce qui est sûr, en tout état de cause, insiste Montague qui s’enquiert de savoir comment cela est vécu de l’autre côté de la Manche, c’est que le pays tout entier a le sentiment de vivre un moment décisif, un rendez-vous important. Une page se tourne depuis la guerre, avec ses acquis, la paix notamment, mais aussi ses incertitudes. Et ce qui domine, c’est « la peur de l’inconnu » !
En ce début du mois de mars, la presse britannique titre sur la bataille en France autour de l’accent circonflexe, sur Mr. Bean qui va jouer Maigret, et naturellement sur le Brexit. « C’est le pari du siècle ! », tonne David Cameron dans les colonnes du Sunday Telegraph. « Il faudra nous en convaincre ! », réplique le bouillant Maire de Londres, suivi par quelques-uns des membres du gouvernement.
Dans les familles, juives et non juives, on ne parle que de cela. Robert Craig, ancien président du musée juif de Londres (qui annonce une passionnante exposition sur l’histoire du vêtement et affiche en attendant, sur un des murs, des portraits de gays et lesbiennes juifs les plus célèbres de Londres), reconnaît être minoritaire dans sa propre famille. Lui et sa femme sont pour une sortie de l’UE, les trois enfants se sentent très européens et n’ont aucune envie d’y renoncer. D’autant que tous ces jeunes Français qui sont là, que va-t-on en faire ? Ils sont entre trois cents et quatre cent mille selon les estimations, ce qui fait de Londres la cinquième ville française. Et dans le lot, un bon petit nombre de juifs français dont la présence commence à se faire sentir.
À la synagogue de Marble Arch, belle bâtisse au cœur du quartier, on commence à les remarquer aux offices. Et le rabbin Rosenfeld, qui succède au très médiatique et très aimé Jonathan Sacks – c’est sa synagogue et on voit des citations de lui qui couvrent les murs – les salue chaleureusement lors d’un kiddoush très gourmet assorti d’un tshoulent presqu’aussi bon que celui de la rue Montevideo à Paris. Et puis, petite révolution après l’office, dans cette synagogue traditionaliste on a demandé à une jeune femme, membre de l’United synagogue, de prononcer le sermon. Femmes et hommes se sont installés côte à côte, avec la légère excitation que donne la première transgression. Gageons qu’à l’avenir cela posera moins de problèmes, et peut-être même, avec un peu de chance, que le phénomène traversera la Manche.
Beaucoup de têtes françaises en tout cas à l’office, moins paraît-il qu’à St John’s Wood, mais enfin elles sont là. La plupart d’entre ces nouveaux fidèles travaillent à la Bourse. Beaucoup se partagent le week-end entre Paris et Londres. Et ils arborent un large sourire quand le rabbin Rosenfeld annonce que, pour la première fois, la synagogue ouvrira à l’étage un office pour les juifs français. Jonathan Arkush est président du Board of Deputies (l’équivalent du Crif). Nous le rencontrerons précisément dans le quartier de St. John’s Wood.
Sur l’Europe, il ne veut pas s’étendre. Après tout, le référendum n’est lié ni à une question juive ni à Israël. Le Board n’a l’intention ni de donner des conseils, ni de prendre position. Néanmoins, il envisage avant le 23 juin d’organiser un débat avec des figures de premier rang. Son sentiment personnel ? C’est que les Anglais resteront à l’intérieur de l’Union européenne par une courte majorité. « Une partie de l’opinion est inquiète des retombées économiques d’un éventuel départ, mais le jeu reste ouvert et les arguments doivent encore être échangés. »
Quelles différences existent à ses yeux entre les deux communautés juives, française et anglaise ? Doivent-elles faire face aux mêmes problèmes, terrorisme, islamisme, radicalisation, antisémitisme ? Arkush reconnaît que les dilemmes ne sont pas très différents, il estime néanmoins que la situation des deux côtés de la Manche n’est pas pareille. « Malheureusement pour la France, vous avez un sérieux problème avec des musulmans qui sont apparemment violents et pas totalement sous contrôle de la police et de la loi. J’apprends par Roger Cukierman et par d’autres que se promener avec une kippa dans certains arrondissements de Paris ou laisser dans sa voiture des objets visibles qui peuvent vous identifier comme juifs peut vous exposer à des attaques physiques. Ceci est quelque chose d’inconnu au Royaume-Uni, dans quelque partie du Royaume-Uni. » Il ajoute : « la situation sociale est aussi différente. Nous avons trois millions de musulmans ici, soit 5 % de la population. La plupart viennent d’Inde ou du Pakistan. Ils ne sont pas économiquement sous-classés. Ils appartiennent plutôt à la middle class ou aspirent à l’être. Ils sont traités exactement comme les autres citoyens. »
Il évoque un passage récent à Mesca City, située à une cinquantaine de kilomètres de Londres. Il y a rencontré des imams dans un centre islamique. Des gens agréables, sans le moindre soupçon d’antisémitisme, entretenant de très bonnes relations avec la communauté juive. Il se remémore une manifestation qui remonte à la guerre de Gaza. Des rabbins avaient été molestés, et cela avait donné lieu à une marche de solidarité d’une dizaine d’imams qui sont arrivés à la synagogue en délégation.
Maintenant, confesse le président du Board, bien entendu, les départs des jeunes djihadistes en Syrie n’épargnent pas la Grande-Bretagne, pas plus que les problèmes sur Internet. Il maintient néanmoins qu’il n’y a rien de similaire à ce qui se passe en France. Les écoles et les synagogues sont gardées mais par des civils, ni armée, ni police.
Quant à l’antisémitisme, notre interlocuteur met en avant un rapport publié il y a dix-huit mois par l’Institut américain Pew, selon lequel la Grande-Bretagne est le pays le moins antisémite du monde. Beaucoup moins que l’Amérique, et certainement beaucoup moins que la France. « La plupart des juifs britanniques vous diront qu’ils ne considèrent pas l’antisémitisme comme un problème. »
Vision idyllique ? Quelques jours avant notre reportage, des flyers anti-israéliens étaient distribués dans des bouches de métro. Une semaine contre l’Apartheid était organisée dans différentes universités, avec des imitations de checkpoints installés sur les campus. Ce fut le cas à Cambridge, à York University, à King’s Collège où une dizaine de supporters pro-palestiniens s’en sont pris violemment à un orateur israélien qui faisait une conférence. Jonathan Arkush a beau clamer qu’il n’y a pas une seule réussite significative du boycott dans les universités britanniques, que l’ensemble des partis politiques – y compris le Labor – désavoue le boycott, Alan Montague maintient qu’il arrive que de l’antisionisme à l’antisémitisme, on franchisse allègrement la ligne.
Reste l’équation Corbin. On peut tourner autour du pot, souligner qu’il a récemment affirmé soutenir le droit d’Israël à vivre en sécurité, à l’intérieur de frontières sûres et reconnues, il passe aux yeux de beaucoup d’électeurs juifs pour un anti-israélien. Il a partagé une tribune avec le Hamas, ce qui a achevé d’accroître son impopularité. Au demeurant, tous les sondages le montrent, il y a longtemps que l’électorat juif s’est détourné des travaillistes. Cela date déjà de l’époque Milliband qui lui-même était juif. Les dernières enquêtes donnent, au sein de cet électorat, 65 %pour les Tory et 22 % pour le Labor.
Rien n’a été fait pour encourager les gens à revenir au Labor. De sorte que la tendance s’accentue et il y a peu de chances qu’on revienne à la situation d’avant Margaret Thatcher où les juifs britanniques votaient traditionnellement travailliste comme leurs coreligionnaires de l’autre côté de l’Atlantique votaient démocrate. Le pari du siècle ? En tout cas un enjeu capital pour les années à venir. Walter Laqueur, qui connaît bien ce pays et a beaucoup écrit sur l’Europe (son dernier livre portait le titre Avant la chute, la fin de l’Europe et le déclin d’un continent) prophétisait il y a seulement trois ans : « L’Europe existera-t-elle, dans cinq ans sous sa forme présente ? J’ai appris que la crise n’était que le temps de latence entre deux crises, mais celle que nous traversons paraît considérablement plus profonde que toutes celles qui ont précédé. » !