L’Arche magazine s’est entretenu avec Jean-Pierre Filiu, professeur et spécialiste de l’histoire moyen-orientale à Sciences Po Paris, au sujet de l’actualité de l’Etat islamique. Son dernier ouvrage, « Les Arabes, leur destin et le nôtre » (La Découverte), a reçu le prix Augustin-Thierry des Rendez-vous de l’Histoire de Blois.
L’Arche magazine – Peut-on interpréter les nombreuses pertes de terrains qu’a subi Daech, dont la cité de Palmyre, comme le début d’un déclin durable de l’organisation ?
Jean-Pierre Filiu – La reconquête de la ville de Palmyre par le régime Assad met fin à dix mois de barbarie absolue de Daech dans cette cité, avec les supplices et les démolitions qui l’ont accompagnée. C’est donc naturellement une bonne nouvelle, mais qu’il convient cependant de ne pas sur-interpréter. D’abord la dictature syrienne n’aurait jamais dû perdre Palmyre en mai 2015, elle a pratiquement livré l’oasis aux commandos jihadistes qui ont pu franchir plus de deux cents kilomètres de désert depuis la vallée de l’Euphrate, et ce sans être inquiétés par l’aviation d’Assad. Ensuite, la Russie et l’Iran ont massivement participé à la récente bataille de Palmyre, où la milice libanaise du Hezbollah a même engagé ses blindés. Une implication étrangère aussi importante au sol aura sans doute du mal à remporter des succès comparables dans les vrais fiefs de Daech, à commencer par Raqqa, car elle apparaîtra tout autant comme une armée d’occupation que les partisans de Baghdadi, pourtant très impopulaires en Syrie. Seule une alternative arabe et sunnite crédible à Daech peut assurer une victoire militaire, et surtout le contrôle durable du territoire ainsi reconquis. Or Américains et Russes continuent de privilégier des partenaires chiites ou kurdes, ce qui fait au fond le jeu de Daech et lui permet littéralement de prendre en otages les populations sunnites concernées. Ce qui est vrai en Syrie l’est encore plus en Irak où l’offensive tant de fois annoncée contre Mossoul tarde à se concrétiser. Il faut une fois pour toutes comprendre que les soi-disant « armées nationales » en Syrie et en Irak ne sont souvent que les gardes prétoriennes du régime en place et qu’elles sont aussi souvent perçues comme telles par les populations qu’il faudrait justement se gagner pour infliger à Daech une défaite substantielle.
L’Arche magazine – Comment expliquez-vous le fait que parallèlement au fait que Daech recule, les attentats prennent de l’ampleur dans le monde ?
Jean-Pierre Filiu – Daech est l’acronyme arabe de « l’Etat islamique en Irak et en Syrie », proclamé en avril 2013 à Raqqa. C’est bien à partir de ce territoire à cheval entre l’Irak et la Syrie que Daech développe ses réseaux transnationaux, menant ainsi une guerre innovante sur deux dimensions, à la fois territoriale et globale, alors que les adversaires de Daech se focalisent trop souvent sur les enjeux territoriaux. Il faut donc tout à la fois frapper Daech à la tête, c’est à dire à Raqqa, et lutter contre ses extensions dans le monde entier. La première dimension opérationnelle implique une alliance avec des partenaires arabes et sunnites au sol. La seconde dimension opérationnelle nécessite une collaboration étroite avec les forces engagées d’ores et déjà sur le terrain. Par exemple, pour l’implantation de Daech en Libye, il s’agit, d’une part, de la Tunisie qui a repoussé récemment un véritable assaut jihadiste à sa frontière méridionale et, d’autre part, du gouvernement libyen d’union nationale qui a fait de la lutte de Daech sa priorité. Mais il ne faut pas oublier que Daech est parvenu à attirer et à enrôler au Moyen-Orient plus de trente mille jihadistes venus du monde entier. Entre les attentats de Paris et de Saint-Denis, le 13 novembre 2015, et les attentats de Bruxelles, le 22 mars 2016, Daech a pu frapper de la Californie à l’Indonésie, en passant par la Tunisie, la Libye, l’Egypte, le Yémen et le Pakistan. Je crains malheureusement, dans l’escalade de la terreur en Europe, que l’étape suivante pour Daech voit des attentats coordonnés dans plusieurs pays différents.
L’Arche magazine – Pensez-vous que le choix de politique étrangère de la France «ni-Bachar-ni-Daech» soit viable sur le long terme? La France finira-t-elle par intégrer la coalition avec la Russie?
Jean-Pierre Filiu – La France a défendu avec une constance digne de respect une troisième voie pour le peuple syrien, qui ne doit pas être contraint de choisir entre la peste et le choléra, entre Assad et Daech. Une telle ligne est la seule qui puisse assurer un avenir à la Syrie et à sa population, en endiguant à la fois le flot de réfugiés et le recrutement jihadiste. L’offensive menée par la Russie de Poutine en Syrie depuis septembre 2015 a certes rétabli la position de son protégé local, Bachar al-Assad, mais elle l’a aussi conforté dans son refus de toute forme de transition politique, malgré le plan de l’ONU en ce sens. Il est d’ailleurs possible que cet entêtement d’Assad ait précipité l’annonce par Moscou de son retrait « partiel » de Syrie, avec le repli de la moitié de ses bombardiers, mais le maintien de ses bases de Lattaquié et de Tartous, ainsi que de son dispositif de défense anti-aérienne dans le Nord. Poutine partage cependant la vision d’Assad selon laquelle les soulèvements populaires, au Moyen-Orient comme ailleurs, sont de sombres machinations des officines occidentales et qu’il faut restaurer à tout prix la souveraineté de l’Etat, donc du régime en place. La diplomatie française doit faire face à ce blocage russe, alors même que les Etats-Unis se désengagent ostensiblement du dossier depuis le refus de Barack Obama de faire respecter les « lignes rouges » qu’il avait lui-même tracées en Syrie, lors du bombardement chimique de la banlieue de Damas par Assad en août 2013. Ce surinvestissement russe et ce relatif repli américain ont largement contribué à l’absence, face à Daech, d’une coalition digne de ce nom, tant il est vrai que Russes et Américains ont des objectifs de guerre différents et des partenaires régionaux aux intérêts divergents.
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