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Littérature

Frédéric Spinhirny : « La République se vit à visage découvert »

Enseignant en Prep’Ena à Sciences Po, Frédéric Spinhirny est aussi corédacteur en chef de la revue Gestions Hospitalières où il publie des articles de réflexion sur le soin et les pratiques managériales. En janvier 2015, il a publié son premier essai de philosophie l’Éloge de la dépense, le corps politique comme métaphore (éditions Sens&Tonka) qui analyse le conflit entre la pensée rationnelle propre aux sciences, et les besoins culturels propres à l’individu.

 

  1. Vingt ans après sa mort, la pensée de Lévinas vous paraît-elle rester vivante ?

Pour qu’une pensée reste vivante il faut qu’elle soit maintenue en vie par des passeurs et qu’elle éclaire des enjeux d’actualité.

Personnellement, deux passeurs m’ont fait découvrir la pensée de Levinas : Gérard Bensussan, professeur à la faculté de philosophie de Strasbourg et Alain Finkielkraut qui a écrit un livre lumineux sur la pensée de Lévinas, La sagesse de l’amour[1].

Les enjeux d’actualité ne manquent pas pour convoquer les écrits d’Emmanuel Lévinas : la question de l’intégration de l’autre dans le même, la crise des réfugiés, la République « qui se vit à visage découvert », la guerre contre le terrorisme, la responsabilité pour autrui au moment où tout le monde est responsable de tout, et surtout de lui-même, etc. Ces différentes problématiques posent la seule et même question de la liberté d’agir. Et c’est à cette question que j’ai tenté de répondre dans mon essai[2]. L’individualisation de la société produit des comportements antisociaux et promeut subrepticement « une morale de production ». Pour résumer, les valeurs actuelles mettent en avant l’autoréalisation et l’authenticité comme seule justification dans l’espace public. Les modes d’existence fortement individualisés entraînent une désinstitutionalisation (médiation par un tiers, Etat ou autres) et le sentiment intime de vide intérieur, d’inutilité et de désarroi. Pour le moment, seule l’économie transforme ces aspirations personnelles en force productive. Or, il me semble que nous pouvons aussi mobiliser la pensée de Lévinas pour contrer la fabrique de l’indifférence.

 

  1. Dans votre exercice hospitalier, quel usage faites-vous de la pensée de Lévinas ?

Dans le secteur sanitaire, il y a plusieurs domaines où l’action peut être guidée par la pensée de Lévinas. De façon générale, on assiste aujourd’hui à un changement de mentalités lié au domaine du soin, qui fait l’objet d’une préoccupation réelle des soignants, comme en attestent des mouvances telles que celle du « care ». Il s’agit de considérer la relation à l’autre dans sa position de vulnérabilité, position qui est généralement celle du patient à l’hôpital. Le care s’oppose au cure, organisation technique du soin, souvent opératoire, instrumentale, qui laisse le ressenti de côté. Cet aspect relationnel est désormais bien diffusé dans les écoles de formations soignantes ou les séminaires de cadres.

A mon échelle, je recours à la pensée de Lévinas dans l’exercice de mon métier, la direction des achats et de la logistique à l’hôpital, l’encadrement de 160 agents. Les valeurs hospitalières ont été traditionnellement « contreproductives » : le temps est long, le soin est difficile, complexe, la finalité est le rétablissement du patient dont une forte composante est irrationnelle, la valeur du travail est non marchande. Les agents hospitaliers, quelle que soit leur position dans l’établissement, composent avec ces valeurs d’hospitalité et de solidarité. C’est le service public par excellence. Toutefois, la financiarisation des établissements de santé a diffusé de nouvelles normes de comportements individuels en phase avec ce que vivent les agents lorsqu’ils sortent du sanctuaire hospitalier : préférence personnelle au détriment du groupe, priorité donnée à la progression salariale, individualisation des parcours, concurrence, relation instrumentale au patient et au collègue. L’autre n’est plus forcément vécu comme l’incarnation de la fragilité, de la veuve et l’orphelin. C’est, dans le discours, un produit au sens de ce qui rapporte une recette, que l’on peut optimiser, réduire, rendre anonyme, en effacer le visage en somme. Du moins le croit-on. L’autre est même devenu une menace et fait l’objet de formation pour le tenir à distance. Il est présenté comme violent, raciste, harceleur, pervers ou même victime. Pour les relations d’encadrement, c’est la même chose. Voilà pourquoi la pensée du Tiers chez Lévinas est importante pour réguler les face-à-face. Si l’appauvrissement de l’institution heurte également l’hôpital, le représentant du service public se doit d’être un médiateur de justice au quotidien. Je me répète souvent cette phrase de Lévinas, « le tiers c’est le début de la justice », notamment pour trancher un conflit entre deux personnes ou trouver une voie pragmatique lorsque deux visions d’opposent. Qui mieux que le fonctionnaire peut incarner le service à l’autre ? Car c’est celui dont la mission symbolique est de rappeler la valeur d’hospitalité, de désintéressement, presque de dénuement du service public pour le citoyen. Contrer les tendances au conflit, se faire le garant du dialogue et de la justice lorsque l’on est en position d’influer sur les directions d’une grande institution publique, voilà, je crois, l’un des devoirs des hauts fonctionnaires aujourd’hui.

Finalement, une de questions que j’essaie de résoudre avec Lévinas, c’est celle-ci : en tant que directeur, comment agir dans ma position ? Une des réponses qui me guide est le commentaire que Lévinas fait de la fable platonicienne de l’anneau de Gygès. Il est aisé de se séparer des autres en prenant de la hauteur. De voir sans être vu. Mais avant tout, « Gygès est la condition même de l’homme. La possibilité de l’injustice et de l’égoïsme radical, la possibilité d’accepter les règles du jeu. Mais de tricher »[3]. Cependant, la conscience d’une possibilité de domination ne va pas sans celle de la possibilité du don pour l’autre, pour le faire émerger de sa position, pour lui donner la parole alors que son visage est encore fermé. Cesser d’assigner l’autre, de le soumettre, pour mieux rendre justice.

 

  1. Vous parlez dans votre revue de la « fatigue de compassion »[4]. N’est-ce pas la limite de la pensée de Lévinas ?

L’expression est symptomatique. La notion de fatigue de la compassion (que l’on nomme aussi indistinctement « usure de compassion » ou « fatigue de l’empathie ») est issue de la psychologie moderne, notamment de l’observation des modes relationnels des intervenants en santé. En 1992, le terme anglais compassion fatigue apparaît pour la première fois et désigne le travail des infirmières aux urgences. La notion s’étend ensuite à d’autres secteurs : santé mentale, pédiatrie, gériatrie, soins palliatifs mais aussi assistance sociale, gestion des ressources humaines, etc. Aujourd’hui, elle commence à se diffuser dans un cadre d’analyse publique large.

En juin 2013, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) publie une étude intitulée « Les Français en quête de lien social » qui dresse un baromètre de la cohésion sociale. Le constat est sans appel : depuis le ralentissement économique de 2008, le mécanisme historique qui voyait la charité augmenter avec la crise est rompu : « La crise se prolonge, la pauvreté s’étend et, pour la première fois, l’importance accordée à la solidarité, la lutte contre les inégalités, s’amenuise». Les auteurs du rapport concluent à une fatigue de la compassion depuis 2010, expliquant que l’empathie des Français a tendance à diminuer, « probablement sous l’effet d’un certain défaitisme et un sentiment d’impuissance ». Il y aurait donc des conditions propres au développement de la compassion. Sur un plan collectif, ce sont des conditions socio-économiques et la période actuelle qui pousserait à la concurrence, au repli sur soi, au rejet de l’autre, à l’aune des valeurs égoïstes et de la difficile sécularisation de la charité. C’est une question fondamentale et très actuelle qui se pose : la compassion est-elle innée ou est-elle un capital relationnel dont le stock évolue au rythme des conditions économiques et s’effrite très vite au contact des autres ? C’est là où l’éthique de Lévinas est questionnée, cela est juste.

« L’acte le plus sublime est de mettre quelqu’un devant soi », écrivait le poète William Blake. Sublime, certes, mais fatiguant à la longue. Voilà ce que dessine en creux la mesure de la compassion. Il existe un risque de tomber dans la comptabilité d’une disposition traditionnellement considérée comme morale. Que nous dit la fatigue de la compassion ? Qu’aller vers l’autre est un effort difficilement tenable. Que l’individu est un point concentré sur lui-même, affairé à gérer en permanence son soi troublé par la modernité, et qu’on pourrait mesurer un stock (une charge) limite à partir duquel se porter vers l’autre est plus ou moins faisable. En somme, avant d’être altruiste, il faut pouvoir se le permettre. Charité bien ordonnée, commence par soi-même. Comme l’épuisement professionnel, la notion de fatigue de la compassion s’accompagne d’une batterie d’indicateurs pouvant mesurer son taux d’usure avec un programme de formation à la clé. Y aura-t-il un compte épargne compassion ? Des séminaires champêtres avec des animaux pour reprendre goût à la sensibilité ? Mais il semble que malgré les questionnaires d’autopositionnement, la fatigue s’apprécie individuellement, donc subsistera toujours un flou, lié au ressenti subjectif. Ira-t-on jusqu’à faire entrer cette nouvelle forme de maladie professionnelle en droit ? Pourra-t-on invoquer l’usure de compassion pour appuyer un droit d’alerte syndical?

Précisément, et en prenant un peu de recul, la fatigue de la compassion est-elle un symptôme de notre rapport à autrui en 2016 ? De notre hospitalité, de notre commisération ? Il semble que l’émergence d’une telle notion interroge la possibilité d’agir moralement envers l’autre, non par vocation, mais comme un effort supplément, un construit social, vécu comme une violence. Si la disposition morale d’être bon envers l’autre peut s’éprouver par vocation ou comme une seconde nature avec l’habitude, que penser de la mesure de l’empathie ? Il apparaît que l’époque moderne refroidit l’ardeur mise dans la relation à l’autre. Nous serions comme le philanthrope évoqué par Kant, dont le geste diminue avec les soucis personnels : « […] Mais supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, et qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux,[…] alors seulement son action a une véritable valeur morale»[5].
Ainsi, même si les conditions poussent irrémédiablement l’individu à ne pas se lier à l’autre, il existe une disposition morale supérieure qui permet à tous de s’arracher à l’insensibilité, à la torpeur, pour toujours porter secours à une autre personne que soi. Le risque contenu dans la fatigue de la compassion, c’est justement de se complaire à l’idée que chacun est déterminé par la société actuelle (donc victime) à ne pas agir dans un sens autre que le sien. Mais n’est-ce pas impossible d’être tout le temps à l’écoute des autres ? Kant ne passait pas son temps en réunion ou auprès des patients, nombreux, et parfois colériques. Que dire de Lévinas ? N’a-t-il pas le même idéal-type éthique que le philosophe allemand ? Si « nul n’est bon volontairement » comme il l’écrit dans Totalité et Infini, alors tout est réglé, cela devrait être naturel, non ? Pas besoin de se forcer, de faire le bien de sang-froid.

Chez Lévinas, on trouve un registre de l’obsession de l’autre, notamment dans Autrement qu’être ou au-delà de lessence : « l’exposition à autrui est désintér-essement – proximité, obsession par le prochain ; obsession malgré soi c’est-à-dire douleur »[6]. Comment aller vers cet autre s’il me dérange par essence ? L’autre se présent-il toujours comme fragile, veuve et orphelin ? que faire du dominateur ? du terroriste ? du meurtrier ? Je crois que Lévinas était conscient, qu’il faisait de l’autre un être menaçant et que l’autre est d’autant plus un obstacle aujourd’hui qu’il pose une limite à mon égoïste. Sa sollicitation me gêne. Mais la force de la pensée de Lévinas est précisément de poser l’autre comme une expérience qui m’échappe et s’adresse à moi, à bout portant. Oui souvent l’autre m’insupporte, notamment lorsque nous achevons notre journée. Mais il est là. Et il me questionne au-delà de toute détermination, de toute volonté consciente de s’en détourner. Je ne peux pas ne pas lui répondre car il me rend responsable de lui. Lévinas est ainsi une ressource pour comprendre comment agir avec l’autre à l’ endroit même où la société fabrique des dispositifs permettant de le nier, de l’éviter, de ne plus le voir. Mais l’autre surgit toujours. Force est de l’admettre. Alors, la fatigue de compassion n’est pas tant une question morale qu’une question d’organisation posée aux responsables publics qui diminuent le personnel soignant pour répondre à l’austérité budgétaire.

Et dans la société, comment aller vers ces autres, les autres autres, cette multitude innombrable, sans visage, qui frappe à la porte ?

 

  1. Justement, la question des migrants ne pose-t-elle pas elle aussi des limites à la philosophie de l’altérité ?

Si, et c’est selon moi la question actuelle la plus difficile adressée à la philosophie. Faut-il organiser un accueil sans réserve ? L’accueil est-ce assimiler l’autre dans le même, une domestication de l’autre à un régime commun ? Nous observons aujourd’hui un rapport allergique. Nous sommes déroutés malgré nous par les réfugiés. L’autre nous demande d’intervenir sur lui. Mais l’Europe doit-elle devenir un lieu d’hospitalité ? Ce prochain-là est-il mon semblable ? La République reconnait dans sa devise la fraternité, mais si nous sommes tous frères nous ne sommes pas jumeaux. La tentation est forte de dire : « je suis avec vous mais pas des vôtres ».

Freud posait déjà le problème en ces termes dans Malaise dans la civilisation : « Si j’aime un autre être, il doit le mériter à un titre quelconque. En revanche, s’il m’est inconnu, s’il ne m’attire par aucune qualité personnelle et n’a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m’est bien difficile d’avoir pour lui de l’affection. Non seulement cet étranger n’est en général pas digne d’amour, mais, pour être sincère, je dois reconnaître qu’il a plus souvent droit à mon hostilité et même à ma haine »[7]. La psychanalyse nous avertit de nos penchants qui ne sont pas qu’amour et il faut reconnaitre à Freud le mérite d’avoir porté la contradiction au commandement religieux.

Mais concrètement ? Lévinas n’était-il pas dans cette illusion ? Autrui qui me domine dans sa transcendance est aussi l’étranger envers qui je suis obligé. Etre un sujet c’est être responsable pour autrui. Mais dois-je culpabiliser de ne pas intervenir ? La figure de l’autre, n’est-ce pas une épure sans visage justement ? Difficile définition de l’autre, risque de l’assignation à une essence en fonction des catégories qui forme une figure, un positionnement dans l’espace public, un en-dehors de la frontière qui protège le lieu où je me sens en sécurité. L’autre n’est pas un exotisme ou un membre de l’espace Schengen. L’autre est une phénoménalité. L’autre déborde toute signification. Dès lors comment convoquer la pensée de Lévinas ? Est-ce une posture de principe ? Une finalité abstraite ? Doit-on mobiliser Lévinas comme programme politique ? Saurait-elle résoudre les questions auxquelles tous les partis politiques se heurtent ?

Je crois qu’il faut se garder d’utiliser la pensée de Lévinas pour en faire un commandement pratique, c’est pour moi la même interrogation que nous soumettons à Kant dans sa doctrine de la vertu. Il existe une juste distance entre amour et respect pour l’autre, attraction et répulsion. Il ne faut pas prendre la notion d’amour comme sentiment mais comme devoir pratique de bienveillance, à l’égard de tout autre même si il n’est pas digne d’amour. C’est notre devoir d’assistance devant la détresse. La pensée de Lévinas n’a pas l’autorité du commandement moral pratique de Kant, c’est avant tout d’une expérience de l’autre dont il est question. Notamment pour nous rappeler l’interpellation de la misère qui désarçonne notre conscience européenne. Mais même si l’éclairage de Lévinas peut orienter l’action vers l’hospitalité, c’est une responsabilité politique de justice qui est convoquée. Et les responsables publics ne peuvent s’en défaire.

 

  1. Vous opposez Nietzsche et Lévinas sur les questions de fin de vie et d’éthique médicale[8]. Faites-vous de Lévinas un recours contre le nihilisme contemporain ?

Effectivement lors de la révision des lois bioéthiques en 2010, j’avais pu croiser deux approches sur la question de la souffrance en fin de vie. C’était un peu un combat grotesque: le surhomme contre la veuve et l’orphelin ! Le philosophe pourfendeur de la culpabilité instillée par la religion, et l’éthicien qui finit par confondre responsabilité et culpabilité…Nietzsche écrivait de son côté[9] : « Mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre fièrement. La mort choisie librement, la mort en temps voulu, avec lucidité et d’un cœur joyeux, accomplie au milieu d’enfants et de témoins.». C’est une vision engageante de la fin de vie, concertée et qui s’opère sur la cime de la vie, avant la déchéance irrémédiable. Alors qu’une approche lévinassienne nous ordonne le commandement palliatif: « Le “Tu ne tueras point” est la première parole du visage. Or c’est un ordre. Il y a dès l’apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d’autrui est dénué, c’est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout»[10].

J’avais pu articuler ces deux visions avec les débats sempiternels sur la fin de vie. Il y avait un écho. Mais peut-on opposer Nietzsche et Lévinas sur la question du nihilisme contemporain ? Pas sûr. On pourrait penser que l’homme qui annonce la mort de Dieu trouverait une réponse inattendue dans la trace de l’infini, présence du Très Haut, dans le visage de l’autre. Que Lévinas peut répondre au nihilisme qui suit l’absence de transcendance, par une nouvelle transcendance à travers l’autre. Mais Nietzsche comme Lévinas s’oppose au nihilisme moderne. Pour moi, Lévinas est aussi un recours pour penser contre les valeurs qui font décliner la vie.

Et c’est contre les valeurs ascétiques contemporaines que les deux philosophes se retrouvent[11]. Nietzsche soulignait déjà les avantages recherchés de l’automatisation des gestes pour l’entreprise moderne et ses conséquences sur la subjectivité : « arriver à l’ « impersonnalité », à l’oubli de soi, à l’incuria sui ». Aujourd’hui, « l’éthique du travail » interroge l’éthique lévinassienne. Le manager, ascète éduqué, cherche cette forme particulière de sujet qui ne ressent pas les imperfections de l’espèce humaine et souhaite, au fond de lui, ne plus de soucier de la conduite de sa vie. Cet homme sans personnalité s’oublie, se néglige, n’a plus le souci de soi. Par bribes, il ne ressentira paradoxalement plus qu’une chose : la honte d’être un homme. Cette « honte prométhéenne » dont parle Günter Anders dans De L’obsolescence de l’homme, est une honte d’être né naturellement, faible et limité, honte de posséder une figure humaine face aux exigences formelles, face à cette nouvelle « transcendance noire », l’idéalisme chiffré et calculatoire qui impose à la vie des amputations inacceptables. A ce titre, la pensée de Lévinas a de beaux jours devant elle. Les valeurs contemporaines déclinistes diffusent une culture de gestion de soi qui s’oppose à la culture de la « curia sui », du soin pour soi et à travers cela, pour l’autre. Il faut se réapproprier une culture éthique contreproductive pour ne pas sombrer dans la « morale de production ». Lévinas nous invite à cela aujourd’hui : tenir tête, reprendre visage avec l’autre. Et par là, un nouveau pluralisme sera possible en politique.

 

[1] Alain Finkielkraut, La sagesse de l’amour, folio essais, 1988

[2] Frédéric Spinhirny, Eloge de la Dépense. Le corps politique comme métaphore, Editions Sens&Tonka, 2015

[3] Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Le livre de poche, essais, p188.

[4] Frédéric Spinhirny, La fatigue de compassion, l’hospitalité en question, Gestions Hospitalières, mai 2015, n° 546

[5] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.

[6] Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Le livre de poche, essais, p92.

[7] Freud, Malaise dans la civilisation, PUF

[8] Frédéric Spinhirny/Leila Chebbi, Lois bioéthiques 2010 : entre révision et blocage, Gestions Hospitalières, mars 2010, n° 494

[9] Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Flâneries inactuelles ». Chap.36 : « Morale pour médecins »

[10] Emmanuel Lévinas, Éthique et Infini

[11] Frédéric Spinhirny, Eloge de la Dépense, 3e partie La société malade de sa dépense, chap2 L’utilitarisme prend le dessus sur le désintéressement

Frédéric Spinhirny est actuellement directeur adjoint à l’Hôpital Universitaire Necker-Enfants Malades (Assistance Publique – Hôpitaux de Paris). Ancien élève-directeur d’hôpital à l’École des Hautes Études en Santé Publique, il est également diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’une licence de philosophie.